11/12/2018 reporterre.net  10min #149453

 L'industrie du schiste argileux creuse plus de dettes que de bénéfices

Gaz de schiste et nucléaire règnent sur la politique énergétique anglaise

État le plus venteux d'Europe, le Royaume-Uni pourrait être en pointe de la production d'énergies renouvelables. Il n'en est rien : le gouvernement finance bien davantage le nucléaire et favorise la fracturation hydraulique.

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Sur le site de fracturation hydraulique Preston New Road, un groupe de « mamies tricoteuses », a pris la tête de la contestation contre l'exploitation du gaz de schiste. Les pancartes rivalisent d'imagination pour trouver le meilleur jeu de mots, de « Frack off » à « What the frack ? » [1] en passant par « Not for shale » [2]. Les militants et militantes contre la réouverture du site ne manquent pas de créativité. Ni d'endurance. Le mouvement dure depuis des mois, et aujourd'hui encore « des personnes sont présentes 24 heures sur 24 devant le site », explique Claire Stephenson, du mouvement Frack Free Lancashire, par téléphone. « Certains ont même quitté leur travail pour camper là à temps plein. » Malgré tous leurs efforts, le 15 octobre, le site a rouvert : la fracturation hydraulique a repris pour la première fois depuis sept ans au Royaume-Uni.

La politique énergétique anglaise relève d'un grand paradoxe. Pays le plus venteux d'Europe, le Royaume-Uni est l'un des États les mieux situés au monde pour la production des énergies renouvelables. Pourtant, les investissements dans les énergies propres ont chuté de 56 % en 2017, et depuis 2015 les projets d'éolien terrestre  sont de facto interdits. En parallèle, la fracturation hydraulique a repris, et le Royaume-Uni mène une politique nucléaire civile ambitieuse, avec le projet de la gargantuesque centrale de Hinkley Point, qui sera doté de deux EPR par la compagnie française EDF.

Tandis que plus de 27 secousses ont fait trembler Preston New Road depuis la reprise de l'exploitation du puits, comme pour rappeler les risques environnementaux encourus, force est de constater que la politique énergétique britannique n'a pas plus de sens sur le plan économique.

Des mesures pour accélérer la construction de nouveaux puits

« Si l'on regarde uniquement d'un point de vue financier, ce que [les politiques] font est complètement débile, dit sans ménagement Peter Wynn Kirby, spécialiste de l'environnement à l'université d'Oxford. Il faut être fou pour se lancer dans des projets nucléaires en plein milieu de la révolution énergétique du XXIe siècle. » En effet, tandis que le coût du solaire et de l'éolien ne cessent de baisser, le prix du nucléaire augmente. Quant au gaz de schiste, longtemps présenté comme une aubaine économique pour le Royaume-Uni,  de nombreuses études ont remis en question les retombées envisageables. Pendant ce temps-là, la fin des subventions dans le secteur des énergies vertes coûte aux Britanniques un milliard de dollars sur cinq ans sur leurs factures d'électricité, selon [(https://www.independent.co.uk/news/business/news/onshore-wind-farms-uk-subsidy-ban-energy-bills-rise-1-billion-a8018561.html%3famp,  une étude de l'ONG Energy & Climate Intelligence Unit].

Pas étonnant, donc, que l'opinion populaire penche très nettement vers les renouvelables. 85 % des personnes y sont favorables, alors que seulement 38 % sont favorables au nucléaire, et 18 % au gaz de schiste. Pour écarter cette statistique gênante, le gouvernement a supprimé en août 2018 la question sur le soutien ou non du fracking des sondages d'opinion qu'il commande.


Champ d'éoliennes dans le East Sussex.

Si les dirigeants et dirigeantes sont peu à l'écoute quand il s'agit des inquiétudes de la population, les lobbies du secteur n'ont, quant à eux, aucun souci à se faire entendre. Les entreprises des énergies fossiles et de l'industrie du gaz de schiste profitent d'un accès privilégié aux ministères, avec bien plus de rencontres privées que leurs homologues du secteur des renouvelables. Le nombre exact de ces rencontres n'est pas connu : le quotidien [The Guardian] a  récemment révélé qu'au mois de mai, la ministre des Énergies, Claire Perry, avait omis de noter sur le registre de transparence une rencontre importante avec les plus grandes entreprises du secteur le 21 mai, au cours de laquelle elle a annoncé son envie de « créer un modèle britannique » dans la fracturation hydraulique, « à exporter à travers le globe ». Le même jour, elle n'a pas manqué de noter sa discussion avec des représentants du secteur éolien. « Quand on voit que certaines rencontres ne sont même pas inscrites au registre de la transparence, on a vraiment l'impression qu'on ne se bat pas à armes égales, dit Claire Stephenson, du mouvement Frack Free Lancashire. On n'a aucune chance contre l'industrie du gaz de schiste. »

Un mois après la rencontre de Perry avec les leaders du secteur des énergies fossiles, le gouvernement annonçait des mesures pour accélérer la construction de nouveaux puits : désormais, les entreprises n'auront plus besoin d'obtenir un permis de construire de la part de la commune.

