06/04/2021 reporterre.net  7 min #187905

Un média participatif poursuivi pour avoir publié un texte favorable au sabotage

Après la publication d'un article prônant le sabotage d'installations Orange, le média participatif drômois Ricochets fait l'objet d'une plainte. Une « pression insupportable » qui vise à les « pousser à l'autocensure », juge le site internet, soutenu par plusieurs médias dénonçant la répression.

Les  actes de sabotage contre les antennes-relais se sont multipliés en France, depuis un an,  au gré des confinements et de notre enfermement dans  le tout-numérique. Les flammes ont dégradé près d'une centaine de pylônes. Mais au-delà des messages de revendication, souvent laconiques, le débat politique autour de ces gestes n'émerge pas. Toute parole portée dans la sphère médiatique sur ces actions fait l'objet d'une intense surveillance de la part des autorités.

La répression ne cible pas seulement les auteurs de ces actes, mais aussi ceux qui pourraient se montrer solidaires ou qui essayeraient de contextualiser ces pratiques. Dans la vallée de la Drôme, Ricochets, un  média participatif, en a fait les frais. Le préfet du département, Hugues Moutouh, a  porté plainte mercredi 10 mars contre le site internet. Il lui reproche d'avoir publié un texte en solidarité avec les saboteurs.

En février dernier,  deux incendies avaient en effet touché des infrastructures de télécommunications près de Crest. Le feu avait détruit un poste répartiteur d'Orange et huit mille personnes s'étaient retrouvées sans internet et sans téléphone portable pendant plusieurs jours. Notre chroniqueuse, Corinne Morel Darleux, qui vit sur place,  nous racontait comment cet incendie avait aussi été l'occasion de s'interroger sur la place du numérique dans nos vies.

« Il est important de stopper le système techno-industriel capitaliste »

Pour l'heure, les sabotages n'ont pas été revendiqués. Les autorités privilégient  «  la piste de l'ultra-gauche  » et des moyens conséquents ont été déployés pour l'enquête. Sur place, des élus locaux dénoncent « une prise d'otage » et « un feu criminel ». Dans  son dernier bulletin municipal, Hervé Mariton, le très à droite maire de Crest, compare même ces sabotages à « un attentat ».

Face à ces « opinions outragées », le média Ricochets a souhaité apporter un autre son de cloche. « L'article visé par les autorités voulait lancer le débat sur la  prolifération des antennes 5G et les installations technologiques », confie un administrateur du site que Reporterre a rencontré. « Les auteurs du texte évoquaient les  conséquences écologiques de l'économie numérique, poursuit-il. Ils parlaient des manières d'y faire face, dans une époque où nous sommes tous confinés et où l'État et les industriels avancent à marche forcée. À Ricochets, nous pensions que cet article ouvrait une discussion légitime. »

Après la plainte du préfet, le média local, sous pression, a préféré retirer le texte intitulé « Solidarité avec les saboteurs-saboteuses des installations d'Orange à Crest et Gigors-et-Lozeron ». Reporterre a pu néanmoins se le procurer et a décidé de le publier.

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Article de Ricochets visé par les autorités.

En introduction, les auteurs, anonymes, disent se réjouir des perturbations provoquées, « malgré les quelques désagréments pour la population ». Ils expliquent qu'« il est important de stopper le système techno-industriel capitaliste, la 5G, les objets connectés, le "toujours-plus-vite" compétitif-productif et l'inflation des cloud gavés des données de nos vies ».

Plus loin, ils remarquent qu'« il n'est pas surprenant que des moyens jugés illégaux soient utilisés.... Que ça plaise ou non, les sabotages participent à la lutte contre ce monde mécanique et destructeur. C'est dommage que des personnes courageuses doivent en venir à se mettre en danger en commettant des dégradations, mais la faute est à qui ? À quoi ? »

« La police a pris tous les livres qui ont trait à l'écologie radicale »

Pour Ricochets, la plainte du préfet est le symbole d'un « acharnement ». Le site participatif avait déjà fait l'objet d'une répression similaire l'année dernière. Après la publication d'un  autre article prônant le sabotage, le média s'était retrouvé dans le viseur de la justice.

L'article en question invitait à renouer avec « l'action directe ». Nul appel à l'homicide ici, mais un éloge de la dégradation de biens matériels. Après avoir évoqué un contexte répressif inédit et une impossibilité de se faire entendre par des moyens traditionnels comme les manifestations, le texte engageait tous ceux qui le voulaient à créer un mouvement de « résistance concrète, et pas seulement symbolique », pour « reprendre l'avantage dans la guerre sociale actuelle ».

Manifestation contre la 5G en Haute-Loire, en 2020.

Le texte avait déjà circulé sur plusieurs sites et  pages Facebook, sans déclencher une quelconque réaction des autorités. Celles-ci se sont réveillées avec Ricochets. Une enquête a été ouverte dès la publication de l'article sur le site. Un des membres de l'équipe d'animation a été perquisitionné et placé en garde à vue pendant vingt-huit heures. Entre-temps, la police a fouillé de fond en comble son domicile et emporté ses ordinateurs, son téléphone portable, ses clés USB et ses disques durs. Elle s'est aussi attardée sur sa bibliothèque. « Ils ont pris tous les livres qui avaient trait à l'écologie radicale, raconte à Reporterre ce bénévole. Je suis artiste, je fais des montages vidéo. En se saisissant de mon matériel, la police m'a privé de mon outil de travail », ajoute-t-il.

D'impressionnantes investigations ont ensuite été engagées, menant les enquêteurs jusqu'en Belgique, où ils ont interrogé l'hébergeur du site. L'Office central de lutte contre les crimes contre l'humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH) aurait même apporté son  expertise juridique aux enquêteurs.

« Les autorités veulent nous pousser à l'autocensure »

Mais cela n'a pas empêché l'affaire de capoter. Jugé pour « provocation à la commission de destructions », le bénévole a été relaxé par le tribunal de Valence en novembre 2020. Aucune poursuite n'a été retenue contre lui. Le dossier s'est révélé vide et pollué par des vices de procédure.

L'équipe de Ricochets s'interroge toujours sur « les motivations sous-jacentes » de cette enquête, qui a permis à la police de récolter de nombreuses informations. Ces dernières années, avec la  révolte des Gilets jaunes, Ricochets est devenu l'un des principaux médias contestataires dans la vallée de la Drôme. Il accueille chaque jour deux mille visiteurs uniques sur son site et voit son influence grandir.

« On est un poil à gratter, on les dérange, observe un membre de l'équipe. Les autorités veulent nous museler et nous pousser à l'autocensure. » La nouvelle plainte du préfet est selon lui « une pression insupportable qui entrave la libre d'expression et le débat d'idées ».

En soutien au journal drômois, une tribune paraît mardi 6 avril, signée par une quarantaine de collectifs dont de nombreux médias locaux. Elle dénonce le climat répressif et liberticide actuel. De son côté, la préfecture de la Drôme déclare ne pas pouvoir donner plus d'éléments. Contactée par Reporterre, elle dit juste avoir transmis sa plainte au parquet.

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