19/02/2008  34min #15062

Xviii - Toute la vérité sur la politique étrangère française

Charlie Chaplin avait compris avec dix ans d'avance sur son temps que la guerre de la culture était devenue mondiale et qu'elle serait l'âme de la politique moderne. Mais les armes du savoir et les yeux de l'intelligence qui lui permettaient de traiter de la crise de 1929 dans Monsieur Verdoux et du nazisme dans Le Dictateur ne permettent plus de rendre compte de l'auto-vassalisation des peuples démocratiques qui soutiennent l'extension systématique des bases militaires américaines en Europe et dans le monde, alors que cette expansion territoriale sans limites d'une démocratie devenue un empire guerrier se fonde désormais sur le culte même de la "Liberté" et de la "Justice".

Pour engager le combat nouveau contre la tyrannie qui menace notre siècle, il faut un approfondissement du regard de l'humanité sur elle-même, donc une révolution anthropologique porteuse d'une mutation radicale des méthodes d'interprétation classiques du savoir historique et de la politique. Comment apprendre à regarder une civilisation dans le miroir des idéalités qui la trompent ? Comment la culture, qui épaulait seulement la politique, redeviendra-t-elle, comme au XVIe siècle, le creuset du cerveau du monde et du destin des nations ?

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1 - La " raison " a perdu sa boussole

Pourquoi le naufrage politique des civilisations est-il bien souvent la promesse d'une révolution de la pensée ? Parce que la "raison" s'y trouve contrainte non plus de dire ce qu'elle pense, mais d'apprendre à peser ce qu'elle dit. Or notre époque ne sait plus ce que signifie penser. La "raison" se trouve désarmée et en plein désarroi, l'intelligence se cherche une boussole et un gouvernail, mais leur flottement les a désarrimées de leurs points d'amarrage et d'ancrage . Comment le désastre des cerveaux va-t-il se changer en un cuirassé prêt à affronter la haute mer et à féconder les océans inertes.

La chance de l'Europe vassallisée est d'apprendre à penser sa servitude . Par bonheur, les concepts qui divisaient le monde entre une " droite " et une "gauche" se sont fatigués. Décidément, si la raison véritable s'initiait à la pesée des présupposés qui téléguident les problématiques apprises et usées de la connaissance banalisée, décidément si la pensée proprement dite s'attachait à observer les systèmes d'aiguillage qui président à la construction des voies ferrées de " la raison " ordinaire, notre époque jouirait du rare privilège d'avoir si bien brouillé les pistes qu'elle a effacé les chantiers des savoirs d'autrefois. Il faudra donc nous demander comment l'humanité construira la balance à peser ce qu'elle appellera penser. Or, une voie appienne s'est ouverte à cette interrogation ressuscitative : si le récit ne fait plus corps avec son sens , si la narration demeure muette sous la plume de Clio, s'il faut chercher la clé qui rendra signifiant ce qui sera arrivé, que fera le chroniqueur des événements pour rendre intelligible le fleuve du temps des peuples et des nations de l'Europe ?

2 - Qu'est-ce qui se passe ?

Voici une civilisation dont la barque s'est chargée de tous ses philosophes de tous ses historiens , de tous ses psychologues, de tous ses sociologues , de tous ses anthropologues, de tous ses psychanalystes et même d'un régiment de paléontologues chevronnés ; mais tous assistent bouche cousue et sans y comprendre goutte à la ruée de leurs armées vers les marches de l'Est sous la bannière trouée d'un empire étranger . Pas de doute, ce spectacle demeure inintelligible , pas de doute aucun savant du Vieux Monde n'est en mesure d'expliquer ce phénomène , pas de doute, aucune expérience en laboratoire ne rend compte d'un ensorcellement collectif de cette taille , pas de doute, de Thucydide à nos jours, aucun mémorialiste, aucun chroniqueur, aucun greffier de la folie n'a eu à relever le défi de donner un sens à l'équipée de tant de peuples et de nations tombés tout subitement entre les mains d'un sorcier.

Que faire quand le récit nous fait assister aux exploits d'une autre espèce que la nôtre , que faire quand la raison historique doit se chercher un observatoire et une assise à l'extérieur de tout le spectacle, que faire quand les huissiers du temps sont appelés à transporter leurs lunettes sur un autre astéroïde ? Mais il y a pis : chaque année, une pléiade de généraux européens et américains se réunit gravement sous la casquette d'un magicien en chef venu d'outre-Atlantique, afin de mettre sur pied le plus sérieusement du monde une scolastique militaire bombinans in vacuo - vrombissante dans le vide. Il s'agit, disent-ils, de protéger l'Europe d'un ennemi imaginaire qui surgirait des brumes de l'Est et dont la sombre armure serait celle du "démon du mal" .

Pas de doute, se dit l'historien moderne : si les événements actuels ne portent plus l'uniforme qui les rendait reconnaissables au premier coup d'œil et s'il ne suffit plus de les faire défiler à la parade, puis de les ranger sagement dans la catégorie à laquelle ils appartenaient depuis des siècles, il ne reste plus qu'à abandonner les jumelles qui nous permettaient d'apercevoir de loin les écussons et les blasons ; et nous n'avons plus d'autre ressource que d'ouvrir le crâne du genre humain. Mais comment apprendre à inspecter l'encéphale de notre espèce à la loupe. Où sont les spécialistes qui nous apprendront non plus ce que les hommes croient penser, mais ce que leur boîte osseuse leur concocte ?

3 - La haute école des esclaves

La science historique est à la torture. Certes, l'humanité d'autrefois s'était précipitée d'un seul élan vers un sépulcre vide. Mais les anthropologues du Moyen-Age ne s'étaient pas appliqués à décrypter les aventures que le ciel du simianthrope lui faisait courir dans des mondes imaginaires . De surcroît les boîtes osseuses européennes d'aujourd'hui différent fort de celles d'il y a un millénaire seulement. En ce temps-là, les théologiens logeaient dans les têtes des systèmes d'explication de l'univers si bien agencés que l'humanité de l'époque croyait savoir à quoi s'en tenir au chapitre du contenu respectif du ciel et des empires infernaux. Mais cette fois-ci, toute l'armature mythologique de notre espèce s'est évaporée dans l'atmosphère. Comment se fait-il que seule la servitude soit restée ?

