Le problème de l'enquête récemment clôturée de Robert Mueller sur une possible collusion de Trump avec la Russie, c'est qu'en près de deux ans, elle était devenue un business pour bon nombre de personnes, dont des fabricants de mugs, de t-shirts, de stickers et même de de bougies votives à l'effigie du conseiller spécial (!), et tout un assortiment de patrons de presse, de journalistes et experts de tous poils, de blogueurs, de youtubers, de membres de think tanks, etc. C'était certes un business uniquement fondé sur des spéculations, des rumeurs, des espoirs, des fake news, du sectarisme et des clins d'yeux entendus (tous les ingrédients du complotisme à la #NousSachons, pour ceux qui connaissent l'univers de Twitter), mais c'était un business florissant quand même - qui voit sa fin.
Bougies votives à l'effigie de Mueller
Cela pose trois questions : d'abord, vers quoi ceux qui en vivaient vont-ils se tourner pour leurs gains et les mordus qui les suivaient pour leurs doses quotidiennes de suspicion, de fantasmes sur de sombres manigances et de spéculations sur la « chute imminente » de Trump ? Ensuite, étant donné l'enthousiasme avec lequel les théories du complot médiatiques les plus capillotractées sur les supposées relations du président des USA avec la Russie - par exemple celle de la dite « pee tape » (la « vidéo pipi ») - ont été accueillies par le public anti-Trump, faut-il conclure que le complotisme fait partie de la nature humaine et que la lutte contre les fausses informations est condamnée d'avance ? Et enfin, quel est l'état d'équilibre mental actuel de ceux qui se sont laissés entraîner dans cette bulle paranoïaque pendant près de deux ans ? Ce genre de campagne d'influence de l'opinion n'a rien d'inoffensif : la paranoïa est une maladie psychiatrique grave, et incurable en l'état actuel de nos connaissances. Or, certaines porteurs latents peuvent décompenser à cause de ces suggestions, d'autant plus qu'elles sont validées par les plus « grands » médias, donc considérées comme sérieuses, étayées et véridiques. Autrement dit, la maladie peut se déclarer et ils peuvent basculer dans des états dont ne revient pas. Dans la conclusion d'une interview à Psychologies.com, la psychologue clinicienne Ariane Bilheran prévient :
Lorsqu'il est question de stabilité psychique, nous sommes tous extrêmement tributaires des circonstances extérieures. Le paranoïaque va décompenser à la faveur d'événements déstabilisants de la vie. S'il y a autant de paranoïaques aujourd'hui, c'est parce que nous vivons dans un système paranoïaque. Plus on délivre des messages politiques de propagande et de terreur, plus des gens décompensent. »
Les responsables de campagnes de propagande de ce genre comprennent-ils les dangers auxquels ils soumettent les populations en leur assénant des thèses déconnectés de la réalité à travers le rouleau-compresseur de campagnes médiatiques de masse ?
Par McKay Coppins
Paru sur The Atlantic sous le titre The Resistance Media Weren't Ready for This
C'est une période de grandes turbulences pour la Résistance, Inc.
L'industrie artisanale de la fétichisation de Robert Mueller s'effondre. Les théoriciens du complot sur la « collusion avec la Russie » se livrent à un « tweet-storming » frénétique, comme si leur vie ou leur gagne-pain en dépendait. Et dans toute l'Amérique de gauche libérale, les obsédés des infos du câble et les guerriers du clavier qui ont passé des années à attendre que les enquêteurs produisent une bombe d'une puissance suffisante pour mettre fin à la présidence de Trump sont ouvertement en deuil.
Nulle part ailleurs la conclusion en forme de douche froide à la Mueller-mania n'a été ressentie avec plus d'acuité que dans le complexe médiatique partisan qui sert la soi-disant résistance. J'ai écrit sur ce monde pour la première fois en 2017, quand une série de pages Facebook hyper-partisanes, de conspirateurs sur Twitter, de sites à clics et de podcasts gagnaient rapidement en popularité parmi les libéraux de gauche stressés de l'ère Trump.
Le paysage a changé depuis cette première tentative de cartographie de sa topographie. Mais alors que de nouveaux acteurs arrivaient sur la scène et que d'autres étaient dépassés, l'appétit pour des spéculations sans fondement, centrées sur Mueller - et la fiction du renversement imminent Trump qui en découlait - n'a jamais faibli. Ainsi, lorsque le procureur général William Barr a informé le Congrès, le week-end dernier, que le conseiller spécial Mueller fermait boutique sans avoir établi de collusion entre la campagne de Trump et le gouvernement russe, j'ai décidé de me renseigner sur l'état des médias de la résistance. Comment prenaient-ils la nouvelle - et qu'allaient-ils faire dorénavant sans leur doses quotidiennes de contenus à forte charge émotionnelle ?
Pour l'instant, au moins, il reste un fort contingent de fidèles du complot Trump-Russie déterminés à extraire jusqu'à la dernière goutte de jus de clic de l'histoire de Mueller avant qu'elle ne devienne rance. Parmi cette foule, la théorie la plus populaire du moment est que le résumé par William Barr du rapport Mueller - qui n'a pas été rendu public - fait partie d'une sinistre « opération de couverture » destinée à protéger le président.
