A l'issue du scrutin du 8 juin, Theresa May a certes perdu son pari, mais elle améliore nettement son score par rapport à David Cameron en 2015. La sortie de l'Union européenne n'a nullement été désavouée, les partis ouvertement pro-UE reculent.
Les Britanniques se sont rendus aux urnes jeudi 8 juin. Rarement le fossé entre la réalité des résultats factuels et les commentaires - notamment dans la presse française - a été aussi spectaculaire. S'agit-il vraiment d'une « défaite cinglante », d'un « cataclysme », d'une « gifle retentissante » pour le premier ministre ?
Certes, Theresa May, qui avait provoqué ces élections anticipées, perd son pari : elle comptait s'assurer une assise « forte et stable » dans la perspective des négociations avec Bruxelles en vue du Brexit ; finalement, son parti, loin de renforcer ses positions à la Chambre des communes comme les sondages le lui promettaient initialement, y perd la majorité absolue (326 sièges).
Les Conservateurs progressent de 5,5 points par rapport au scrutin de mai 2015
Les Conservateurs disposaient de 330 sièges, ils n'en ont désormais que 318. Cependant, ils arrivent en tête avec 13,7 millions de suffrages, et améliorent nettement leurs résultats en voix comme en pourcentage. Avec 42,4% des suffrages, ils progressent de 5,5 points par rapport au scrutin de mai 2015.
Le Parti conservateur était à ce moment dirigé par le Premier ministre d'alors, David Cameron, qui allait provoquer le référendum de juin 2016 sur le maintien ou non du pays au sein de l'Union européenne. Partisan d'y rester, M. Cameron perdit cette consultation et dut démissionner. Theresa May le remplaça et s'engagea en faveur du Brexit. Elle améliore nettement le score de son prédécesseur. Elle récupère notamment les électeurs du UKIP, le Parti pour l'indépendance du Royaume-Uni, qui passe de 11,6% des voix à 1,8%, et perd son unique député. Cette formation avait été fondée dans l'objectif unique de la sortie de l'UE, un but désormais scellé.
Très forte progression de Jeremy Corbyn
Le pari perdu de Mme May ne s'explique donc pas par une contre-performance de son parti, mais par le fait marquant du scrutin : la très forte progression du parti travailliste conduit par Jeremy Corbyn, qui obtient 40% des suffrages, soit un gain impressionnant de 9,5 points par rapport à mai 2015. Un résultat d'autant plus significatif que le taux de participation, 68,7%, est le plus élevé depuis 1997.
Il y a deux ans, les Travaillistes étaient dirigés par Edward Milliband, qui se situait (avec certes des inflexions) dans la lignée du « new Labour » symbolisé par les figures d'Antony Blair et de Gordon Brown, autrement dit un libéralisme flamboyant, de même qu'un interventionnisme guerrier assumé.
A la surprise générale, ce fut le député pestiféré et méprisé par les caciques de l'appareil, Jeremy Corbyn, qui prit la tête du Parti travailliste en septembre 2015, notamment grâce à une dynamique issue de la jeunesse. M. Corbyn est connu pour ses propositions sociales très à gauche, et s'était illustré jadis dans le mouvement pacifiste (il fut même opposant à l'adhésion de la Grande-Bretagne à l'UE, mais retourna finalement sa veste avant le référendum de 2015).
Sa campagne dynamique et populaire de même que son programme « radical » ont, au grand dam de l'appareil travailliste, créé la surprise. A son menu notamment : la fin de l'austérité, le renflouement de la protection sociale et des services publics, l'augmentation des impôts pour les plus hauts revenus, la gratuité des universités, de même que la renationalisation des chemins de fer. Que ces thèmes aient réussi à mobiliser aussi largement, voilà qui pourrait changer la donne au sein du parti, et, à terme, du pays. « Nous avons déjà changé le visage de la politique britannique », a du reste déclaré le leader travailliste à l'annonce des résultats.
Lourde défaite des nationalistes écossais
Autre fait notable du scrutin : la lourde défaite du Parti nationaliste écossais (SNP), qui passe de 56 sièges à 35. L'ancien chef et figure tutélaire du parti, Alex Salmond, est même battu dans sa circonscription. Le SNP s'est toujours illustré par ses positions favorables à l'UE, exigeant même que l'Ecosse reste au sein de cette dernière. Mais avec sa défaite du 8 juin, la perspective d'un nouveau référendum sur l'indépendance de l'Ecosse - l'un des obstacles qui compliquait la route vers le Brexit - s'efface.