Ce qui est sûr, c'est que vous ne disposez plus des clés de l'histoire du monde que vos ancêtres croyaient dur comme fer tenir dans leurs mains. Il vous faut donc cesser d'écouter ce que "la raison" des primates se racontait à elle-même . Mais quelle est la nouvelle boîte à outils qui vous permettra d'observer des phénomènes cérébraux dont la germination et l'organisation interne vous feront comprendre ce que l'humanité d'autrefois appelait la pensée ? Quel bouleversement de votre science de vous-mêmes, quelle révolution de votre savoir, si la vassalité de l'Europe devient votre pédagogue ! De quels bénéfices la mort d'une civilisation va-t-elle vous combler ? Ce sera le spectacle même de l'agonie du Vieux Monde qui vous enseignera à féconder le "Connais-toi" de l'avenir .

4 - Coup d'œil dans le rétroviseur

En vérité, aucune civilisation moribonde n'a enfanté une génération dont la solitude sera aussi fécondatrice que la vôtre. La Renaissance avait mis la raison humaine à peu de distance de ses idoles . Erasme s'étonnait de ce que Dieu fût tantôt un illettré dont les fautes de grammaire offensaient les hellénistes de son temps, tantôt le souffleur de saint Jean Bouche d'Or ; et il ne savait sur quel pied faire danser une théologie à la fois arrimée au ciel de l'ignorance et à la littérature de haut vol. Mais vous, votre distance à l'égard de l'espèce humaine est d'une tout autre grandeur . Car il vous appartiendra de descendre dans les derniers secrets de la servitude . Songez à Paul Valéry qui disait : " Nous autres civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles. " Mais vous haussez les épaules à cette fanfaronnade : " Qu'est-ce, vous dites-vous, de se trouver informés de son futur trépas si l'on ignore comment et pourquoi le tombeau les attend " ? Quels sont les attendus du tribunal ou les considérants de la haute cour qu'on appelle la pensée ?

Vous, vous saurez qu'on meurt de servitude, vous, vous saurez que l'arme de la servitude est la décérébration du monde, vous, vous saurez que les civilisations découvrent au bord de la fosse que leur servitude scelle leur alliance avec leurs idoles. La vassalisation accélérée de l'Europe vous révèle que le besoin d'adorer un chef et d'en suivre aveuglément la bannière est la clé de l'histoire universelle . Vous serez à la haute école des esclaves . Vous apprendrez d'un Vieux Monde domestiqué que l'obéissance présente deux faces de l'esprit de soumission et de révérence, l'une tournée vers les autels, l'autre du côté des glaives, l'une agenouillée devant une potence, l'autre devant les crucifix de la Liberté, l' une du côté des offrandes et des tributs que des idoles réclament sans relâche de votre repentance sur les offertoires de leur sacrifice à la mort, l'autre du côté des porte-croix de la démocratie .

5 - Les élixirs de la servitude

Si ces deux esclavages n'étaient pas ficelés l'un à l'autre dans les têtes, pourquoi toute la civilisation européenne brandirait-elle le drapeau du salut du monde qu'elle appelle maintenant la Liberté ? Si le continent de la pensée s'agenouille désormais devant le César de la délivrance dont l'idole a armé la politique , il vous reste à apprendre les chemins de votre mise à mort parce que vous êtes la première jeunesse de l'Europe à connaître la généalogie de l'engloutissement des civilisations dans une servitude mondialisée, la première génération qui ne se contentera plus de se savoir mortelle, mais qui s'attellera à sa propre autopsie .

Afin de vous préparer à votre euthanasie , vous bénéficierez du scalpel d'une scolastique perfectionnée et dont le chirurgien se sera hissé à la tête de l'Etat. Ce Président de votre République apaisera les souffrances de votre raison à l'aide d'une thérapeutique éprouvée . Attendez-vous à vous voir administrer la médication universelle importée d'Amérique et qui , loin de connaître la fermentation, la maturation , l'épanouissement , la fatigue , l'épuisement et la mort des idoles dans l'encéphale du genre humain depuis les Egyptiens et les Grecs jusqu'à nos jours, vous dira seulement : " Buvez d'un trait la potion d'un ciel ou d'un autre, et vous serez soulagés. Tous ces breuvages exercent les mêmes effets salvifiques ; tous ces nectars abrègeront les derniers instants de votre tête . Vous avez le choix entre trois anesthésiants ; mais l'essentiel est d'avaler l'un ou l'autre. Alors j'armerai votre servitude des trésors les plus précieux. Votre esclavage sera glorieux. Il vous liera à deux empires du salut et de la délivrance jumeaux l'un de l'autre et étroitement associés, celui qui a débarqué sur nos côtes en 1945 et celui dont trois dieux uniques portent les armes : ceux-là vous jetteront plus rudement encore la face contre terre.

6 - Une pastorale de la mort de la pensée

Ce sera un grand privilège, pour votre génération, de vous trouver placés sous le magistère d'un Président de la République qui vous enseignera la mort de la pensée . Ce gestionnaire des songes sait fort bien que si vous appreniez vraiment à penser , vous en viendriez à penser vraiment le politique et que si vous pensiez vraiment le politique, vous vous initieriez à la science de l'obéissance à deux Césars qui se prêtent main forte depuis la nuit des temps, celui du ciel et celui d'ici-bas. Mais si vous saviez cela, comment un empire étranger parviendrait-il à vous soumettre à sa loi ? Comment ne retireriez-vous pas vos têtes de la poussière, comment la mort d'une civilisation mise à l'école d'apprentissage de sa servitude ne se trouverait-elle pas un instant conjurée à l'école de votre génération ?

