23 janvier 2019 - On a ses lettres (et ses speechwriters, armés de dictionnaires des citations). Manu-Macron a donc charmé son auditoire Gröss Kultur assaisonnée de quelques bobos parisiens pantouflant dans les cabinets et les salons également parisiens, avec la chère Germaine de Staël, commentatrice obligée de tout rapprochement franco-allemand. Il l'a citée pour paraître aussi érudit que les Allemands s'imaginent que sont les Français ("Heureux comme Dieu en France", dit le dicton, duquel Sieburg s'était inspiré pour son essai de 1930 Dieu est-il Français ?, dont la réponse va comme de soi)... « La part que je ne comprends pas en allemand a un charme romantique que parfois, le français ne m'apporte plus » a donc dit Manu-Macron, répondant au diktat de la belle Germaine dans la ville de Charlemagne.
Il faut se méfier de la fille du banquier genevois Necker, ci-devant réformateur raté des finances du pauvre Louis XVI. Joseph de Maistre dénonçait son irrépressible fascination pour le moderne dont la Prusse se voulait alors l'inspoiratrice et l'affrontait aussi souvent que possible dans le salon qu'elle tenait en Suisse, dans le château familial de Coppet, pendant que l'on jacobinisait en France à guillotine abattue. (Mais l'entêtement du comte Joseph à fréquenter le salon de la belle Germaine, et le bonheur avec lequel elle l'accueillait ont fait penser à certains que ces deux redoutables ennemis idéologiques étaient secrètement amoureux l'un de l'autre.) Il y a plus d'une lune déjà, nous rappelionsce qu'elle disait de la forme de gouvernement des USA à son ami Jefferson, pressentant déjà que la perfection serait atteinte en 1865 grâce aux colonnes humanitaires des généraux Sherman et Sheridan :
« Cette chose que Germaine de Staël désignait en 1816 pour son ami Jefferson comme quasiment une perfection de la raison humaine ("Si vous parvenez à détruire l'esclavage dans le Midi, il y aura au moins dans le monde un gouvernement aussi parfait que la raison humaine peut le concevoir"), est donc aujourd'hui, deux siècles plus tard, en parfaite figure inversée, "un gouvernement aussi imparfait que l'humaine raison-subvertie peut le concevoir". »
Et encore cela était-il écrit en mars 2015, alors qu'il n'était pas encore question, ni du The-Donald, ni du Russiagate. Ainsi Macron a-t-il parlé à Aix-La-Chapelle comme si nous étions à la fin du Siècle des Lumières devenues révolutionnaires. Ce n'est plus le cas.
L'invention du siècle
Dans le pays du "charme romantique" qui nous manque tant, le président français a donc fait l'apologie du nouveau traité franco-allemand, et surtout de l'Europe certes.
« "Nous devons chérir[la] part d'indicible et d'irrationnel qui ne sera dans aucun de nos traités" : contrairement aux apparences, non, Emmanuel Macron ne cherche pas à minimiser l'importance du traité d'Aix-la-Chapelle. Bien au contraire, ce sont les mots de conclusion qu'il a choisis, après avoir défendu, lors d'une intervention retransmise en direct, le texte qu'il était venu signer ce 22 janvier, conjointement avec Angela Merkel.
» Pendant son discours, Emmanuel Macron n'a pas manqué d'opter pour un certain lyrisme alors qu'il exprimait sa vision de l'amitié franco-allemande. "La part que je ne comprends pas en allemand a un charme romantique que parfois, le français ne m'apporte plus", a-t-il déclaré, devant un auditoire pour le moins enthousiaste, après avoir cité Germaine de Staël, romancière du XIXe siècle, entre autres connue pour avoir popularisé en France des œuvres d'auteurs allemands.
