28/09/2021 mondialisation.ca  15 min #195750

L'alliance trouble de l'agro-industrie et de la grande finance est tout sauf « verte »

Par  Grain

En matière de gros pollueurs, peu d'entreprises du secteur de l'agro-industrie peuvent rivaliser avec les géants de la culture du soja au Brésil. Au nombre de leurs crimes contre l'environnement figurent les accaparements de terres, la pollution par les pesticides et la destruction de millions d'hectares de forêts riches en biodiversité.[1] Pourtant, les barons brésiliens du soja n'ont jamais agi seuls. Depuis le moment où ils ont commencé à raser l'Amazonie et le Cerrado dans les années 1980, ils ont reçu d'importants financements des fonds de pension étrangers, des banques et la plupart des autres capitaines de la finance mondiale.

Les entreprises brésiliennes de culture du soja continuent de dépendre de cet argent étranger pour faire tourner leurs tronçonneuses, mais il devient plus difficile de l'obtenir. Le secteur brésilien du soja fait l'objet d'une surveillance internationale croissante, et les sociétés financières étrangères doivent se soucier de leur réputation. Les entreprises brésiliennes de soja et leurs bailleurs de fonds recherchent donc une solution - une solution qui leur permettrait de maintenir les flux de capitaux et de soja, tout en se lavant les mains de la destruction environnementale et sociale qu'ils génèrent. C'est là qu'intervient le nouveau monde de la finance verte, qui prétend soutenir des investissements sur la base de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).

Déforestation, État du Rondônia, Brésil, 5 août 2016. Crédit photo : Planet Labs -  Wikimedia Commons

En janvier dernier, Amaggi, la société peut-être la plus associée au boom du soja au Brésil, a lancé une obligation verte de 750 millions de dollars sur les marchés internationaux afin de lever des fonds pour son achat de soja certifié et de projets énergétiques alternatifs.[2] Amaggi appartient à Blairo Maggi, le célèbre « roi du soja » du Brésil et lauréat du Golden Chainsaw Award (« Premier prix de la tronçonneuse »). Pendant son mandat de gouverneur de l'État brésilien du Mato Grosso et de ministre fédéral de l'Agriculture, B. Maggi a supervisé et encouragé une énorme expansion de la production de soja dans le Cerrado, une région riche en biodiversité. B. Maggi a prononcé ces mots célèbres au New York Times : « Pour moi, une augmentation de 40 % de la déforestation ne veut rien dire du tout, et je ne ressens pas la moindre culpabilité pour ce que nous faisons ici. »[3]

AMAGGI. Photo : World Kings

Juste avant l'obligation verte d'Amaggi, le plus grand producteur de soja du Brésil, SLC Agrícola, a émis sa propre obligation verte de 95 millions de dollars pour ce qu'il appelle « l'agriculture régénérative ». Les exploitations de SLC couvrent 460 000 hectares de terres, principalement dans le Cerrado, où l'entreprise a déboisé au moins 30 000 hectares de végétation indigène et où elle a été condamnée à plusieurs amendes par l'agence fédérale de l'environnement du Brésil pour ses activités. 4 La société a déclaré qu'elle avait l'intention d'utiliser le produit de l'émission de son obligation verte pour acheter de nouveaux tracteurs économes en carburant, des « engrais verts » et diverses technologies numériques pour réduire son empreinte carbone.[5] Malgré les antécédents douteux de la société, les acheteurs d'obligations devront faire confiance à SLC pour calculer ses réductions d'émissions et à une société privée engagée par SLC pour les certifier.[6] C'est un peu comme si Shell Oil émettait une « obligation verte » pour acheter des voiles pour ses pétroliers.

ENCADRÉ. Les obligations vertes, c'est quoi ?

Les obligations sont similaires à des emprunts. Elles sont utilisées par les entreprises ou les gouvernements pour lever des fonds pour leurs activités. Une entreprise utilise une obligation pour lever une somme définie auprès d'investisseurs financiers. L'obligation précise le montant à réunir, quand l'argent doit être remboursé et les intérêts que l'entreprise doit payer aux détenteurs de l'obligation. Normalement, les entreprises utilisent des obligations pour lever des fonds, car elles peuvent rembourser les fonds sur une période plus longue et à un taux d'intérêt plus bas qu'avec un prêt bancaire.

