05/11/2007  18min #12166

V - Comment définir la vérité ?

1 - Une généalogie du porte-clés

Vous savez que le Président des Etats-Unis a reçu le Dalaï Lama en grande pompe et qu'à cette occasion, ce penseur de génie a tenu à souligner solennellement non seulement que la civilisation mondiale défend la légitimité tant cérébrale que morale de toutes les croyances religieuses qui se partagent la planète du sacré, mais que ce principe est en outre tellement profitable à l'ordre international et à l'esprit civique qu'il est logique que, sur les cinq continents, les Etats démocratiques lui apportent l'appui de l'autorité philosophique des modernes, qui dresse devant tous les dieux l'autel des droits de l'homme. L'alliance sacrée du polythéisme avec les dispositions des lois civiles et publiques des Etats, donc la collusion des mythes religieux avec la puissance temporelle soulève la question de la définition même de la notion de civilisation dans le monde d'aujourd'hui, puisque, depuis les origines de la raison, le cerveau du simianthrope n'a jamais progressé que parallèlement au recul des divinités dans l'imagination de l'humanité primitive.

Comment expliquerez-vous le bannissement de l'esprit philosophique et de la réflexion politique du cerveau des gestionnaires du monde actuel, alors que la modernité a pourtant officiellement renoncé aux idéocraties de gauche et de droite ? La caution aveugle que les peuples, les nations et les gouvernements dits civilisés de votre temps apportent désormais à nouveau aux récits mythologiques que les premiers hommes chargeaient d'expliquer l'origine de l'univers, sa finalité et la conduite du cosmos par des acteurs divins rend votre génération responsable de l'avenir de la pensée rationnelle, donc critique, sur toute la terre habitée.

Mais les cités acéphales de votre temps vous opposeront de grandes difficultés. Vous contenterez-vous de débroussailler des sentiers bien connus de l'esprit de méthode ou bien vous faudra-t-il tracer des chemins entièrement nouveaux ? Car seul l'itinéraire judicieux qu'emprunte la réflexion lui garantit un heureux aboutissement. Dites-vous bien que la difficulté est toujours de prendre la bonne route et que des siècles entiers peuvent se tromper de parcours. Il faut donc vous demander s'il ne serait pas de simple bon sens de commencer par vous étonner de ce que le simianthrope se pose si rarement la question du vrai et du faux ? A quatre-vingt dix-neuf pour cent, cette espèce s'interroge seulement sur l'utile et le nuisible, le profitable et le nocif, le payant et le gratuit. Mais vous, vous trouverez pertinent d'observer en tout premier lieu les relations flottantes et embarrassées que les croyances simiohumaines entretiennent avec le souci qu'affichent quelques spécimens seulement parmi vos congénères de distinguer les faits avérés des opinions irréfléchies et dont la fonction est de soutenir des récits mythologiques par définition. Puis vous observerez comment les religions se défaussent sur un tiers ; car elles prédéfinissent toujours la vérité à vous mettre entre les mains le trésor d'une révélation, ce qui leur permet de se dérober à la question.

Alors vous vous demandez pourquoi vos semblables ne se posent que dans une infime proportion la question du vrai et du faux: car si les descendants du chimpanzé prédéfinissent la vérité comme la solution d'une énigme; et si ce sont les clés du cosmos qui ont été déposées entre leurs mains par un tiers avisé, comment se fait-il que le geôlier compatissant qui leur a ouvert les portes de l'univers soit toujours déjà là. D'où a-t-il tiré l'autorité qu'il affiche? Comment se fait-il qu'il mette des écouteurs aux oreilles des animaux cérébralisés ? Comment se fait-il que les confidences du souverain du cosmos dévident un récit censé véhiculer le sens du monde ? La narration sacrée n'est donc pas chargée de véhiculer des faits attestés, mais seulement des signaux habillés en événements. Ceux-ci seraient-ils destinés à substituer en catimini le tissu des circonstances à la question insoluble de la signification du cosmos ? Qui fabrique du sens, à quelles fins et sur quels établis ?