Le site de gauche libérale TruthOut.org a dénoncé le résumé du procureur général comme « une nouvelle salve dans une campagne de désinformation qui a duré deux ans ». Other 98%, une page Facebook partisane qui compte plus de 6 millions d'adeptes, se demandait comment Barr avait pu lire le rapport en « moins de 48 heures » alors qu'il fait « des milliers de pages ». (La longueur du rapport est en fait inconnue.) Addicting Info, une autre page de gauche libérale largement suivie sur Facebook, a partagé un article avec un titre conçu pour continuer à alimenter l'engouement de ses followers : « Les Républicains retirent leur demande de transparence dans le rapport Mueller, pourrait signifier que Trump a de gros problèmes. »
Une part de ce scepticisme est compréhensible, bien sûr. Il est tout à fait possible - et même probable - que le rapport Mueller complet contienne des détails accablants jusque-là inconnus sur le président Donald Trump, qui ne sont pas reflétés dans le résumé relativement bref de Barr. Nous le saurons avec certitude si et quand le rapport sera rendu public. Mais si le procureur général en avait fait une interprétation hautement erronée, il aurait probablement été publiquement contesté par ceux qui sont au courant.
C'est pourquoi les producteurs de communication destinée à la résistance les plus avisés expérimentent de nouveaux angles créatifs. Occupy Democrats, par exemple, ont servi lundi à leurs 7 millions d'adeptes sur Facebook une vieille photo de Trump avec O. J. Simpson accompagnée d'un message sarcastique, « PARCE QUE NOUS SAVONS TOUS SI VOUS N'ÊTES PAS CONDAMNÉ, VOUS N'ÊTES PAS COUPABLE ». [NdT: En 1995, au terme d'un procès télévisé à haute tension, O.J. Simpson avait été exonéré du double meurtre de son ex-femme et du nouveau compagnon de celle-ci. Le problème étant qu'indéniablement, il était coupable.]
Sur Twitter, pendant ce temps, certains des complotistes les plus prolifiques sur la collusionTrump-Russie se sont occupés cette semaine à rassurer leurs lecteurs sur leur version selon laquelle le président et son équipe sont toujours en grave danger juridique, comme ils l'avaient promis.
Eric Garland, le consultant d'entreprises célèbre pour un appel à la théorie des jeux, a laissé entendre que de nouvelles révélations de crimes perpétrés à très haut niveau sont imminentes, en soulignant l'existence d'actes d'accusation scellés à Washington et en Virginie comme preuves. (Le résumé de Barr indique que Mueller n'a pas « obtenu d'actes d'accusation scellés qui n'aient pas encore été rendus publics »).
Seth Abramson, un professeur de l'Université du New Hampshire qui a attiré plus de 600 000 adeptes sur Twitter avec des analyses juridiques haletantes et des prédictions catégoriques telles que « Bob Mueller chassera Trump et Pence jusqu'au bout du monde pour obtenir une destitution et des condamnations », ne semble pas avoir été découragé par les informations du week-end. Il a passé ces derniers jours à produire de longs et complexes fils Twitter, à faire la promotion de son livre Proof of Conspiracy (La Preuve d'un complot) et à rediriger les fans sur son interview dans Playboy. « L'enquête Mueller n'est pas quelque chose qui se conclura de la manière dont nous pensons que les enquêtes se concluent », a-t-il obligeamment expliqué à Politico magazine. « Elle se transformera, tout simplement. »
La complotiste la plus célèbre de la fièvre des marécages de la gauche libérale, Louise Mensch, s'est montrée tout aussi impénitente. Ancien membre conservateur du Parlement britannique, Mensch a construit une base de fans libéraux de gauche en Amérique en offrant un simulacre d'accès à des informations secrètes et explosives sur Trump et son équipe. Après avoir brièvement flirté avec la respectabilité, notamment en publiant un article d'opinion dans le New York Times, elle s'est retirée dans la marginalité avec une frange étroite mais loyale d'adeptes accrochés à chacun de ses tweets. Parmi ses plus grands succès au fil des ans, mentionnons une info exclusive publiée en 2017 selon laquelle Steve Bannon avait été arrêté pour espionnage, avec sa condamnation à la peine de mort « en cours d'examen ». (Au moment où les présentes lignes sont écrites, Bannon est toujours en vie.) [NdT : Louise Mensch est un cas particulier. Elle a elle-même écrit un article dans lequel elle dit souffrir de troubles mentaux graves à la suite d'abus de drogues dures dans sa jeunesse. Mais, si son délire paranoïaque est explicable et excusable, que penser des 288 000 followers qui prennent au sérieux chacun de ses tweets ?]