Les émissions d'obligations vertes sont censées permettre le financement d'activités présentant des avantages environnementaux, telles que la régénération et la conservation des forêts, l'efficacité énergétique et les énergies renouvelables, la séquestration et le stockage des émissions de gaz à effet de serre, la gestion durable des déchets ou la conservation des ressources en eau. Lorsqu'une entreprise émet une obligation verte, elle doit faire appel à une société spécialisée pour certifier que les activités financées par l'obligation répondent aux normes du marché international des obligations vertes et que les fonds recueillis sont utilisés uniquement pour les activités déclarées. Si une entreprise ne se conforme pas à ces normes, l'obligation cesse d'être une obligation verte et devient simplement une obligation traditionnelle, ce qui peut générer une augmentation des taux d'intérêt en faveur du détenteur de l'obligation.

Les obligations vertes font partie d'une catégorie plus large d'obligations appelées obligations thématiques. Tandis que les obligations vertes financent des projets environnementaux, les obligations sociales financent des initiatives à bénéfices sociaux dans les domaines de la santé, de l'éducation, de l'égalité des sexes, du logement, etc. Les obligations durables, quant à elles, financent des projets offrant une combinaison d'avantages environnementaux et sociaux. Depuis peu, les émetteurs qui n'ont pas de projet en cours à soutenir, mais qui se sont engagés par rapport à un futur objectif de développement durable volontaire, peuvent également émettre des obligations de transition ou liées au développement durable (SLB), qui ne nécessitent pas que les fonds soient liés à un projet précis, ouvrant ainsi un peu plus la voie à des pratiques de greenwashing.

Grande finance, gros greenwashing

Les entreprises de soja au Brésil ne sont pas les seules coupables. 7 Partout dans le monde, les acteurs les plus célèbres de l'expansion de l'agriculture industrielle se tournent vers la « finance verte » pour lever des fonds. Parmi eux figurent des sociétés de plantation de palmiers à huile, des géants de la pisciculture, des papetiers, des géants de la viande et des produits laitiers, des producteurs de pesticides et des négociants en matières premières (voir tableau 1). L'agro-industrie est l'un des secteurs qui connaissent la croissance la plus rapide sur le marché mondial des instruments de financement dits thématiques - verts, sociaux ou durables. La valeur totale des obligations vertes dédiées à l'agriculture et au foncier, par exemple, a bondi de 59 % entre 2019 et 2020. [8]

Bien que le marché de la « finance verte » soit encore relativement restreint - il ne représente que 1 700 milliards de dollars sur un total d'actifs financiers mondiaux de 118 000 milliards de dollars - il se développe rapidement (voir graphique 1). La  demande pour les récentes « obligations sociales » de l'Union européenne, d'un montant de 20 milliards  d'euros  , a été 14 fois supérieure à l'offre, ce qui signifie que l'UE aurait pu lever 233 milliards d'euros, ce qui en aurait fait la plus grosse vente de titres de la dette publique de l'histoire du bloc européen. Dans les pays dits émergents, la Banque mondiale estime que le marché des obligations vertes atteindra 100 milliards de dollars d'ici trois ans et 10 000 milliards de dollars d'ici 2030.[9] Une grande partie de cette somme est en voie d'être consacrée à l'agro-industrie.

Cette forte hausse de la demande de « financement vert » émane en grande partie des grands investisseurs institutionnels et notamment des fonds de pension.[10] Ils sont, pour une part, légitimement soucieux de ne pas investir dans des industries polluantes qui sont en contradiction avec les engagements internationaux et nationaux de réduction des gaz à effet de serre ou de protection de la biodiversité. Mais, plus fondamentalement, leur intérêt pour la finance verte vise à savoir comment celle-ci peut être utilisée pour maintenir leur contrôle sur l'offre monétaire.

Modifier les politiques publiques pour maximiser les profits des entreprises

La grande finance s'inquiète du soutien croissant à la réglementation de ses investissements, ainsi qu'au contrôle public du financement et de la mise en œuvre des infrastructures et des services sociaux nécessaires pour faire face aux multiples crises actuelles, qu'il s'agisse du changement climatique ou de la Covid-19. La finance verte offre aux sociétés financières un moyen de montrer qu'elles peuvent être dignes de confiance pour superviser et réaliser des investissements « verts » et « socialement responsables », et qu'il n'est pas nécessaire d'adopter des lois ou des réglementations qui pénalisent et limitent leurs prêts aux entreprises polluantes. Elle leur permet également de s'assurer qu'elles ne seront pas évincées des programmes publics. La finance verte leur permet de garder le contrôle sur les flux de financement, de sorte qu'elles peuvent continuer à soutirer des milliards de dollars en honoraires et autres charges.

