Par Lénaïg Bredoux
Le projet de loi prévoit d'inscrire l'État d'urgence dans la Constitution, et la déchéance de nationalité pour les binationaux nés français, condamnés pour terrorisme. Genèse et détails d'un texte qui permet aussi à l'exécutif de prendre des mesures d'exception pendant six mois.
C'est une réforme préparée en seulement deux semaines. Et elle consacre l'incroyable virage ultra sécuritaire emprunté par François Hollande et son gouvernement depuis les attentats du 13 novembre. Selon plusieurs sources gouvernementales interrogées par Mediapart, le projet de loi du gouvernement prévoit d'inscrire dans la Constitution l'État d'urgence et la déchéance de nationalité pour tous les binationaux, condamnés pour terrorisme. Il autorise également l'exécutif à maintenir pour six mois certains pouvoirs spéciaux, même en cas de levée de l'État d'urgence. L'Élysée espère voir le texte adopté en Conseil des ministres le 23 décembre, et voté par le Congrès en juin 2016. Selon ces sources, le projet de loi de révision de la Constitution « de protection de la Nation », transmis pour avis en début de semaine au conseil d'État et déjà évoqué par Le Monde et Libération, contient deux articles : le premier vise à inscrire l'État d'urgence à l'article 36 et le second prévoit la déchéance de nationalité pour les binationaux nés français. Ces deux mesures avaient été annoncées par François Hollande lors de son discours au Congrès, réuni à Versailles, le 16 novembre, trois jours seulement après les attentats.
Concernant l'État d'urgence, le gouvernement a suivi, pour partie, la recommandation du comité Balladur de 2007 qui proposait d'ajouter cette disposition à l'article 36 consacré à l'État de siège - une mesure qui prévoit le transfert du pouvoir civil au pouvoir militaire et qui n'a jamais été utilisée jusqu'à présent. Le projet du gouvernement inscrit donc l'État d'urgence à la suite de l'État de siège, « en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » - une formule empruntée à la loi actuellement en vigueur, et datant de 1955. Il renvoie ensuite à la loi pour la mise en œuvre concrète de l'État d'urgence, dont la durée serait inchangée : il pourrait être décrété en Conseil des ministres pour 12 jours mais sa prolongation serait ensuite soumise au vote d'une loi par le parlement. C'est exactement la procédure que vient d'emprunter le gouvernement de Manuel Valls. Mais le texte va encore plus loin : le texte transmis au conseil d'État prévoit qu'en cas de levée de l'État d'urgence, des mesures exceptionnelles prises précédemment soient maintenues en vigueur pendant six mois... C'est ce que le gouvernement appelle une « sortie par paliers » de l'État d'urgence, si « demeure un risque d'acte de terrorisme », selon un conseiller du gouvernement. Une notion extrêmement floue, sujette à une interprétation très large. « La menace est réelle et elle n'aura pas disparu à la fin de l'État d'urgence. Il faut qu'on puisse faire face à cette menace, tout en sortant de l'État d'urgence », explique une source ministérielle.
Selon nos informations, le gouvernement a également fait inscrire dans le projet de réforme constitutionnelle la possibilité de prendre des mesures sécuritaires supplémentaires pendant six mois. La liste des dispositions envisagées, dressées par [Le Monde], est très longue : l'interconnexion de tous les fichiers - notamment ceux de la Sécurité sociale -, la réforme du régime de la légitime défense pour les policiers, l'injonction faite aux opérateurs téléphoniques de conserver les fadettes pendant deux ans, l'utilisation des IMSI-Catchers, ces valisettes qui permettent d'espionner les portables dans un périmètre donné... Une série de dispositions relevant de la procédure pénale seront également présentées, a priori en janvier, dans un texte en cours d'élaboration par le ministère de la Justice. « L'objectif, dans les deux cas, est de renforcer l'efficacité des services de police et de justice à la fin de l'État d'urgence », selon un conseiller du gouvernement.