Mais alors, quel est l'enjeu de la générosité suspecte du grand escamoteur de la question du sens ? Pourquoi le simianthrope fuit-il ses propres jugements pour écouter ceux d'un forgerons du cosmos réputé lui imposer le métal en fusion qui coule de ses fonderies, alors qu'en réalité, le vrai métallurgiste n'est autre que l'ouvrier qui rédige les ordres qu'il feindra ensuite de se faire adresser de l'extérieur?

2 - La réincarnation de M. G.W. Bush en chauve-souris

Vous vous dites maintenant que le spectacle d'une espèce demeurée acéphale au point qu'elle ne pèse même pas la question de la vérité qu'un tiers imaginaire est censé faire entendre d'autorité à ses oreilles, mais qui va jusqu'à conférer un statut historique à des récits mythologiques par nature, ce spectacle, dis-je, devient plus saisissant encore quand le Président des Etats-Unis d'Amérique bénit la croyance du Dalaï Lama en la réincarnation des morts dans des grenouilles, des souris ou des éléphantes, et cela pour le motif que la " liberté " démocratique n'est pas d'ouvrir les yeux de l'humanité, mais de croire toutes les sottises de la terre, ce qui entraînera nécessairement le naufrage dans les ténèbres de la civilisation de la lucidité née d'un certain Socrate. Mais pour que M. Bush défende la crédibilité religieuse, si catastrophique qu'elle soit pour lui-même, de se trouver réincarné éventuellement en un âne ou un mulot, il faut décisément que la question de la vérité de cette croyance ne se soit jamais posée à son esprit, puisque la seule version calviniste du monothéisme chrétien, dont il partage entièrement les certitudes, se trouverait frappée de nullité dans le cas où tous les dieux et tous les mythes qui les soutiennent seraient vrais et si les croyances se trouvaient validées à se servir de preuves irréfutables à elles-mêmes.

Vous devrez donc vous demander pour quelles raisons politiques particulière l'encéphale du simianthrope est le théâtre de personnages imaginaires et quelle est l'utilité psychique de ces fantômes collectifs, puisque le vrai est censé se confondre avec le profitable sous l'os frontal de cette espèce. Mais, du coup, l'examen au microscope du cerveau schizoïde du chimpanzé vocalisé prend toute sa portée; car l'animal qu'assiège le fantastique gère le monde et lui-même sans jamais se poser la question du statut et de la nature des spectres qui se promènent dans sa tête, alors que, dans le même temps, il ne saurait ni ignorer, ni passer sous silence que cette question a malencontreusement a débarqué depuis belle lurette dans sa tête et qu'elle le tarabuste depuis le néolithique. Comment se fait-il donc que M. Bush se contredise ouvertement à soutenir à la fois que seul le Dieu des calvinistes serait le vrai, donc que nul autre ne saurait s'installer à ses côtés dans le cosmos, même à l'état vaporeux, et que toutes les croyances religieuses n'en sont pas moins légitimées à se trouver vraies du seul fait qu'elles sont politiquement utiles et même nécessaires ? Le simianthrope serait-il une chauve-souris et serait-elle prédestinée, à ce titre, à se donner des pattes et des ailes ? Mais alors, les démocraties seraient-elles des réincarnations de la chauve-souris ? Voilà qui mérite examen.

