25/10/2018 reporterre.net  9 min #147445

Les gendarmes évacuent violemment la Zad du Moulin, près de Strasbourg

Une longue marche lance le combat contre l'industrialisation de la forêt

Après avoir parcouru la France à pied pendant plus d'un mois, les gardes forestiers de l'ONF veulent créer un large mouvement contre l'industrialisation des forêts. Une première rencontre a lieu aujourd'hui dans la forêt de Tronçais, berceau de la sylviculture, et a débouché sur l'écriture d'un manifeste « Pour la forêt française, notre bien commun ».

Une longue marche contre le silence. La forêt publique et ses défenseurs ne veulent pas se laisser abattre dans l'indifférence. Depuis le 17 septembre, les gardes forestiers de l'ONF, l'Office national des forêts, ont usé leurs souliers. Partis de Mulhouse, Perpignan, Strasbourg ou Valence, ils ont parcouru plus de 300 kilomètres pour rejoindre ce jeudi 25 octobre la forêt de Tronçais, dans l'Allier, qui abrite l'une des plus belles futaies de chênes du pays. L'objectif ? Dénoncer l'industrialisation de la forêt française et la privatisation de l'Office, qui, sous couvert de restructuration, supprime des postes, pousse à la rentabilité et accroît les coupes de bois.

La marche a duré une quarantaine de jours. Sous les couleurs vives de l'automne, juste avant les premiers froids. Elle a rassemblé près de 2.000 personnes qui se sont relayées le long du parcours. Revêtus de chasubles vertes, armés de bâtons de randonnées, les participants ont cheminé à travers les bois, franchi les cols, traversé les villages. « Avec cette marche, on a voulu s'inscrire dans le temps long », précise Michel Bénard, syndicaliste à la CGT Forêt. Il est parti de Perpignan, il y a un mois, et a sillonné la Montagne noire, les Causses du Quercy, le plateau de Millevaches... « On a souhaité changer de mode d'action. Ne pas faire simplement une manifestation éphémère pendant une journée mais remonter lentement le territoire pour alerter la population, aller au contact, échanger en prenant le pouls des résistances citoyennes. »


Lors de la marche pour la forêt.

Après avoir battu le pavé à maintes reprises et fait rugir les tronçonneuses dans les rues de la capitale, les gardes forestiers ont tiré un constat. Désappointé. L'écho de leur combat peine à se faire entendre. En 2008, les gardes forestiers étaient plus de 2.500 à manifester sur le champ de Mars, devant la tour Eiffel, avec leurs uniformes, des cornes de brume et une armée d'arbres en carton. Mais rien, pas l'ombre d'une caméra, d'un reporter embusqué ou d'un citoyen engagé. « On était aussi isolés que dans nos forêts, se rappelle un syndicaliste. La grève ne suffit plus. Il faut inventer autre chose pour interpeller la société et nourrir le rapport de force. L'imaginaire syndical doit se renouveler. »

« Il est question de l'avenir des forêts. Notre bien commun à tous. Le filtre de l'eau, de l'air, notre biodiversité »

La marche veut participer à ce nouvel élan. Car la situation est grave. En trente ans, 4 emplois sur 10 ont été supprimés. L'ONF est passé de 15.000 à 9.000 employés. Le pourcentage de fonctionnaires ne cesse de diminuer au profit des contractuels. La privatisation, sans faire l'objet de déclaration officielle, se trame de manière insidieuse.  Elle est « rampante ».

Parallèlement, la direction prévoit de prélever en 2020 un million de mètres cubes de bois de plus qu'en 2014. La surexploitation des forêts rime avec celle des hommes. On compte, à l'ONF, une cinquantaine de suicides depuis 15 ans, des dépressions nombreuses, une perte de sens et une démotivation au travail [1].

Cette tendance « délétère » se poursuit en ce moment même : « Lors d'un séminaire de cadres, en septembre dernier, à Paris, la direction a annoncé la suppression dans les cinq prochaines années de 1.500 postes », écrit l'intersyndicale.


Le flash de l'intersyndicale de l'ONF du 10 octobre envoyé après le séminaire de cadres de septembre 2018.