Après la publication du résumé de Barr, Mensch a tweeté : « Je ne remets en cause aucune de mes informations. Je crois mes sources. » Dans un post subséquent sur son blog, Patribotics, elle posait « Et si la lettre de notification de Bill Barr résumant le rapport Mueller n'était pas une nouvelle terrible pour l'Amérique, mais était au contraire une nouvelle brillante, glorieuse et excitante ? » (son argumentation semble reposer sur une combinaison d'illusions et de lecture entre les lignes).
[NdT : Mensch semble penser que l'énoncé du résumé de Barr, dans ce qu'il dit comme dans ce qu'il ne dit pas, suggère que divers éléments de l'enquête Mueller auraient été envoyés à des procureurs à des fins de poursuites judiciaires ultérieures.]
D'autres personnalités des médias de résistance se sont emparées de l'échec de Mueller à établir la collusion comme preuve que des forces obscures de corruption et d'oppression sont à l'œuvre.
Prenons l'exemple de Sarah Kendzior, une universitaire et commentatrice généralement perçue comme plus normale que des gens comme Mensch (mais qui a néanmoins laissé entendre un jour que le sénateur Lindsey Graham était victime d'un chantage de la Russie). Après la publication du résumé de Barr, Kendzior a tweeté une capture d'écran de messages privés directs, écrits en janvier dernier, où elle exposait son scepticisme à l'égard de l'enquête Mueller. La nation, écrivait-elle, a été prise en otage par « un syndicat du crime transnational qui comprend un agent russe, le président des USA à la Maison-Blanche » - et le conseiller spécial Mueller n'était pas à la hauteur de la tâche. « Ce n'est pas une vraie enquête, » concluait-elle, « et je ne suis pas sûre qu'elle l'ait jamais été... La tactique était de jouer la montre et de consolider le pouvoir pendant que Mueller avançait lentement et laborieusement. »
Andrea Chalupa, qui coanime un podcast avec Kendzior appelé Gaslit Nation, a adopté un ton similaire sur Twitter. « Rien de tout cela ne devrait être une surprise », a-t-elle écrit. « Nos institutions ont manqué à tous leurs devoirs envers nous. »
Pour des raisons de communication politique, il est manifestement utile de faire de la fin de l'enquête de Mueller un nouveau nadir symptomatique du glissement de l'Amérique vers l'autocratie. C'est une sorte d'alchimie qui permet au public de gauche libérale de transformer sa déception en indignation - et ne l'oblige pas à abandonner la noirceur de sa vision du régime Trump.
Cela ouvre également la possibilité de nouvelles histoires passionnantes. Leah McElrath, écrivain et militante libérale, a avancé dimanche soir que les Républicains allaient utiliser désormais les enquêtes du « canular » de la collusion avec la Russie pour envoyer Hillary Clinton en prison. « Ils veulent VRAIMENT qu'elle aille en prison », a-t-elle tweeté.
Tel est le fardeau de cette sorte de stars des médias de la résistance aujourd'hui. Après des années de ralliement d'adeptes, de retweets et de demandes de dons en ligne soutenus par des spéculations fiévreuses sur l'enquête de Mueller, ils font face à la mort de leur poule aux œufs d'or - et ils sont à la recherche de leur prochaine occasion de la ressusciter.
Bien sûr, tout le monde dans l'univers médiatique de centre gauche n'a pas accueilli la nouvelle de Mueller avec un tel concert de pleurs et de grincements de dents. Pendant des années, des gauchistes comme Glenn Greenwald, de l'Intercept, ont accusé les Démocrates d'inventer des théories du complot sur la Russie pour couvrir les échecs de la gauche libérale clintonienne en 2016. En clamant aujourd'hui haut et fort qu'ils avaient eu raison depuis le début, Greenwald et ses pareils triomphent de concert avec les trumpistes #MAGA.
« Je suis sincèrement désolé pour vous, si vous avez passé les trois dernières années à croire à une fable partisane et totalement stupide tirée d'un roman de jeunesse de Tom Clancy, et si vous en avez fait le centre de votre vision du monde », a écrit Greenwald, qui n'avait pas l'air désolé du tout, sur Twitter. « Je comprends qu'il soit bouleversant & déstabilisant que cela se soit révélé un canular. Faites votre introspection. »
Mais quelques membres au moins des médias de la résistance sont restés lucides sur les réalités politiques de l'enquête. Les co-animateurs du podcast de gauche libérale Pod Save America ont couvert l'actualité des rumeurs sur la Russie au fil des ans. Mais ils ont aussi averti à maintes reprises leurs auditeurs que le véritable changement ne pourrait se faire que par un activisme acharné.
Combien de fois avez-vous crié dans le micro : « Bob Mueller ne nous sauvera pas ? » a demandé Jon Favreau, ancien rédacteur de discours attaché à la Maison-Blanche d'Obama, à son coanimateur Jon Lovett dans le podcast de dimanche dernier. « Ça fait quelque chose comme deux ans qu'on le répète, putain. »
« Et nous l'avons fait parce que nous voulions pouvoir le dire aujourd'hui », a martelé Lovett. « Nous étions prêts. »
Traduction et note d'introduction Entelekheia
Photo Pete Linforth/ Pixabay