3 - Suite de l'histoire de la chauve-souris

Vous voilà bien embarrassés de vous trouver réduits à des épaves cérébrales au sein d'une espèce frappée d'une incohérence mentale native et inguérissable, alors que, dans le même temps, vous devenez de plus en plus conscients du chaos cérébral qui règne sur l'encéphale de vos congénères. La question de la vérité de la chauve-souris est devenue bipolaire sur les chemins d'une anthropologie critique déjà suffisamment informée pour qu'elle vous demande, primo, pourquoi vos frères, les simianthropes, enfantent des croyances boiteuses et secundo, pourquoi la multitude innombrable de vos compagnons d'infortune tient à les proclamer vraies au point que leur refus même de se poser la question de leur claudication se situe au cœur de la géopolitique de votre temps. Car votre raison vous conduit maintenant à convertir toute la philosophie d'autrefois à une simianthropologie critique, et cela du seul fait qu'une espèce réincarnée en une chauve-souris par les idéaux ailés de la démocratie ne saurait se trouver à la fois pleinement achevée et demeurer évolutive. Dans ces conditions, comment cet animal réussirait-il à faire couler dans le même moule la question de l'utilité politique des contes fantastiques que la déesse Liberté lui raconte et celle de leur vérité? Une bête déchirée par ses grands prêtres entre le réel et le surnaturel peut-elle donner un sens à la dichotomie cérébrale dont elle se trouve affligée?

Il convient donc que vous vous demandiez avec insistance comment fonctionne l'embryon de conscience intellectuelle de M. G.W. Bush et si sa boîte osseuse diffère de celle des dirigeants politiques en général. Car le spécimen de conque cérébrale que vous avez sous les yeux sait qu'il est politiquement opportun, pour la Maison Blanche, de rappeler à la Chine et, à travers elle, au globe terrestre tout entier, que la liberté religieuse répond au droit naturel du simianthrope de vivre dans l'ignorance et l'erreur, puisque la religion de la réincarnation n'est pas compatible avec celle de l'incarnation du vrai dieu, alors que, dans le même temps, il faut la proclamer vraie afin que l'empire américain puisse jouer son rôle de chauve-souris de la démocratie mondiale, et notemment qu'elle réussisse à étendre ses ailes de lumière et de feu jusqu'à l'Oural.

4 - Du débarquement de la géographie dans la zoologie cérébrale

Mais la question de la scission congénitale au cerveau simiohumain entre deux définitions opposées de la politique de la chauve-souris n'est pas si simple qu'on croit et vous appelle à une réflexion abyssale sur la nature et la signification de l'étrange schizoïdie dont souffre la boîte osseuse de cet animal. Car le premier crâne politique du chimpanzé est celui qui s'est interrogé sur la possibilité de hiérarchiser et de commander une société dépourvue d'identité collective, donc amputée d'une image mentale unifiée et capable de se réfléchir dans un miroir de type nécessairement psycho-cérébral. Les chimpanzés forment des communautés étroitement localisées et dont les territoires restreints permettent à la rétine du chef d'enregistrer et de mémoriser tous les spécimens de la horde. Rien de tel dans les conglomérats plus denses et dispersés sur un territoire impossible à cerner du regard. Vous en concluez que le débarquement de la géographie dans la zoologie cérébrale condamne l'identité collective du simianthrope à se cérébraliser au point d'exiger l'apparition d'un chef intériorisé et rendu omniprésent d'une manière fatalement artificielle, donc au prix de l'invisibilité de son corps.

Vous remarquerez ensuite que le polythéisme répond à ce modèle : les Grecs rassemblaient leurs idoles sur l'Olympe et leur attribuaient un sens au titre de rassembleurs et de chefs ; mais ils ignoraient - et ils ne se demandaient jamais - comment Poséidon habitait au fond de la mer sans se noyer, comment Apollon buvait et mangeait dans les airs, si les dieux dormaient la nuit et comment ils partageaient leur temps entre leurs travaux harassants et leurs maigres loisirs. Il faudra attendre Lucien de Samosate pour entendre Charron demander à Mercure des vis, des écrous et des voiles neuves pour réparer sa barque. L'essentiel, c'est que l'identité collective des Grecs était assurée par des dieux certes divers, mais réunis sous une direction commune, efficace et bien ordonnée du cosmos et des affaires publiques.