Cette réforme de la Constitution prévoit aussi, comme annoncé, une disposition concernant la déchéance de nationalité : elle deviendrait possible pour les binationaux (pour les seuls Français, c'est impossible car cela revient à créer des apatrides) nés français, condamnés pour « atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation » ou « acte de terrorisme ». Jusque-là, l' article 25 du code civil prévoyait que seuls les binationaux ayant acquis la nationalité pouvaient en être déchus, et seulement dans les dix ans suivant l'acquisition de la nationalité française. La réforme, datant de 1998, avait été menée sous le gouvernement de Lionel Jospin par une socialiste, la Garde des Sceaux de l'époque, Élisabeth Guigou. Dix-sept ans plus tard, voilà le PS qui reprend une idée toujours portée par le Front National, reprise par Nicolas Sarkozy.
Le projet de loi transmis par le gouvernement doit maintenant être examiné par le Conseil d'État. L'objectif de l'Élysée est de le voir adopté en conseil des ministres le 23 décembre, avant d'être transmis au Sénat, puis à l'Assemblée nationale. S'il est adopté, le Congrès serait convoqué en juin prochain. Sous réserve qu'elle soit validée en l'état par le conseil d'État, cette réforme constitue une rupture de plus depuis le début du quinquennat, marqué à la fois par un virage libéral et par un tournant sécuritaire, dont l'ampleur est sans doute inédite pour un gouvernement socialiste. Elle a été décidée quelques heures seulement après les attentats : dans la nuit du vendredi 13 au samedi 14, François Hollande convoque un Conseil des ministres pour valider la mise en œuvre de l'État d'urgence. Il ne l'avait pas fait en janvier, après l'attaque de Charlie Hebdo, ni après celles de Montrouge et de l'Hyper-Cacher de la porte de Vincennes. Cette fois, l'exécutif monte d'un cran. Le président juge que les attaques qui viennent de survenir, dans l'ampleur, le mode opératoire et la complexité, le nécessitent. Il veut également répondre à l'avance à la panique qui pourrait se saisir des Français. À ce moment-là, François Hollande sent que le pays peut vaciller.
Dans la nuit, les services de l'Élysée, de Matignon, du ministère de l'Intérieur et du ministère de la Justice préparent les décrets d'application de la loi portant sur l'État d'urgence, qui date de 1955. Ils s'aperçoivent qu'elle est parfois désuète. Voire juridiquement bancale - le texte date d'avant la constitution de 1958 et n'a jamais fait l'objet d'un contrôle spécifique. « Très vite, le président, Manuel Valls et Bernard Cazeneuve se rendent compte que le texte est largement obsolète et qu'il comporte des fragilités juridiques », raconte un proche du chef de l'État. Les trois hommes prennent dès le samedi matin la décision de faire évoluer la loi de 1955 : c'est le projet de loi qui a été soumis aux députés et aux sénateurs la semaine dernière (lire notre décryptage). Et très vite, Hollande, Valls et Cazeneuve envisagent une seconde riposte politique : une réforme constitutionnelle. L'idée vient du ministre de l'Intérieur, qui a convaincu François Hollande. La ministre de la Justice, Christiane Taubira, est présente lors des discussions, et c'est elle qui portera la réforme constitutionnelle devant le parlement.
Selon certaines sources gouvernementales, c'est d'abord pour se prémunir d'un recours qui pourrait venir annuler les mesures prises. « Le gouvernement a peur d'une QPC (question prioritaire de constitutionnalité) », explique l'une d'elles. « Si on prend des mesures exceptionnelles dans la durée, et c'est bien la discussion aujourd'hui, la loi ne tient pas... Il faut donc la sécuriser », avance un conseiller du gouvernement. Dès le Conseil des ministres du samedi 14 après-midi, le deuxième en moins de vingt-quatre heures, Hollande évoque en passant une possible réforme de la Constitution. « Le président a dit d'un mot que la Constitution n'est pas adaptée. Mais c'était très elliptique », confie un ministre présent. Comme beaucoup de ses collègues, celui-ci a découvert les mesures arbitrées pendant le discours du chef de l'État devant le Congrès, lundi 16 novembre. Une poignée de personnes est mise dans la confidence : les samedi et dimanche, lors de ses échanges avec les responsables de partis et les parlementaires, Hollande tait ses projets.
