30/06/2022 les-crises.fr  9 min #211182

Dans la France d'Emmanuel Macron, même les diplomates font grève contre les coupes budgétaires

Emmanuel Macron s'est servi de la guerre en Ukraine pour renforcer sa crédibilité comme homme d'État mondial. Pourtant, la grève du corps diplomatique, la semaine dernière, montre comment ses recettes néolibérales ont vidé l'État français de sa substance.

Source :  Jacobin Mag, Harrison Stetler
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

La réforme du ministère des Affaires étrangères fait partie d'un désaccord plus large entre des segments de la haute fonction publique et le gouvernement d'Emmanuel Macron. (Antoine Gyori / Corbis via Getty Images)

La manifestation du 2 juin à Paris portait tous les signes habituels d'une action ouvrière française, avec un représentant syndical revêtant le maillot à mailles rouges de la Confédération générale du travail (CGT) et des pancartes en carton appelant à défendre les services publics. Mais la mobilisation, l'une des premières du second mandat d'Emmanuel Macron, est venue d'une source surprenante : le corps diplomatique français. Sur l'esplanade gazonnée située entre le musée militaire des Invalides et le siège de l'administration diplomatique, le Quai d'Orsay, au cœur d'un quartier qui regorge d'ambassades étrangères et d'appartements de luxe, le rassemblement de plusieurs centaines de travailleurs du ministère des Affaires étrangères offrait un spectacle exceptionnel.

Première au ministère depuis 2003, la grève d'une journée du 2 juin était une action commune entre le siège parisien et le réseau mondial des consulats et ambassades de France - le troisième plus grand réseau diplomatique au monde, après ceux des États-Unis et de la Chine. Selon les organisateurs, près d'un millier de fonctionnaires ministériels, tant contractuels que statutaires, ont participé à ce débrayage, auquel se sont joints également une trentaine de généraux consulaires et d'ambassadeurs.

Les diplomates protestent contre une série de changements apportés à la haute fonction publique française, dans le cadre d'une réforme plus large dont le coup d'envoi a été donné au cours du premier mandat de Macron par une loi élaborée en 2019. Cette loi a provoqué des protestations et des mouvements de grève ailleurs dans l'État français (comme lors de la grève des travailleurs municipaux au printemps dernier). Ce nouveau mouvement, relayé sur Twitter par le slogan #diplo2métier, s'oppose à la suppression du statut spécifique des diplomates français, appelés à être fondus dans un vivier commun de fonctionnaires de la haute fonction publique. Cela ouvrira la voie, craignent les diplomates en grève, à « l'interchangeabilité » des fonctionnaires entre les ministères et les services de l'État.

« La diplomatie est une réelle profession », affirme Olivier da Silva, porte-parole de l'alliance intersyndicale et ancien ambassadeur au Cap-Vert, qui a plus de trente ans d'expérience dans le corps diplomatique.

« Ce n'est pas quelque chose que vous pouvez exercer de temps en temps. Ce que dit la réforme, c'est que vous irez travailler dans d'autres ministères, sans savoir si vous reviendrez aux affaires étrangères. Il y a un sentiment de dépossession. Cela ne veut pas dire que cette profession nous appartient. On ne naît pas diplomate ou consul, on le devient au fil des expériences et des recrutements.»

L'un des arguments du gouvernement pour cette réforme est la volonté de briser les barrières qui sépareraient les autres ministères du Quai d'Orsay - entendre, dans le langage politique français, le ministère des Affaires étrangères. « Nous ne sommes pas hostiles aux autres administrations, ni aux fonctionnaires qui viennent d'autres ministères », rétorque un diplomate qui s'est confié à Jacobin sous couvert d'anonymat, racontant avoir travaillé à l'ambassade de France en Inde aux côtés des divers attachés d'autres administrations. « Je ne veux pas devenir attaché agricole, et elle ne voudrait pas non plus prendre mon poste. Nous avons besoin qu'ils fassent leur travail, tout comme ils ont besoin que nous fassions le nôtre. »

Mais il ne s'agit pas seulement de carrières bouleversées pour ces fonctionnaires, qui sont également abasourdis par le projet de démanteler un service diplomatique professionnel à un moment de profonde instabilité mondiale. « Nous sommes inquiets de la fragilité croissante de notre offre diplomatique », explique Da Silva à Jacobin. « Au moment où c'est de nouveau la guerre en Europe, où il y a des crises un peu partout, et où les grandes puissances, et leurs appétits, sont de retour, sur fond de redécoupage de la mondialisation ! Non seulement ce n'est pas le bon moment pour s'occuper de ça, mais c'est peut-être le pire ! »

Des coupes à long terme

Ce sont là les causes immédiates de la grève du 2 juin, mais le mouvement est venu cristalliser un mécontentement persistant face à une réduction depuis des décennies des moyens et des financements alloués au Quai d'Orsay. « Ce mouvement social, lit-on dans le communiqué intersyndical du ministère, publié le jour de la grève, est le résultat d'un profond malaise partagé par nos agents de toutes catégories et de tous statuts résultant de la succession des réformes, de la réduction massive des moyens humains et financiers, des inégalités de traitement entre personnes exerçant les mêmes métiers et des risques pesant sur notre statut professionnel résultant de la fin du corps diplomatique. »

Au cours des dix dernières années, le ministère a perdu quelque 30 % de ses employés, les diplomates présents au rassemblement du 2 juin comparant les ressources et les effectifs réduits à ceux dont disposent d'autres délégations étrangères. La diminution des effectifs des ambassades et des consulats s'est également accompagnée d'un recours croissant à des contractuels de courte durée, qui se sont également mobilisés le 2 juin, même si la réforme spécifique vise essentiellement quelque huit cents fonctionnaires du ministère ayant le statut de hauts fonctionnaires.