« Face à ces attaques, les forestiers ne peuvent plus être seuls dans le combat, assure Philippe Canal, porte-parole du syndicat Snupfen. L'enjeu nous dépasse. Il va au-delà des corporatismes. Il est question ici de l'avenir des forêts. Notre bien commun à tous. Le filtre de l'eau, de l'air, notre biodiversité. »

En parcourant la France à pied, les gardes forestiers ont lancé les prémices d'un mouvement plus vaste contre la marchandisation des forêts. « C'était un pari, reconnaît Philippe Canal. Des associations, des collectifs en lutte mais aussi des élus nous ont rejoints. Plus d'un tiers des marcheurs n'étaient pas employés à l'ONF. »

La convergence ne s'invoque pas. Elle se vit au quotidien et se travaille. Elle s'aiguise. Dans la lenteur des pas réguliers, sous les airs de l'accordéon ou dans les conversations qui s'étirent la nuit. « On parcourait une vingtaine de kilomètres par jour, raconte Frédéric Bedel, un syndicaliste qui a fait cinq étapes en Lorraine. Ça nous a remis du baume au cœur. La marche est propice à la rencontre. On parle de tout et de rien, des espaces naturels sensibles, des batraciens, des chauves-souris, de la sylviculture. En interne, dans la profession, nous n'avons plus de lieu pour échanger sur le sens de ce que l'on fait. On a retrouvé ici la convivialité qui nous manquait. On est sorti du bois. »

Le soir, les forestiers étaient hébergés chez des habitants ou dans les salles des fêtes. Conférences, concerts, bal folk ont ponctué le parcours. Le film de François-Xavier Drouet  Le Temps des forêts a été projeté à plusieurs reprises. Il dénonce le management néolibéral de la direction de l'ONF. Son mépris et sa violence.

« Cette convergence, la solidarité entre citoyens et syndicats inquiète le gouvernement en place »

« C'est quand nous avons traversé des territoires en lutte où les gens se mobilisent que nous avons été le plus nombreux, se souvient Michel Bénard. Près de 80 personnes ont marché entre Meymac et Chavanac sur le plateau de Millevaches. » Là-bas, les habitants font face à  un projet d'usine à biomasse qui menace les forêts locales. Dans le Morvan aussi, les associations mobilisées contre l'enrésinement du massif ont largement participé à la marche.

Le parcours a suivi le chemin des luttes. Passant par le Grand contournement ouest (GCO) et la  forêt fraîchement rasée de Kolbsheim, près de Strasbourg (Bas-Rhin). Puis par Bure (Meuse), où le bois Lejuc et ses érables sycomores risquent de disparaître sous le poids des déchets radioactifs. Des opposants au projet de Center Parcs, à Roybon (Isère), se sont également mêlés à la marche à proximité de Valence (Drôme).


Lors de la marche pour la forêt.

Le résultat est positif. Des dizaines d'articles dans la presse locale ont donné une visibilité au mouvement. Un éclat inédit. Mais aussi une force. « Nous pensons que cette convergence, la solidarité entre citoyens et syndicats inquiète le gouvernement en place. C'est quelque chose d'inhabituel », relate Philippe Canal. En témoignent les patrouilles de gendarmes qui surveillent furtivement la marche. « La vente annuelle de bois qui devait se dérouler le 25 octobre à Tronçais a aussi été annulée. La direction a eu peur qu'on la perturbe. Aujourd'hui, elle ne peut plus nous ignorer. »

Ce 25 octobre, les stands, les forums associatifs et les tables rondes ont remplacé les marchands de bois. Les débardeurs à cheval, les 4x4 des investisseurs. « Cette journée se veut comme une grande fête, une déclaration d'amour à la forêt », s'emporte Philippe Canal.

Syndicats et associations environnementales ont  cosigné un manifeste « Pour la forêt française, notre bien commun ». Ce texte est l'aboutissement politique de la marche, la construction pas à pas d'un mouvement de défense des forêts. Parmi les signataires, Greenpeace, la LPO, FNE, les Amis de la Terre, le Réseau des alternatives forestières ou Agir pour l'environnement. Ils demandent « la convocation d'un grand débat sur la forêt », et exigent un « droit de regard sur la gestion des forêts publiques ». « Mobilisés, vigilants et unis, nous entendons nous rencontrer régulièrement pour débattre des orientations cruciales de la politique forestière, élargir et amplifier la dynamique enclenchée ce jour », concluent-ils.

Michel Bénard sourit : après un mois de randonnée, il va falloir continuer de marcher.

 reporterre.net

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