Mais quelle révolution sans égale des sciences humaines que celle à laquelle l'agonie de l'Europe vous appelle et qui vous contraindra d'observer votre pensée, non plus à vous coller aux oreilles les écouteurs de ses paramètres, de ses repères et de ses expériences sur le terrain ou en laboratoire, mais à ressusciter la gestuelle inouïe de Prométhée, qui posa son encéphale schizoïde devant lui et qui apostropha cet organe en ces termes: "Voyons comment tu te dédoubles et apprenons à bien te connaître non plus à l'école de tes succès et de tes échecs sur la terre, mais à l'écoute de ce que tu t'imagines à te prouver à toi-même à t'agenouiller devant les signes et les symboles de ta liberté et de ta servitude." Voyons de plus près ce que devient le verbe penser s'il vous enseigne à vous pencher sur l'encéphale dichotomisé des vassaux.

7 - " Si tu veux exercer la tyrannie, dis que tu viens sauver la République " Quintilien

Je comprends votre désarroi d'apprentis-radiographes de l'encéphale bifide d'une civilisation de la servitude. Le monde dans lequel vous allez et venez offusque à ce point votre esprit de logique et le bon sens cartésien de la France, que vous vous prenez souvent la tête à deux mains et que vous vous demandez ce qu'il a bien pu arriver à vos aînés pour qu'ils passent nonchalamment leurs journées dans un chaos mental qui vous laisse tout ahuris et pantois . Pourquoi se montrent-ils souriants et rêveurs comme des enfants en bas âge, pourquoi traînent-ils leurs pas dans un monde qui semble échapper à leurs regards, pourquoi cette indifférence tenace , cette cécité tranquille , cette légèreté heureuse? Car enfin, ils ne sauraient ignorer qu'un continent placé sous la tutelle d' une puissance étrangère a nécessairement perdu sa souveraineté ; car enfin, ils savent qu'ils vivent dans une Europe vassalisée depuis six décennies par un empire dont les garnisons ont débarqué sur leurs terres en 1945 et qui ne les a délivrés d'un tyran que pour les asservir à son commerce et à sa monnaie; car enfin, il n'est pas besoin de leur enseigner sur les bancs de l'école ce qu'ils devraient avoir appris à ouvrir leurs yeux d'enfants . Et pourtant leurs oreilles sont bouchées à la cire, leurs cordes vocales ont fait silence au fond de leur gorge et pas un souffle ne donne vie à leur voix. Comment expliquer de si grands prodiges ? Qui voient-ils quand leur miroir leur renvoie leur image? Si personne ne se présente à leur vue , quels sont les traits nouveaux de Personne ? Homère reviendra-t-il parmi vous en aède du Cyclope Personne ?

Quatre événements retentissants viennent d'illustrer une fois de plus les relations bipolaires que le monstre entretient avec votre époque. Vous avez appris que les Etats-Unis ont demandé et obtenu de l'Europe de leurs vassaux qu'elle reconnaisse l'indépendance d'une province de la Serbie, le Kosovo. De quel pinceau ferez-vous le portrait en pied du Cyclope dont l'œil unique ne saurait graver sur sa rétine la base militaire la plus gigantesque que les Etats-Unis aient construite en Europe depuis la guerre froide, celle qu'ils ont installée au Kosovo depuis 1999. Observez comment la servitude arbore toujours le masque de la Liberté. L'Europe ne joue que les utilités à brandir le drapeau de la démocratie au Kosovo. Comment ignorerait-elle qu'elles se met au service du maître du monde ? " Si tu veux exercer la tyrannie, dis que tu viens sauver la République " (Quintilien). Mais comment peindrez-vous des pieds à la tête le Cyclope de la Liberté biphasée dont l'œil unique ne saurait filmer l'histoire du monde réel, celle qui raconte l'expansion militaire continue et discrète de l'empire américain sur la planète ? Comment se fait-il qu'aucun cerveau bicéphale n'aperçoive ce spectacle? Comment se fait-il qu'une la presse mondiale rendue schizoïde se taise sur cette conquête silencieuse et rampante ?

Car l'indépendance du Kosovo n'est qu'un alibi . Elle cache la prise de pouvoir de la région par le Cyclope. La gigantesque base militaire de Camp Bondsteel , dont la superficie égale celle du Vatican, est située au point stratégique et vital de l'arrivée de l'oléoduc qui apporte le pétrole de la mer Caspienne . Dans ce microscopique territoire, cette garnison américaine est un Etat dans l'Etat. Elle comporte de vingt-cinq kilomètres de routes et plus de trois cents bâtiments. Cette forteresse a servi d'annexe à Guantanamo. Elle est entourée d'une enceinte de béton, de barbelés, de miradors . Toute la maintenance de cette ville miniature - elle comprend des centres commerciaux, une bibliothèque, une chapelle, des salles de sport et un hôpital - a été confiée à une entreprise privée, Brown & Root Service qui dirige l'ensemble depuis Houston dans le Texas. Le véritable gouvernement du Kosovo n'est autre que son premier employeur. Vous voyez bien que la servitude est aveugle , vous voyez bien que les vassaux brandissent le drapeau de la Liberté, vous voyez bien que les esclaves ne voient pas leurs chaînes et qu'ils n'ont dons pas à les oublier.

8 - Qui est le Cyclope invisible à l'œil nu?