Le PDG de Syngenta, J. Erik Fyrwald, et Sally Jewel (membre du conseil d'administration mondial de TNC et également membre du conseil d'administration de COSTCO Wholesale) discutent d'une collaboration pour une agriculture plus durable lors du Bloomberg Sustainable Business Summit. Photo : Syngenta

Mais les grandes sociétés financières veulent que le public assume les risques de leurs initiatives. La finance verte a beau être promue par des sociétés financières privées, elle dépend fortement des gouvernements. Seuls les gouvernements peuvent créer la demande en mettant en œuvre des lois et des politiques qui obligent les entreprises à faire des investissements « verts », souvent sous la forme de taxes carbone qui sont répercutées sur les consommateurs et qui pénalisent de manière disproportionnée les plus pauvres. Les gouvernements génèrent également une demande par le biais de partenariats public-privé (PPP) dans les infrastructures, les services sociaux et d'autres projets. Les sociétés financières adorent les PPP parce que leurs retours sur investissements sont garantis ou parce que les gouvernements leur permettent de réduire le risque.[11] Pour le public, cependant, les PPP se traduisent par le fait que les services publics essentiels et les infrastructures finissent par être organisés pour répondre aux exigences de profit des sociétés financières, plutôt qu'aux divers besoins fondamentaux de la population.

En ce qui concerne la composante « fondée sur la nature » de la finance verte, en rapide évolution, les gouvernements sont nécessaires pour la marchandisation ou la privatisation des terres et des ressources naturelles que les entreprises peuvent utiliser pour vendre des crédits carbone et des projets « verts » afin d'accéder à la finance verte. L'attrait de la finance verte a déjà incité certains gouvernements qui supervisent les principales zones d'expansion de l'agro-industrie à mettre en œuvre des réformes foncières et environnementales qui facilitent la transformation des terres et des « services environnementaux » en actifs financiers.[12] C'est le cas en Colombie où un programme national appelé « Zones d'investissement pour le développement rural, économique et social » (ZIDRE) vise à attribuer 7 millions d'hectares de terres agricoles à des entreprises agro-industrielles.

Le gouvernement brésilien a récemment introduit une législation qui, simultanément, privatise de vastes étendues de terres publiques et permet à l'agro-industrie d'émettre des obligations sur les marchés financiers en utilisant des terres rurales comme garantie. Les obligations peuvent être émises en devises étrangères et peuvent être achetées par des sociétés ou des particuliers étrangers. Avec la création de fonds d'investissement spécifiques aux filières agro-industrielles (appelées Fiagro), les investisseurs étrangers peuvent acheter ces obligations agro-industrielles - qui peuvent avoir des terres ou services environnementaux comme « ballast » - et ont la possibilité d'échapper aux restrictions sur la propriété étrangère des terres agricoles brésiliennes.[13] Un système similaire a été mis en place en Argentine lors de sa crise de la dette dans les années 2000, avec de profondes répercussions. Aujourd'hui, 208 fonds d'investissement détiennent 235 000 hectares de terres agricoles en Argentine via l'émission de 800 millions de dollars d'obligations agro-industrielles.[14]

Au-delà de la réduction des risques, une grande partie du « financement » réel de la finance verte repose également directement sur le secteur public, et non sur le privé. Jusqu'à présent, la grande majorité des obligations vertes ont été émises par des banques publiques et des entités soutenues par le gouvernement, comme la Société du Grand Paris, qui est responsable du réseau de transports publics de Paris, et des banques de développement comme la Banque mondiale ou la KfW allemande. [15]Les gouvernements eux-mêmes émettent de plus en plus d'obligations vertes. La valeur de ces obligations vertes souveraines a augmenté de 37 % en 2020, la plupart des fonds étant destinés à financer des infrastructures de transport. En octobre 2020, la Commission européenne a annoncé qu'elle émettrait 225 milliards d'euros sur ses 750 milliards d'euros de dette liée au plan de relance (respectivement 265,87 milliards de dollars et 886,23 milliards de dollars) sous forme d'obligations vertes, soit plus que la valeur totale de toutes les obligations vertes émises dans le monde en 2019. [16] On observe également une augmentation exponentielle des obligations dites « sociales » émises par les banques multilatérales et les gouvernements des pays en développement pour financer les mesures Covid-19 (appelées « obligations pandémiques »).[17] Les obligations souveraines durables, qui ont à la fois des aspects « verts » et « sociaux », ont connu une hausse de plus de 1000 % en 2020.

ENCADRÉ. Échanges dette-nature

Dans son nouveau dispositif de relance économique verte, l'Union européenne envisage d'augmenter les taxes sur les importations à fort impact environnemental. Il s'agit d'imposer des barrières non tarifaires aux matières premières dont les émissions n'ont pas été « neutralisées » dans leur pays d'origine. Cela accélérerait la demande de « solutions » agro-industrielles par les principaux pays producteurs de matières premières agricoles pour accéder aux marchés et à la finance verte.