Enfin, les Libéraux-démocrates comptaient faire un tabac en se présentant comme le seul parti national s'opposant toujours à la sortie de l'UE. Ils passent certes de 8 à 12 sièges, mais reculent globalement en pourcentage (7,4%, - 0,5 points). L'ancien chef de cette formation (et ancien vice-premier ministre de David Cameron), le très européiste Nicholas Clegg, est battu dans son fief.
Tous ces éléments rendent peu crédibles les analyses des commentateurs français et européens selon lesquelles les citoyens britanniques auraient en quelque sorte désavoué le Brexit, ou en tout cas la position « dure » qu'a adoptée à cet égard Theresa May. Cette dernière, refusant par avance de se faire dicter ses conditions par Bruxelles, a répété qu'elle préférait « pas d'accord » à un « mauvais accord ». Elle avait d'emblée refusé de rester dans le marché unique, l'union douanière et les juridictions européennes.
Ces interprétations sont d'autant moins crédibles que le dossier du Brexit a été paradoxalement très peu présent dans la campagne électorale. Cette dernière a été marquée par une « gaffe » de Mme May, qui a mis en avant une proposition visant à faire payer sur les futurs héritages les soins prodigués aux personnes âgées dépendantes - une perspective qui touchait de plein fouet la classe moyenne. Le chef du gouvernement s'est vu aussi reprocher son arrogance quand elle a notamment refusé un débat direct avec M. Corbyn.
Enfin et surtout, les attentats qui ont ensanglanté la Grande-Bretagne se sont évidemment invités dans le combat électoral. Le chef travailliste n'a pas manqué de rappeler que Theresa May, quand elle était encore ministre de l'Intérieur sous M. Cameron, avait mis en œuvre des coupes drastiques dans les effectifs policiers.
Les milieux d'affaires et les conservateurs pro-UE ont eu du mal à avaler les déclarations et les promesses de Theresa May
Ce rappel a probablement fait mouche auprès des classes populaires qu'elle entendait bien conquérir par des propositions tournant le dos à l'ultralibéralisme inauguré par Margaret Thatcher dans les années 1980, et poursuivi par MM. Blair, Brown et Cameron. Les milieux d'affaires et les conservateurs pro-UE ont eu du mal à avaler ses déclarations (« nous ne croyons pas dans l'économie de marché débridée », « nous sommes le parti des travailleurs ordinaires »), de même que ses promesses de plafonner les tarifs de l'électricité et du gaz, d'investir dans l'éducation, d'oublier l'objectif d'équilibre budgétaire, et de limiter fortement l'immigration.
Cette « course vers la gauche » (provoquée par le résultat de juin 2016 en faveur du Brexit) a finalement profité à M. Corbyn. Mais c'est bien Mme May qui reste en position de continuer à diriger le pays.
Malgré de nombreuses voix (notamment dans son propre camp) qui l'ont appelée à démissionner, elle a annoncé qu'elle entendait former un gouvernement en alliance avec les Unionistes Nord-irlandais du DUP (partisans du maintien de l'Ulster au sein du Royaume-Uni). Ceux-ci disposent de 10 sièges (+ 2), ce qui donnerait à cette coalition une courte majorité de 328 sièges.
Négociations sur le Brexit
Quant aux négociations avec l'Union européenne, elles sont censées démarrer formellement le 19 juin. A Bruxelles, on s'interrogeait sur un possible report de cette échéance.
Surtout, les analystes les plus avertis ne cachaient pas leur crainte : l'étroitesse du résultat ne permettra pas à Mme May de s'affranchir de la pression des « Brexiters ultra », autrement dit des députés conservateurs souhaitant une rupture avec l'Union européenne sans accord. C'était une inquiétude que plusieurs observateurs avaient formulée peu avant le vote, et qui a été notamment réitérée au lendemain du scrutin par le très européiste co-président du groupe des Verts à l'europarlement, le Belge Philippe Lamberts.
Bref, à l'opposé de ceux qui ont interprété le vote du 8 juin comme une ouverture vers une remise en cause du Brexit, la fragilité de Mme May pourrait paradoxalement constituer au contraire une angoisse supplémentaire pour Bruxelles...
En attendant, la première session du nouveau Parlement est prévue pour le 13 juin.