Mais n'imaginez pas un seul instant que vous conquerrez un vrai regard sur le Cyclope réel si vous vous en tenez au constat des huissiers de l'histoire. Certes, des voix nombreuses et " autorisées ", comme on dit, se sont élevées afin de contester la validité démocratique de la proclamation unilatérale de souveraineté d'une vieille province de la Serbie. Mais pour apprendre à porter votre regard sur le Cyclope en son essence et quintessence, il vous faudra apprendre à peser les arguments contrefaits de ses prétendus adversaires ; car aucun d'entre eux ne l'a pris en flagrant délit d'étendre subrepticement le réseau de ses garnisons dans cette région lointaine du globe. Toute l'inquiétude des vassaux n'a porté que sur la question collatérale de savoir si cette boîte de Pandore allait convaincre d'autres régions de la terre à se détacher de leur patrie .

Si vous entendez vous mettre à la recherche du Cyclope d'Homère, vous devrez donc vous harnacher de l'équipement qui convient aux chasseurs du monstre le plus secret, celui qui n'a ni chair, ni os et qui se cache dans les entrailles de la servitude et qui interdit à l'espèce humaine tout entière de jamais porter son regard sur le Cyclope véritable, celui qui, à la faveur de l'émiettement de toutes les nations de la terre et de leur réduction à leur folklore, permettra au monstre d'étendre le réseau de ses légions à une planète qu'il aura éparpillée en floraisons locales. Votre œil doit donc apprendre à connaître le Cyclope qui interdit à vos aînés de le regarder ; et pour cela, il vous faut détecter le Titan qui pilote en secret un primate né pour les servitudes magnifiées par leur minusculité. Comment apprendriez-vous à radiographier l'encéphale vrai du Cyclope et celui qui s'appelle la vassalité politique, si vous n'êtes pas initiés au génie qui l'inspire, celui d'un machiavélisme qui demande au microscopique d'arborer le drapeau le plus glorieux de la Liberté.

9 - Le bouclier anti-missile

Le deuxième spectacle qui vous enseignera l'art de distinguer le Cyclope en chair et en os qu'Ulysse a enfumé dans son antre de celui, tout cérébral, que l'Europe asservie est devenue à elle-même vous permettra d'illustrer le jeu de dupes d'une servitude sottement réfléchie dans son propre miroir. Car l'esclave se dédouble, l'esclave joue à cache-cache avec sa propre effigie. Voyez l'affaire du "bouclier antimissiles" qu'il s'agissait d'installer en Pologne afin de protéger l'Europe et les Etats-Unis des foudres d'un nouveau Staline. A ce spectacle, vous apprendrez que les empires sont des Cyclopes messianisés dont l'expansion naturelle et irrépressible nourrit les hormones de croissance de la "démocratie" mondiale d'aujourd'hui comme hier du christianisme , du judaïsme, de l'islam ou du marxisme.

C'est pourquoi la livrée doctrinale que portent les nations "orthodoxes" de l'OTAN est seulement l'habillage théologal des vassaux que le Cyclope feint d'élever au rang de vaillants alliés. Voyez combien cette armée de valets d'armes aux yeux bandés fait figure de croisés de la liberté du monde ; voyez comme elle marche contre un ennemi aussi onirique que les géants auxquels se mesurait don Quichotte.

Or, la piétaille apostolique de l'OTAN qui courait docilement et depuis longtemps dans la direction du soleil levant, a commencé de trouver le chemin bien long . L'histoire ancienne connaît un illustre exemple de ce harassement , celui des troupes d'Alexandre dont la marche vers les confins du monde avait épuisé l'espérance. C'est pourquoi le Macédonien des temps modernes a subitement décidé de laisser ses troupes auxiliaires en arrière-ligne et de poursuivre seul l'assaut de ses phalanges sur le front principal, afin de s'emparer de Varsovie, puis de Sébastopol et de fermer à la flotte de guerre russe l'accès à la Mer Noire- ce que j'avais exposé sur ce site dès le 14 septembre 2001 .

A l'origine, cette accélération cyclopéenne de l'expansion mondiale d'un empire du salut ne paraissait qu'une promenade militaire du Picrochole de Rabelais , parce que la Pologne rêvait de s'attacher plus dévotement au nouveau délivreur de l'univers. Le prétexte invoqué par le nouvel évangéliste de la terre était la menace que la Russie de Staline renaîtrait inopinément de ses cendres et que, dans la foulée, l'évangile prolétarien ressusciterait la secte récemment exterminée des derniers purificateurs du monde, les Cathares de Karl Marx. Mais les religieux comparses du conquérant, devenus un brin réticents, commençaient d'ouvrir un œil impie sur le Cyclope qui tentait maintenant d'étendre physiquement son empire territorial en portant ses autels en première ligne ; cependant, le réveil cérébral des vassaux demeurait embryonnaire ne conduisait encore qu'à une rivalité croissante entre les nouveaux candidats aux privilèges de la servitude pieuse, d'un côté et de l'autre le troupeau attaché aux délices de sa domesticité depuis plus d'un demi siècle.

Après des mois de négociations ardues entre une Pologne caressée de l'encolure par le maître du monde et le vulgum pecus des démocraties du Vieux Continent vieillies sous le harnais de l'OTAN, ces dernières avaient obtenu gain de cause et la Pologne tout entière était tombée à son tour dans l'escarcelle de l'OTAN. Naturellement, c'était seulement cela que l'empire demandait en sous-main. Mais voyez comme votre science d'Homère vous conduit sur un chemin semé de chausse-trapes ; apprenez à ce spectacle comment les esclaves rêvent de confondre leurs cheptels et s'égalisent sévèrement entre eux, chacun prenant le plus grand soin de cacher son harnais sous la chasuble dont tout le troupeau s'enveloppe .