La définition politique de la notion de vérité n'était donc pas de savoir si Athéna ou Junon existaient corporellement et où elles se trouvaient occupées toute la journée, mais si leurs fonctions officielles permettaient au simianthrope de se regarder dans leur miroir comme un personnage cérébralement gérable sous le sceptre d'un chef rassembleur. Mais dites-vous bien que l'irruption de l'autre définition de la vérité, celle qui requiert du cerveau simiohumain l'examen de la nature et du statut de son imagination religieuse, ne saurait se trouver indéfiniment retardée. Chez les Grecs, elle a fini par venir non seulement déranger, mais bouleverser entièrement l'identité cérébrale de la nation à l'heure où l'absurdité de la croyance multiséculaire en l'existence des dieux d'Homère hors de l'encéphale de leurs adorateurs est tombée dans le ridicule et le grotesque sous la plume de ce terroriste de Lucien de Samosate.

5 - L'animal gigantifié dans le vide

Quand le fabuleux et le fantastique font eau de toutes part, comment la fiction va-t-elle se reconstruire et redevenir le pilier de la vérité politique ? Vous observerez qu'avec le monothéisme chrétien, la question n'a paru résolue que pour une vingtaine de siècles ; et encore a-t-il fallu que le chef invisible et unificateur de l'identité cérébrale du simianthrope soit devenu vaporeux et pourtant localisable dans l'espace, puisqu'il ne saurait ni se confondre au cosmos matériel sans s'évanouir dans le panthéisme, ni se laisser cerner intellectuellement sans se dissoudre dans son propre concept. De plus, il est impossible de le priver définitivement de son corps sans perdre la corde qui attache ou ligote l'animal onirique à son propre personnage gigantifié dans le vide, de sorte que le christianisme n'a pas tardé à lui redonner une forme physique ; comme vous le savez, le Christ est le dieu en chair et en os, donc mortel, des chrétiens et, en même temps, son statut de fils de Zeus dédouble son père immortel sur la terre et le rend éternel à son tour, puisque plusieurs siècles de théologie l'ont rendu semblable en tous points à son " père céleste ". Le christianisme connaîtra-t-il son Lucien de Samosate ? Voltaire et même Freud en sont loin.

Mais quand un Président des Etats-Unis dûment réincarné en la chauve-souris qu'on appelle la démocratie mondiale omet de rappeler que seule la divinité de l'endroit est censée exister à la fois dans les nues et sur la terre et que tous les autres dieux sont nécessairement des idoles, donc des sécrétions locales du cerveau onirique du simianthrope, de sorte que le Dalaï Lama n'a pas de religion réelle, donc universelle, le monde moderne se trouve plongé dans le même embarras théologique que l'auteur de L'Histoire véritable dont le génie rejetait entièrement le polythéisme fatigué de son temps ; car si les Grecs admettaient sans difficulté la multiplication de leurs dieux, en raison de la nécessité de ne laisser aucun territoire privé de son souverain à la fois réel et invisible, la même logique territoriale et cérébrale confondues s'applique de nos jours à un monothéisme à la fois monocéphale et bicéphale, donc scindé entre le Christ et son " père " céleste. Comment l'utile et le nécessaire engendreraient-ils sur les cinq continents un personnage mythologique censé incarner sa propre utilité et sa propre nécessité politiques ? Voyez comme votre embryon de raison commence de débarquer dans le XXIe siècle, et cela à la lumière même du chaos cérébral qu'entraîne chez le simianthrope l'universalisation d'un culturalisme tout terrestres, puis sacralisé et élevé à l'ubiquité mythologique d'une religion de chauve-souris.

Résumons vos premiers pas : la foi du Dalaï Lama est nécessairement fausse, puisque seul le Dieu américain, dûment revu et corrigé par Calvin existe à la fois à l'état vaporeux dans le cosmos et physiquement sur cette terre sous les traits de son fils mort et ressuscité. Mais en même temps, une divinité dotée d'un estomac et d'un foie et construite sur le modèle des dieux grecs démontre que la dichotomie du cerveau actuel du simianthrope est demeurée la même que du temps d'Homère, qui vénérait un Apollon symbolique, donc représentatif d'une culture et un Apollon confondu, comme le Christ, à sa charpente osseuse. Vous commencez de vous apercevoir de quelle espèce il est question dans le sacré grec et chrétien : il s'agit d'un animal qui secoue désespérément sa carcasse charnelle afin de la propulser dans l'éternité. Du coup la rationalité simiohumaine se scinde en deux portions ennemies l'une de l'autre, chacune correspondant à un lobe de l'encéphale de cette espèce; et ces deux vérités ne sont même pas rivales l'une de l'autre, tellement elles habitent des mondes radicalement séparés.