« À long terme, les renouvelables vont aussi rapporter beaucoup d'argent »

« La politique énergétique anglaise est très opportuniste, il n'y a pas de vision à long terme », dit Duncan Connors, spécialiste de l'économie et de la politique de l'énergie à l'université de Durham. L'idée qu'il y a de l'argent à se faire à court terme dans le gaz de schiste est « sûrement » ce qui sous-tend la politique du gouvernement, explique-t-il. « À long terme, les renouvelables vont aussi rapporter beaucoup d'argent, mais ça ne rentre pas dans son champ de vision. » Pour l'instant, il faut résoudre le problème du stockage de l'énergie pour compenser les moments d'absence de soleil et de vent. Un « faux problème », selon Kirby, pour qui, d'ici quelques années, les batteries seront assez puissantes pour stocker le surplus d'énergie produite et le retransmettre par la suite. « La chose la plus intelligente à faire actuellement serait d'investir nos ressources dans la recherche dans ce domaine », dit-il. Mais au Royaume-Uni, la recherche dans les énergies vertes reçoit douze fois moins de fonds gouvernementaux que la recherche et le développement dans le nucléaire.


La centrale nucléaire de Hinkley Point B, dans le West Somerset.

C'est un fait qui a interpellé Andy Stirling et Philip Johnstone, deux chercheurs en politiques énergétiques à l'université du Sussex. Malgré une mauvaise rentabilité économique et les risques environnementaux, le Royaume-Uni reste très attaché à son programme nucléaire, alors que son parc nucléaire n'est pas très important. « On s'est demandé pourquoi, contrairement à bien d'autres technologies, le nucléaire ne devenait pas obsolète », raconte Johnstone. La réponse, ils l'ont trouvé en se jetant dans des documents officiels des quinze dernières années : « On a trouvé des éléments qui prouvent que le besoin de savoir-faire dans le secteur du nucléaire militaire a eu beaucoup de conséquences sur la politique de nucléaire civile. »

Le National Audit Office, équivalent de la Cour des comptes, le suggérait déjà dans son rapport de 2017. Le nucléaire civil est un mauvais plan pour les Britanniques, dit-il, mais se justifie par des arguments « stratégiques » non élucidés dans le rapport. Du côté militaire, il est écrit noir sur blanc dans un rapport de 2014 du ministère de la Défense qu'il devrait « faire preuve d'imagination pour mieux impliquer le programme de nucléaire civil dans des sujets profitant à la défense », notamment pour soutenir un programme en difficulté de sous-marins nucléaires.

Cela pose un « problème démocratique »

« Quand on pense au recoupement entre le nucléaire civil et militaire, on pense avant tout à la matière première, comme ce qui se produisait aux débuts du nucléaire : la première centrale anglaise servait à fournir du plutonium au secteur de l'armement, explique Johnstone. Mais il y a un recoupement plus subtil et tout aussi essentiel : celui du savoir-faire et du personnel, qui passent du civil au militaire, et vice-versa. » Un programme de nucléaire civil servirait donc à fournir de la main-d'œuvre spécialisée et du savoir-faire au secteur militaire, leur permettant de masquer une partie de leurs dépenses.

Pour Kirby, cela pose un « problème démocratique ». « À une époque où les ressources sont limitées, que l'on investisse des milliards dans une énergie qui est pleine de désavantages, et que, en plus, il serve en catimini à un programme d'armement nucléaire contesté, il est évident qu'il faut un débat public sur la question. »

Les opposants et opposantes à la fracturation hydraulique ont aussi l'impression que le gouvernement bafoue la démocratie. « Le fait que Londres puisse prendre ces décisions à notre place, qu'ils aillent contre les décisions de la communauté locale n'est pas normal », dit Claire Stephenson. Elle constate également une hausse importante de la brutalité policière résultant en de nombreuses blessures parmi les manifestants et manifestantes. En août, Simon Blevins, Richard Roberts et Richard Loizou sont même devenus les premiers militants pour des causes environnementales à passer derrière les barreaux depuis 1932... avant d'être relâchés. Il s'est avéré que le juge qui les avait condamnés à un an de prison avait lui aussi des intérêts économiques dans le fracking.

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