10 - L'Iran

Le troisième théâtre du monde qui vous mettra en apprentissage de votre futur regard sur le Cyclope est le rapport Baradei, qui décidera, dans quelques jours, de la question de savoir si l'Iran se trouve placé sur les routes de l'enfer où les damnés rôtissent éternellement et si ce pays se trouvera frappé de l'excommunication majeure pour avoir tenté de goûter du fruit défendu de l'arbre de la connaissance des modernes : la grosse pomme du péché originel que l'arme nucléaire incarne désormais. Les valets du Cyclope en chair et en os d'Homère - celui dont le brame terrifiait les compagnons d'Ulysse - vous expliquent maintenant avec des mines averties que M. El Baradei , prix Nobel de la paix 2005, ne s'était , certes, pas trompé quand il avait eu le front de soutenir , seul contre tous, l'évidence criante, que Saddam Hussein ne tenait pas le sceptre du Dieu de l'apocalypse dans ses mains et que l'empire américain ne cherchait que le pétrole de l'Eden ; mais qu'il serait catastrophique que M. El Baradei fût moins chanceux cette fois-ci et qu'il se trompât lourdement sur l'arme de la chute d'Adam que préparaient les Mollahs.

Ici encore, observez comment le duo des Cyclopes , le glouton du cosmos et le musculaire, rusent à se prêter main forte , le plus charpenté des deux prêtant sa carrure à son double vaporeux ; car le vrai n'est précisément pas celui dont la gigantesque ossature barrait la sortie de sa caverne à Ulysse et à ses compagnons. Le colifichet atomique n'est rien de plus que le leurre qui permet au César du monde de donner le change : la foudre de Zeus est le pétard mouillé qui détourne l'attention des démocraties et qui permet au Cyclope de mettre la main en cachette sur le pétrole irakien . Il s'agit de cacher le contrôle américain du détroit d'Ormuz sous un attrape-nigaud planétaire; il s'agit de perpétuer l'hégémonie d'Israël au Moyen Orient . C'est pourquoi, à la différence de tous les autres théologiens des fins dernières, de la Russie au Pakistan, de la Chine à l'Inde, d'Israël à l'Angleterre, des Etats-Unis à la France, seul l'Iran se trouve accusé du péché capital de menacer d'extinction radicale les héritiers du primate à fourrure qui s'est propagé sur les cinq continents.

Mais cette fois-ci, il vous faudra des yeux plus perçants encore si vous avez l'ambition d'apercevoir le vrai Cyclope ; car l'arme nucléaire est une arme théologique . Comment recevoir ce Cyclope-là sur votre rétine, sinon en ouvrant un œil transcyclopéen sur le Cyclope qu'on appelle Dieu et qui fonde son prestige politique et toute sa puissance de dissuasion sur la foudre imaginaire qui lui permet de terroriser sa créature. Cette fois-ci, le Cyclope réel , vous ne le verrez que si vous conquérez un regard sur les trois Cyclopes invisibles qui règnent sur la politique et sur l'histoire du monde depuis trois mille ans et qui se partagent l'arme nucléaire qui s'appelle l'apocalypse. Or, ce Cyclope-là fait le patelin quand il se trouve réduit a quia , mais sitôt qu'il reprend des forces, il fronce les sourcils e retrouve sa foudre.

11 - Le cyclopeteau

Le troisième événement international que vous devez apprendre à scruter avec les lunettes des héritiers d'Homère et de Darwin - on les appelle des simianthropologues - est la décision du Parlement et du Sénat français d'adapter un traité dit simplifié et censé redonner un embryon de souveraineté à l'Europe vassalisée sous le sceptre et le glaive de l'OTAN. Or, vous savez que le petit de l'éléphant s'appelle l'éléphanteau, le petit du lion le lionceau, le petit du loup le louveteau et le petit du Cyclope le cyclopeteau. Mais à la différence de ses congénères ci-dessus nommés, le suffrage universel est un cyclopeteau qui ne saurait grandir et dont il ne faut mettre le nanisme qu'à l'école des politiques municipales. Un François Mitterrand vieillissant avait demandé au peuple français d'adopter le traité de Maastricht. Mais il a suffi à deux zozos, MM. Pasqua et Seguin, d'écumer les plages de l'été de 1991 pour mettre ce traité en si grand péril que seuls les efforts désespérés de toute la classe politique française et européenne étaient parvenus à faire adopter d'extrême justesse la seule armure réelle du Vieux Monde : une monnaie de réserve rivale du dollar et ambitieuse de le supplanter.

Il existe cinq tentatives principale de gouverner une espèce ingouvernable par nature et qui condamne la raison au martyre: primo un suffrage universel qui, s'il se trouve abandonné à lui-même , se met toujours et nécessairement le doigt dans l'œil , puisque la majorité du genre humain n'est pas celle du savoir et de la raison socratique, mais celle de l'ignorance et de la sottise; secundo, un suffrage notabiliaire placé sous le double joug de sa myopie et de son refus de reconnaître la supériorité de l'un des siens ; tertio, une tyrannie qui flatte le petit peuple et métamorphose les notables en domestiques empressés de leur maître ; quarto, une monarchie dont il sera bien impossible que l'autorité et le dévouement au bien public se conservent au-delà de deux ou trois générations ; quinto, une monarchie élective qui portera tantôt un Titus, un Vespasien, un Marc-Aurèle, un Trajan, un Hadrien, tantôt un Tibère, un Caligula, un Néron, un Othon, un Vitellius , un Héliogabale à la tête de l'empire.

Entre ces cinq régimes , le despotisme déchaîné est le pire. Aussi toutes les démocraties viables sont-elles fondées sur des élites suffisamment sages, disciplinées et instruites dans leur ordre pour éduquer du moins le peuple à l'école de leur infinité, afin de tenter de le soustraire aux séductions d'un démagogue effronté. Mais jamais un peuple formé à exercer sa souveraineté sur la scène internationale par des esprits féodalisés ne courra aux urnes pour délivrer l'Europe du joug de l'OTAN . Telle est l'aporie qui appelle votre génération au courage.