Comme à son habitude, il écoute, et donne bien souvent l'impression à tous ceux qui le rencontrent qu'il partage leur point de vue. Plusieurs d'entre eux retrouveront d'ailleurs des phrases qu'ils ont prononcées dans le discours présidentiel. Même Jean-Luc Mélenchon, cofondateur du (Parti de Gauche, a pu reconnaître une phrase qu'il avait prononcée le samedi soir à la télévision : « Nous ne sommes pas engagés dans une guerre de civilisation parce que ces assassins n'en représentent aucune. » « Sur la réforme constitutionnelle, le président ne nous a rien dit », raconte Bruno Retailleau, le président du groupe LR au Sénat. Même le président du Sénat, Gérard Larcher, ne l'a découverte que quelques minutes avant le discours présidentiel, à l'arrivée de François Hollande à Versailles. Les constitutionnalistes proches du PS sont également pris de court : ceux que Mediapart a interrogés n'ont pas été consultés. « On gère ça en interne », a répondu l'Élysée à l'un d'entre eux. Chargé de mettre en forme les propositions venues de l'Intérieur et du ministère de la Justice, c'est Marc Guillaume, le Secrétaire général du gouvernement, un poste stratégique dans l'administration, qui est à la manœuvre. Installé dans les locaux de Matignon, Marc Guillaume connaît bien son sujet pour avoir été Secrétaire général du Conseil constitutionnel...
« La réforme constitutionnelle est une façon de nous mettre dans la seringue », concède Bruno Retailleau (LR). Dès le départ, c'est un des objectifs fondamentaux de l'Élysée : la dimension tactique, voire politicienne, de l'opération est cruciale dans le choix opéré par François Hollande. Il ne s'en cache guère en privé. Ses collaborateurs non plus. « Le sens politique a rejoint le raisonnement juridique », indique sans hésiter un proche conseiller du président. Avant d'ajouter : « Quand on touche aux libertés, c'est logique de l'inscrire dans la Constitution. C'est le bon niveau du débat. Mais c'est aussi une occasion de rassemblement... » « La loi de 1955 ne soulevait pas de question importante de constitutionnalité, explique en revanche Jean-Philippe Derosier, professeur de Droit public à l'université de Rouen. Pour moi, il n'y avait aucune urgence à modifier la Constitution, si ce n'est une urgence politique. Mais la Constitution ne devrait pas être un recours politique, ni un Code pénal ! » « Je suis d'accord sur le symbole d'une réforme de la Constitution, tempère de son côté Pascal Jan, professeur de Droit public à Sciences Po Bordeaux. Mais c'est certain qu'il n'y avait pas urgence... » Cette volonté de faire un « coup » politique aux dépens de la droite et de l'extrême droite est encore plus flagrante dans le cas de la déchéance de nationalité pour les binationaux nés français condamnés pour terrorisme. À gauche, tout le monde ou presque y était opposé. Bernard Cazeneuve le premier. Place Beauvau, on juge que cela n'est guère utile d'un point de vue opérationnel, ni pour déjouer un attentat ni pour prévenir les départs d'apprentis djihadistes en Syrie. La ministre de la Justice Christiane Taubira n'y est pas non plus favorable.
Plusieurs sources jurent depuis plusieurs jours que ce n'est qu'un piège pour la droite et l'extrême droite, mais qu'en aucun cas, la mesure ne sera votée. « Cela ne passera pas. Soit le conseil d'État, soit le Conseil Constitutionnel, soit les députés de gauche vont l'empêcher », jure une source socialiste. Comme si le PS ne voulait pas tout à fait voir ce qu'il est en train de faire : une politique que, dans l'opposition, il aurait violemment dénoncée. Au nom de ses « valeurs ».
(Illustration : Le trio Hollande, Valls, Cazeneuve à la manœuvre le 22 avril 2015 ©Reuters)