Les diplomates demandent la tenue d'une convention ministérielle pour discuter des problèmes plus généraux du ministère des Affaires étrangères et trouver un accord mutuel sur l'application de la réforme de la fonction publique. Cette « goutte d'eau qui fait déborder le vase » d'une longue série de griefs risque de compromettre l'arrivée au pouvoir du nouveau ministre des Affaires étrangères, la diplomate de carrière Catherine Colonna, qui a accepté de rencontrer les représentants du mouvement le 7 juin. Le prédécesseur de Mme Colonna, Jean-Yves Le Drian, avait émis des critiques prudentes quant à l'application de la réforme au corps diplomatique.

Au-delà d'une suspension de l'application du paquet réforme, ces négociations doivent être l'occasion d'un dialogue franc sur les priorités ministérielles, selon le représentant syndical CGT Alain Maestroni. « Où allons-nous ? Quel type de diplomatie la France doit-elle avoir dans le monde ? Quels moyens et quelles ressources sommes-nous prêts à y consacrer ? »

Un service public

Le Quai d'Orsay a sans doute ses spécificités. Mais à l'opposé de l'image compassée du ministère des Affaires étrangères, et des clichés qui en font une chasse gardée des aristocrates, les diplomates grévistes inscrivent leur mobilisation dans le contexte plus large du recul des services publics. « Il est vrai que les problèmes à l'origine de ce mouvement sont spécifiques au ministère des Affaires étrangères », dit Maestroni, mais

« La notion de service public est centrale. Le ministère ne fait pas que de la diplomatie. C'est aussi un service public rendu aux 2 millions de Français qui vivent à l'étranger, où nous assurons tous les services qu'une mairie ou une préfecture assure en France : le traitement des passeports, l'état civil, la délivrance des aides sociales et des bourses scolaires, l'assistance aux Français en danger, les évacuations sanitaires. »

La réforme du Quai d'Orsay fait partie d'un désaccord plus large entre des segments de la haute fonction publique et le gouvernement de Macron. Si les contacts avec ces autres poches de mécontentement sont encore limités, il existe une lassitude commune face à la volonté du président de redessiner les hiérarchies, les protocoles et les parcours professionnels au sein de l'État français. En avril 2021, par exemple, le gouvernement de Macron a annoncé la fermeture de la célèbre École nationale d'administration (ENA), qui a été remplacée en janvier dernier par le nouvel Institut du service public, homogénéisant ainsi la formation reçue dans la haute fonction publique. Le 2 juin, la promotion actuelle de l'école s'est également mise en grève.

Le président français aime depuis longtemps ce qu'il appelle la « disruption ». Mais il y a une véritable confusion partagée par ces diplomates quant à la logique de cette réforme. Macron a critiqué les supposés « corporatismes ou castes administratives » au sommet de l'Etat, une accusation lancée par le gouvernement actuel contre tout groupe organisé ou institutionnalisé de travailleurs, en costume ou non.

Mais en ce qui concerne le corps diplomatique, il est possible qu'il y ait autre chose en jeu : l'autonomie relative du service extérieur par rapport à la présidence, qui possède déjà une marge de manœuvre en termes d'établissement de l'agenda de la politique étrangère de la France. Dans un discours prononcé en août 2019 devant la conférence des ambassadeurs de France, le président français a évoqué ses frustrations en 2019 face à ce qu'il a appelé un « État profond » exerçant une influence sur le Quai d'Orsay, qui se serait opposé au réengagement stratégique souhaité avec la Russie.

Qu'il s'agisse d'escarmouches ou pas sur l'atlantisme supposé du ministère des Affaires étrangères, des sources au sein du ministère affirment que ce qui motive réellement le remaniement de la haute fonction publique par Macron, c'est qu'il la considère comme un obstacle à son programme. Elles craignent néanmoins que cette réforme permette au président de placer plus facilement des alliés au sein du ministère. « Elle risque d'être encore pire que le système américain des dépouilles » a déclaré une source à Jacobin, notant que les nominations politiques des présidents américains sont étayées par un bloc inamovible de diplomates de carrière qui passent par le concours du service extérieur américain. C'est cette couche de diplomates que les nouvelles réformes mettent en péril, dans le cadre de ce que Maestroni a reconnu comme une « Ubérisation » du corps diplomatique et de la haute fonction publique.

Il y a une rupture entre les personnes qui gèrent les affaires de l'État et celles qui fixent les priorités. « La pensée économique efface la politique », a suggéré la source. « Il y a cette idée que tout se résume à un contrat. » À la tête d'un pays qui se présente souvent comme une « puissance d'équilibre » diplomatique à une période de crise géopolitique mondiale, Macron semble s'être fait de nouveaux et intempestifs détracteurs.

Contributeur :

Harrison Stetler est journaliste indépendant et enseignant basé à Paris.

Source :  Jacobin Mag, Harrison Stetler, 11-06-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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