12 - La démocratie et l'auréole de la conscience universelle

Mais puisque l'étude plus approfondie de la psychophysiologie du cyclopeteau vous ferait perdre un temps précieux, que ferez-vous du Cyclope européen adulte ? L'Angleterre ne vient-elle pas de lui interdire de se donner un drapeau et un ministre des affaires étrangères ? Quelle avoine fournirez-vous donc à ce bétail et sur quels arpents le ferez-vous pâturer? Que tirerez-vous d'un fantôme de structure politique du Vieux Monde, d'un spectre de pouvoir souverain, d'un ectoplasme d'acteur de l'histoire du monde ?

Et pourtant, sitôt approuvé , le " traité simplifié " a posé une question centrale aux notables municipaux qui composent désormais la classe dirigeante du Continent de Copernic, une question tellement décisive que personne ne s'était risqué à la soulever : la question terrifiante de la nature et du poids du fardeau qu'on mettra sur les épaules du fantôme . Du coup, les vassaux se sont dangereusement démasqués. La France n'a-t-elle pas osé demander qu'on nommât une ombre d'homme d'Etat et un serviteur dévoué de l'empire américain à la tête d'une civilisation appelée à renaître et à retrouver ses forces ? Du coup quelques hommes politiques trop âgés pour courir le danger de solliciter les suffrages parallèles du suffrage universel et des élites politiques vassalisées de l'Europe , tels MM. Valéry Giscard d'Estaing et Edouard Balladur, ont eu l'audace de sortir de leur retraite de prendre la plume afin de dénoncer le ridicule de demander au pire ennemi de conduire l'Europe aux retrouvailles avec sa destinée .

Mais le Cyclope qu'il vous faut maintenant apprendre à radiographier n'est pas encore celui que l'un et l'autre de ces guerriers de l'encrier ont dépeint d'une plume réservée; car tous deux se sont gardé comme de la peste d'évoquer le contenu réel de la conque cérébrale de M. Tony Blair . Que se sont-ils contenté de lui reprocher ? D'avoir approuvé l'invasion de l'Irak . Or, les empires ne font jamais qu'obéir à leur musculature. S'ils consacrent toutes leurs forces à étendre leur puissance, ce n'est pas afin de consolider le sceptre idéologique des démocraties. Ils savent fort bien que ce n'est nullement la culpabilité attachée à un viol de la conscience universelle qui se retournera a contre eux, mais seulement l'échec de leurs armes.

Le Cyclope réel qu'il vous appartient d'apprendre à radiographier est donc celui qui depuis des siècles frappe d'estoc et de taille et sue sang et eau sur tous les champs de bataille du monde. Celui-là jette quelquefois un regard de commisération sur les saints de sacristie de la justice du monde. Pourquoi les porte-sceptre du droit international attendent-ils la défaite militaire du Cyclope pour se chapeauter de l'auréole tardive de la vertu outragée ? Si vous n'observez pas le Tartuffe qu'on appelle la démocratie mondiale avec les yeux d'Isaïe , vous mettrez aussi peu de contenu dans le traité de Lisbonne que MM. Valéry Giscard d'Estaing et Edouard Balladur. Réjouissez-vous cependant de la semi existence de ce traité simplificateur : hier encore, la question de savoir ce qu'il faudra y mettre ne pouvait même pas se poser , tandis qu'il deviendra, tout au contraire, bien impossible de faire monter ce fantôme dans le " vide de l'air ", comme disait René Descartes , parce que la nécessité ne tardera pas à s'imposer à la logique interne de la politique de l'Europe des vassaux eux-mêmes de dissoudre purement et simplement le traité vassalisateur de l'OTAN. Sinon, comment le Vieux Monde retrouverait-il un jour ses responsabilités mondiales, comment affronterait-il les périls sans lesquels il n'y a pas de souveraineté ? La Russie et la Chine ne sont pas des séraphins ; mais si l'Europe n'affronte pas ces séraphins-là à sa propre école, elle quittera le timon des affaires du monde.

Rassurez-vous, il suffira de quelques semaines à ce traité asthénique pour mettre le couteau sur la gorge des Etats rachitiques de l'Europe, tellement leur vassalité s'étalera au grand jour sitôt qu'ils auront permis à leur maître d'outre-Atlantique de s'emparer de l'Ukraine, c'est-à-dire de fermer la Mer Noire à la flotte de guerre de l'ex-empire des tsars ; car la provocation d'interdire purement et simplement l'accès au port de Sébastopol à la Russie sera la conséquence inévitable de l'intégration de l'Ukraine au commandement militaire exclusif de l'Amérique guerrière à laquelle l'OTAN sert de déguisement démocratique .

13 - Les loups et les moutons

Mais vous n'en avez pas fini avec la difficulté de crever l'œil du Cyclope. Comment le monstre a-t-il débarqué en Europe? Comment s'y est-il implanté ? Comment y perpétue-t-il sa présence ? Pour le comprendre, souvenez-vous de ce que ce géant n'est pas né de la victoire de ses armes en 1945, mais de la scission ultérieure de l'encéphale du simianthrope entre le vieux rêve du salut sur la terre et la fatigue des laboureurs du quotidien. Car, en ce temps-là, le prophète Karl Marx avait revitalisé la dichotomie originelle de la boîte osseuse des semi évadés du monde animal - espèce dont nous ne savons pas encore, un siècle et demi après la parution de L'origine des espèces de Darwin, à quel endroit son messianisme natif le place sur le chemin de l'évolution de sa boîte crânienne .

Naturellement, le sursaut marxiste de l'évangélisme du premier siècle du christianisme n'avait pas tardé à plonger une fois de plus l'encéphale schizoïde du simianthrope dans un délire de type eschatologique .Car le simianthrope se divise entre deux races, celle des loups et celle des moutons . Ceux-ci sont nés pour brouter l'herbe des champs ; et l'herbe des champs a la vertu de faire monter dans l'atmosphère des senteurs enivrantes, mais impropres à protéger le troupeau des carnassiers aux aguets. Alors les moutons entrent en fureur. Las de brûler des cierges et de déposer les ex-votos de la Liberté sur l'autel de la déesse Démocratie, ils s'arment d'une orthodoxie, puis d'un clergé ardent à prendre le commandement des croisés du salut sur toute la terre. Bientôt l'immense marée des bêlements de la foi des moutons enfante une inquisition dont le Christ s'est longtemps incarné en un certain Joseph Staline. On sait que la sainteté de ce personnage a provoqué une vénération planétaire non seulement des foules européennes éperdues , mais de la majorité des intellectuels angéliques de la civilisation occidentale. Puis la béatification accélérée d'un suffrage universel proclamé infaillible et obéissant à la voix des moutons sacrés a ressuscité les arrêts immuables et éternels des saintes théologies dogmatiques d'autrefois.