6 - Le simianthrope et son Dieu

Et maintenant, appliquez cette information de simiologues à la politique mondiale. Que fait le chef de l'empire américain quand, d'un côté, il porte le mythe de la réincarnation sur les fonts baptismaux des vérités religieuses objectives, donc légitimes, tandis que de l'autre, cette même vérité religieuse se trouve réduite au culturel, donc reconnue pour ressortir à la fiction ? Que va-t-il advenir du Zeus des chrétiens s'il est censé exister, mais s'il a grand besoin du Dalai Lama pour exercer sa fonction politique primordiale de combattre la Chine avec les instruments de l'autre vérité, celle qui prendra appui sur le statut culturel du sacré, parce qu'à ce titre, le mythe de la réincarnation se révèlera une excellente arme de guerre ?

Comment allez-vous rendre compte des conflits immémoriaux entre la vérité politique et la vérité religieuse du simianthrope si ces hostilités prennent aujourd'hui un chemin entièrement nouveau ? Car, pour la première fois depuis la chute du paganisme, le globe terrestre se livre à une gigantomachie à la fois politique et religieuse. Du coup, la question posée à votre génération est de savoir ce qui se passe quand la vérité politique se débarrasse du sacré et fait semblant de se trouver en mesure de courir toute seule et à fond de train dans l'arène de l'histoire, et cela au point de donner l'illusion qu'elle se serait emparée du destin de la planète, alors que, de son côté, la vérité onirique prononce des jugements radicalement étrangers à la "vérité politique"? Car vous remarquerez que la vérité religieuse, qui est toujours censée révélée par un tiers situé à l'extérieur du cerveau du simianthrope, ne pose pas vraiment la question du vrai et du faux en eux-mêmes et en leur nature, puisqu'elle lui est livrée empaquetée d'avance dans des livraisons dictées par la divinité. Quant à la vérité scientifique, elle s'obstine à proclamer que le vrai ne saurait se promulguer ni par l'autorité du ciel, ni par celle des Etats, mais seulement se découvrir, quel qu'en soit le prix.

Or, la guerre sans issue entre ces deux lobes de l'encéphale simiohumain révèle que la vérité seulement politique et les verdicts des mythologies religieuses se rencontrent en réalité au cœur de l'histoire des civilisations et que chacune de ces instances paie fort cher son tribut à l'autre. Car si vous vous mettez à observer l'encéphale des trois dieux uniques comme Lucien de Samosate arpentait l'encéphale de Zeus ou de Mercure en topographe hilare et si vous entrez avec amusement dans la boîte osseuse du demi dieu Jésus comme le Grec moqueur dans celle du demi dieu Hercule, vous serez conduits à vous demander comment les civilisations gèrent leur tête et leur corps depuis la nuit des temps et vous commencerez d'observer le simianthrope au télescope d'une anthropologie iconoclaste.

7 - Comment regarder le simianthrope de l'extérieur ?

Prenez l'exemple de la civilisation alexandrine, qui a inventé la machine à vapeur, la vis sans fin, les paquebots géants, les machines de siège, les parfums, la lettre d'amour, la galanterie, la monnaie fiduciaire, les miroirs d'Archimède. En quoi tout cela ressemble-t-il à la civilisation de l'électronique, du téléphone portable, des satellites, d'internet, du TGV, de la bombe atomique, du moteur à réation, des greffes d'organes, du stimulateur cardiaque, des centrales nucléaires, de la procréation assistée, du clonage, des voyages intersidéraux ? En ce que le simianthrope moderne refuse tout autant d'apprendre à connaître son encéphale et à en traquer les secrets que la civilisation alexandrine refusait de s'interroger sur la nature des dieux qui se promenaient en long et en large sous l'os frontal des plus grands savants de l'époque.