En revanche, les pays et marchés émergents, en proie à une grave crise économique et à une augmentation spectaculaire de leur taux d'endettement, ne disposent pas des fonds pour financer cette dynamique verte dans leurs économies ou pour payer des taxes supplémentaires sur la pollution. Les obligations souveraines vertes liées aux objectifs de biodiversité et d'émissions de carbone prennent actuellement de l'importance dans les négociations sur la dette de ces pays. La Banque mondiale et le FMI entendent apporter une proposition concrète au Sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires (23 septembre 2021) pour l'émission d'obligations souveraines vertes afin de mobiliser des ressources à un moment de forte demande d'actifs environnementaux de la part des investisseurs. Lors de ce prochain Sommet, par l'intermédiaire du Conseil agricole du Sud (CAS), l'Argentine, le Brésil, le Chili, le Paraguay et l'Uruguay entendent également adopter une position commune sur les services environnementaux fournis par les systèmes agricoles et agroforestiers d'Amérique latine et des Caraïbes, qui abritent la moitié des forêts et de la biodiversité mondiales.

Pour y parvenir, ces pays s'emploient à définir la valeur et les règles de mise en place des marchés de crédits carbone, mais aussi d'autres services écosystémiques tels que la régulation de l'eau et le maintien de la biodiversité. [18]

Les échanges dette-nature consistent à diminuer le coût du service de la dette des pays qui atteignent les objectifs de développement durable de l'agenda 2030, soit en payant moins d'intérêts, soit avec des crédits carbone ou des crédits biodiversité. Selon la Climate Bond Initiative, les émissions d'obligations souveraines thématiques ont grimpé en flèche, atteignant 97,7 milliards de dollars fin 2020, avec 22 pays émetteurs.

Même l'achat d'obligations vertes pourrait sans doute être qualifié de public. Les plus gros acheteurs d'obligations vertes sont, outre les banques de développement, des investisseurs institutionnels tels que les fonds de pension et les gestionnaires d'actifs comme BlackRock. La plupart des fonds qu'ils gèrent sont constitués de l'épargne-retraite des travailleurs, qui représente aujourd'hui plus de 50 000 milliards de dollars. Il s'agit fondamentalement de l'argent des citoyens, à partir duquel les sociétés financières font fortune en prélevant des commissions.

En 2018, la Société financière internationale (SFI) de la Banque mondiale et le plus grand gestionnaire de fonds d'investissement d'Europe, Amundi, ont lancé un fonds de 2 milliards de dollars pour investir dans les obligations vertes des marchés émergents. Jusqu'à présent, les acheteurs ont été presque en totalité des banques de développement comme la SFI, le français Proparco, la Banque européenne d'investissement et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, ainsi que des fonds de pension publics, comme le régime de retraite complémentaire de la fonction publique française (ERAFP) et les fonds de pension suédois Alecta, AP3 et AP4.[19]

Dans une moindre mesure, les entreprises commencent à émettre leurs propres obligations thématiques, mais avec des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance plus flexibles. Parmi les principales obligations vertes émises par des multinationales au cours des deux dernières années figurent celles des géants pharmaceutiques Pfizer (1,3 milliard de dollars) et Novartis (5,8 milliards de dollars), une obligation d'Alphabet (la société holding de Google) et une obligation de  1 milliard  de dollars d'Amazon visant à financer des projets génériques qui « font avancer l'Homme et la planète ».[20] En 2021,  Kellogg's est devenue la première société d'aliments transformés à émettre une obligation durable (363 millions de dollars) pour « répondre aux enjeux interdépendants du bien-être, de la lutte contre la faim et de la résilience climatique, notamment pour des projets d'où provient la matière première de votre entreprise, l'utilisation des terres et les ressources naturelles, comme la gestion de l'eau. »[21]

La question clé est de savoir ce qui fait réellement qu'un investissement est « vert » ? Une entreprise polluante comme Amaggi ou Shell peut lever des fonds verts pour certains segments de ses activités dans lesquels elle peut mettre en place des énergies alternatives, tout en continuant à appliquer des pratiques commerciales globales qui contribuent massivement à la crise climatique et à d'autres catastrophes environnementales. De plus, les contrôleurs de ce système fragile ne sont pas des acteurs neutres, mais sont en grande partie des entreprises privées basées en Europe, comme Sustainalytics, qui ont besoin des obligations vertes pour se maintenir à flot.[22]

Illustration de Boy Dominguez

 mondialisation.ca

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