Du coup, l'espérance messianique des moutons portait dans ses flancs le naufrage de l'humanité dans un second Moyen-Age . Face à un péril aussi imminent , l'appel précipité au loup américain avait paru une chance de salut inespérée. Mais, naturellement, une civilisation qui a perdu la tête se trouve livrée aux dents des loups ; et le loup aux dents aiguës apportait non seulement ses marchandises et sa langue aux moutons, mais ses idéalités aux puissantes mâchoires. Il suffisait donc aux légions et aux garnisons du loup délivreur de s'installer en territoire conquis et d'y attendre tranquillement l'heure de la déconfiture dont l'histoire frappe inévitablement les utopies politiques ou religieuses des moutons.

14 - La souveraineté de la France

Un court instant, le Général de Gaulle avait mis en péril l'asservissement de la civilisation des moutons à des mœurs et à un esprit étrangers à leur génie . Mais la conquête des esprits moutonniers du Vieux Monde avait été aussitôt et vigoureusement scellée par des traités d'alliance militaire et culturelle qui assujettissaient à titre constitutionnel les vieilles nations de l'Europe au commandement militaire de l'empire des loups.

Mais au cœur même du désastre qui frappait ses moutons, le Vieux Continent se trouvait en quelque sorte contraint de sortir de sa torpeur bêlante , parce que la double catastrophe de l'évangélisme marxiste et de l'évangélisme des loups du Nouveau Monde avait révélé au grand jour que l'encéphale biphasé d'une espèce schizoïde de naissance souffre d'une scission originelle entre le réel et le songe; et comme le vrai génie du Vieux Monde s'était armé des dents de l'esprit critique né en Grèce un demi millénaire avant l' ère des moutons, un territoire immense s'étalait maintenant devant les explorateurs de l'inconscient des loups et des moutons. Face à un empire dont les idéalités sotériologiques prenaient la relève du joug marxiste, il devenait possible d'élaborer une anthropologie critique ambitieuse de descendre dans les arcanes du cerveau d'un animal rendu à la fois onirique et carnassier par son évolution et dont la tragique oscillation entre le séraphisme et la férocité continuait de forger la politique à l'échelle d'une planète soudainement rapetissée.

Dans ce hiatus entre un progrès décisif de la connaissance anthropologique des cerveaux respectifs des loups et des moutons, d'une part, et la domestication accélérée de la civilisation européenne, d'autre part, la diplomatie française se trouvait à la fois menacée de disparaître dans l'estomac du Cyclope et appelée à féconder une fois encore le regard du "Connais-toi" sur le monstre d'Homère . En vérité, jamais, depuis le passage difficile entre le XVIe et le XVIIe siècle , la France n'a été mise dans une situation politique aussi inextricable . Car entre la défaite de François 1er à Pavie en 1525 et le rétablissement de l'équilibre européen sous la conduite de Richelieu et de Mazarin, la France avait retrouvé le pieu rougi au feu d'Ulysse aux mille ruses: la Suède luthérienne de Gustave-Adolphe avait fourni à la royauté catholique le levier diplomatique qui lui avait permis de dresser une contre- force décisive face à l'empire de Charles Quint .

Rien de tel aujourd'hui : ni l'Allemagne, ni l'Italie, ni l'Espagne des moutons ne sont convertibles à une croisade qui bouterait le loup hors de l'Europe . Quant à se tourner vers Moscou et Pékin à la manière d'un François 1er qui avait fait appel au Grand Turc, la puissance de Lutèce au sein du Vieux Monde est-elle suffisante pour faire sortir de force la civilisation européenne de l'orbite vassalisatrice d'Outre-Atlantique ? Mais que se passerait-il si la France prenait le parti des moutons et si elle trahissait son génie aux dents longues en s'alliant lâchement avec la puissance dominante du moment ? Ce serait oublier qu'on ne joue pas sa partie à armes égales aux côtés d'un carnassier , ce serait oublier qu'on se rapetisse à servir d'allié au loup de son siècle et que le destin des porte-sabre d'autrui a toujours été celui des valets dont les dorures et les chamarrures n'ont jamais trompé qu'eux-mêmes .

Et puis, la Constitution du 26 février 2007 comporte un article de sauvegarde qui permet, par le jeu de l'article 67 , au Parlement et au Sénat de se réunir à Versailles afin de voter la destitution pure et simple d'un Président de la République en exercice dans le cas où son " inaptitude " serait reconnue pour " manifeste ". Mais, comment le peuple d'un côté , une classe dirigeante municipalisée et myope de l'autre, seraient-ils en mesure de constater l'incapacité naturelle du chef de l'Etat d'occuper sa fonction de guerrier de la souveraineté de la France? Pour permettre à un Richelieu ou à un Mazarin de tenir le gouvernail de la nation sur la scène internationale , où est-elle, la monarchie porteuse d'un destin ? Le Cyclope n'a qu'un œil . Comment la France conquerra-t-elle le regard du roi d'Ithaque sur le Cyclope dont l'œil s'enferme dans sa propre solitude ?