Pourquoi la civilisation alexandrine et la civilisation moderne reculent-elles terrifiées devant la tentation d'étudier vraiment le cerveau onirique du simianthrope schizoïde, sinon de crainte de découvrir l'animalité spécifique des évadés de la zoologie, qui est nécessairement une animalité proprement cérébrale ? Mais il se trouve que le dépérissement et l'asphyxie du "Connais-toi" socratique conduisent tout droit à la décérébration d'une espèce encore insuffisamment évadée du monde animal. Aux dieux des Grecs ont succédé des siècles de prosternement, la face contre terre, de tout le genre simiohumain devant un dieu né dans un village et non moins en chair et en os que Mars ou Vulcain. Quant à naître d'une mortelle fécondée par la parole d'un chef invisible du cosmos, que signifie le remplacement des demi dieux des Grecs nés d'une mortelle et d'un dieu par une procréation plus symbolique et calquée sur la haute création littéraire, qui fait de Balzac le père d'un univers balzacien reconnaissable en sa chair et son verbe confondus, de Shakespeare le géniteur d'un cosmos shakespearien identifiable à l'alliance de la parole shakespearienne avec les corps, de Cervantès le rieur tragique qui divise le Christ entre le fou et le saint?

Vous voyez bien que le simianthrope veut donner à la fois un corps et un esprit au démiurge des mains duquel il voudrait sortir, vous voyez bien que son cerveau oscille entre sa provenance charnelle et son origine vocale, bien que cette généalogie déhanchée fasse boiter cet animal entre le rêve et le réel, vous voyez bien que le genre simiohumain naît d'une alliance fantastique entre le concret et l'abstrait, le vocal et la terre. Quels traités allez-vous négocier entre ces deux mondes ? Quel sera l'enjeu de vos tractations ? Serez-vous pris de vertige à suivre, siècle après siècle, l'équipée de l'encéphale du simianthrope sans savoir encore d'où vous tentez de l'observer de l'extérieur ?

8 - Le cerveau semi animal

Mais la politique et l'histoire vous ont pris en tenaille et ne vous lâcheront pas de sitôt. Quelle catastrophe est-elle réservée à une civilisation plus technicienne encore que celle d'Alexandrie et qui non seulement laisse en friche la connaissance sacrilège du double pilotage de la boîte osseuse du genre simiohumain, mais qui, de surcroît, conduit l'encéphale chaotique de cet étrange animal à proclamer existants des dieux biphasés, les uns réduits à leur statut culturel dans les imaginations par une décision aveugle de tous les Etats, les autres à se laisser encager dans le politique ?

Car voici que votre cerveau semi animal se laisse habiter par deux vérités qu'il échoue à faire cohabiter ; voici que votre cerveau semi animal refuse d'observer le personnage imaginaire réputé l'habiter ; voici que votre cerveau semi animal salue tantôt la vérité politique, tantôt la vérité scientifique ; voici que votre cerveau semi animal recourt à l'une ou à l'autre "vérité" au gré des avantages qu'il en retire; voici que votre cerveau semi animal se sert de votre espèce de raison comme d'un outil branché tour à tour sur des fictions et sur des instruments de pouvoir ; voici que votre cerveau semi animal se révèle une boîte à outils étrangement en porte à faux entre les songes sur lesquels vous tentez de prendre appui, mais qui se dérobent à vos prises et le réel qui se prête à vos saisies, mais qui demeure aveugle et sourd entre vos mains.

Vous voici à nouveau face à votre première interrogation. Lui avez-vous donné rendez-vous, ou bien est-elle venue toute seule à votre rencontre? La question était celle-ci : " Pourquoi le simianthrope construit-il la vérité sur le sens et pourquoi croit-il que le sens lui serait fourni par un récit dédoublé, alors que cet animal se divise entre deux types de chasseurs dont les proies ne tiennent pas le même langage - car les songes et les choses ne font pas un seul et même gibier. Serez-vous les premiers anthropologues des apories de la condition simiohumaine ?

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