15 - La Renaissance intellectuelle de l'Europe

Quels enseignements tirerez-vous de ce tour d'horizon ? Une civilisation de la connaissance rationnelle du monde et de soi-même obéit nécessairement à la vocation impérieuse et focale de faire progresser la connaissance scientifique des mythes religieux, et cela du seul fait qu'il n'y a pas de science des fuyards de la zoologie sans spectrographie de l'encéphale de la seule espèce à sécréter des idoles . C'est dire qu'une civilisation qui cesse de s'interroger sur ce phénomène central renonce à se fonder sur le "Connais-toi" socratique. Votre chance est un Président de la République qui se présente en repoussoir idéal de l'Occident de la pensée, voyez comme il tente de remplacer l'esprit de recherche qui inspire la science occidentale par un escamotage pastoral délibéré dont l'objectif politique évident est de remplacer l'interrogation rationnelle sur la nature des mythologies sacrées par une gestion utilitaire des songes qui transportent notre espèce dans des mondes imaginaires tenus pour réels, voyez comme il tente d'imposer à la civilisation française la tournure qui caractérise le pragmatisme acéphale américain, voyez comme il ne se pose jamais la question du vrai et du faux, mais seulement celle de l'intérêt, pour une société, de tirer le meilleur avantage possible des délires collectifs de l'humanité.

Depuis la Renaissance littéraire du XVIe siècle, l'Europe avait peu à peu renoué ses liens avec le génie rationnel de la Grèce des philosophes . L'offensive pseudo intellectuelle d'une France officielle rendue complice de la vassalisation politique et culturelle de l'Europe et convertie à l'inculture américaine à ce titre, met tout son zèle à réhabiliter les autels. Mais cette "rupture" démontre fort heureusement - il était temps ! - à quel point une laïcité abandonnée à se lettre depuis 1905 et qui s'imaginait pouvoir remplacer sans dommages l'interrogation rationnelle sur la nature humaine par l'indifférence et la neutralité à l'égard du contenu anthropologique des mythes sacrés , inaugure seulement un nouvel obscurantisme et une scolastique fondés sur la cécité politique des démocraties vassalisées.

Par bonheur, les civilisations asservies portent en elles la promesse d'une résurrection de la pensée parce que l'homme a beau paraître s'abaisser à se regarder de loin - quel sommet ne lui faut-il pas escalader pour cela ! Puisque, depuis la Renaissance, l'Europe avait peu à peu renoué ses liens avec le génie rationnel de la Grèce, la tâche de l'anthropologie moderne est de découvrir pourquoi le cerveau schizoïde d'un animal dichotomisé de naissance sécrète des dieux qui vieillissent et meurent au fur et à mesure que la raison d'une espèce en évolution parvient à les surplomber du regard. La vassalisation de l'Europe vous ouvre donc une voie royale, celle de l'anthropologie du sacré. Pourquoi , dans les civilisations conquérantes , la divinité porte-t-elle les armes des empires en expansion et participe-t-elle de leur triomphe, tandis que dans les déclins, Dieu se réfugie derrière ses prie-dieu et joue petit-bras afin d'aider sa créature à plier puis à redresser son échine ? Pour la première fois depuis Isaïe , l'humanité conquiert un regard sur Dieu .

16 - Et la politique ?

Vous avez passé en revue - voir n° 11 - les cinq formes de gouvernement qui démontrent que si le genre humain n'est pas entièrement inéducable, il ne devient jamais gouvernable que provisoirement et cahin-caha . La seule utopie qu'il vous faudrait donc tenter de faire débarquer un jour sur la terre serait un mode de sélection dédoublé des élites politiques des démocraties, ce qui leur permettrait d'expulser chaque année de leurs assemblées nationales et de leurs sénats le contingent des élus du peuple qu'une commission de vrais connaisseurs de l'histoire jugerait étrangers à la connaissance anthropologique du genre humain nécessaire au sauvetage politique et cérébral d'une civilisation en péril de mort .

Ce système d' auto-épuration méthodique de la classe dirigeante d'un Etat n'est pas une vue de "l'esprit de géométrie" des philosophes. Pourquoi, depuis les origines de Rome jusqu'à la conquête de la Gaule, le Sénat romain a-t-il conduit la République avec une ténacité, une hauteur de vues, un génie de l'éthique politique qui sont demeurés une énigme aux yeux des historiens, puisque ni Montesquieu, ni Gibbon, ni Mommsen, ni Carcopino, ni aucun historien de la Rome antique n'en ont aperçu le mécanisme ? Et pourtant Tite-Live note, en bon démocrate, donc comme en passant que les Sénateurs excluaient chaque année de leurs rangs ceux de leurs collègues dont la trempe et le niveau cérébral ne répondaient pas aux ambitions de la République . Comment, sans cela, le Sénat aurait-il marché à la rencontre de Caïus Terentius Varron qui avait ramené dix mille hommes du désastre de la bataille de Cannes, afin de le remercier solennellement au nom du peuple romain de n'avoir pas désespéré de la République ? Comment, sans cela, aurait-il refusé de racheter au génial stratège carthaginois les soldats romains qui s'étaient rendus sans combattre à Hannibal et qui avaient craint de s'échapper de nuit aux côtés de Varron?

Cette épuration continue du Sénat romain par lui-même a duré jusqu'au jour où il n'est plus parvenu à forger dans son sein le noyau une super élite politique capable de mâter les ambitions rivales de deux futurs empereurs, Jules César et Pompée, tous deux tribuns du peuple, tous deux tentés par la démagogie, tous deux conduits au césarisme par le suffrage populaire. Mais auparavant, c'était un Sénat de fer qui, en cas de nécessité, nommait un "dictator" pour six mois. Aucun de ces souverains sans partage n'a tenté de prolonger sa charge et de ressusciter le despotisme des Tarquin . Comment votre génération donnera-t-elle à la civilisation européenne des élus des nations de cette stature si vous ne saviez que la science historique d'aujourd'hui fait silence sur l'expérience dont disposent les démocraties actuelles pour relever les défis modernes du Cyclope d'Homère.

Le 19 février 2008

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