» Tout au long de son intervention, le chef d'État français a multiplié les éloges du projet européen, et notamment du concept de "souveraineté européenne", dont il s'est fait le promoteur depuis sa campagne présidentielle. Évoquant "une Europe qui avance", Emmanuel Macron a également tenu à opposer le projet européen aux "rêves d'empire" que lui associent ses détracteurs. "C'est un projet nouveau, sans hégémonie, profondément démocratique, c'est une invention !", a par exemple affirmé le président de la République, avant d'évoquer "un projet librement consenti [...] où l'un ne décide pas pour l'autre ni pour les autres, mais où tous les membres, constamment, choisissent ensemble pour eux-mêmes". »
«...Un très mauvais président »
« ...Chérir [la] part d'indicible et d'irrationnel qui ne sera dans aucun de nos traités » ? Belle ambition, bien dans la manière du président français, si attentif par CRS interposés à "la part d'indicible et d'irrationnel" qui se trouve effectivement et sans le moindre doute dans le mouvement des Gilets-Jaunes. Au contraire de l'exaltante Angela Merkel, Matteo Salvini est assez peu sensible à cette poésie-là, nous semble-t-il, comme s'il débusquait d'instinct le poseur et le faiseur. A sa façon, il a salué à la fois le traité d'Aix-la-Chapelle et l'Europe parfaite, façon Germaine de Staël, que Macron a dessiné devant les yeux éblouis d'un auditoire qui croyait entendre Voltaire s'adressant au Grand Frédéric.
Comment ? Par le canal des tweets et des vidéos, comme un vulgaire Trump, légataire et locataire inattendu de ce « gouvernement aussi parfait que la raison humaine peut le concevoir ». Ce qui nous donne, au cœur de l'"Europe qui avance", un conflit diplomatique explosant dans l'invective et la vindicte personnelle, ces matières où Salvini excelle sans aucun doute...
« L'apaisement diplomatique entre Paris et Rome n'est semble-t-il pas pour demain. "J'espère que les Français pourront se libérer d'un très mauvais président, et l'occasion est celle du 26 mai[les élections européennes] quand finalement le peuple français pourra reprendre en main son avenir et son destin, son orgueil, mal représentés par un personnage commeMacron", a affirmé Salvini ce 22 janvier dans une vidéo Facebook tournée devant une ancienne usine de pénicilline de Rome, anciennement occupée par plus de 600 migrants. Le ministre italien de l'Intérieur s'est rendu sur place pour démentir 𝕏 les proposde la Maire de Rome, Virginia Raggi, qui avait déploré plus tôt la réoccupation des lieux.
» Dans son réquisitoire, [Salvini] a ouvertement souhaité la victoire de Marine Le Pen lors des prochaines élections européennes. "Ce n'est pas Matteo Salvini qui interférera dans la démocratie française, ce seront les Français. J'espère qu'ils choisiront quelqu'un de plus représentatif, sérieux, concret, je pense à Marine Le Pen", a-t-il souhaité alors qu'il dénonçait la politique migratoire conduite par Emmanuel Macron, accusé "de parler d'accueil mais de repousser les migrants aux frontières"... »
Les deux Vice-Premiers italiens, Di Maio en plus de Salvini, ont déjà développé d'autres vilaines querelles avec le Français Macron, qui a pris manifestement le rang de leur bête noire privilégiée, et de contre-référence par rapport à leur politique et à leurs ambitions. Leur soutien aux Gilets-Jaunes a, on le sait, été affiché et bruyamment clamé depuis un certain temps, cette fois avec plus d'alacrité et d'agressivité de la part de Di Maio : « Gilets jaunes, ne faiblissez pas ! Le gouvernement de Macron n'est pas à la hauteur des attentes et certaines politiques mises en œuvre sont de fait dangereuses, non seulement pour les Français, mais aussi pour l'Europe. Une nouvelle Europe est en train de naître. Celle des Gilets jaunes, celle des mouvements, celle de la démocratie directe. C'est une dure bataille que nous pouvons mener ensemble. »
Outre une querelle violente sur la Libye (Salvini : « En Libye, la France n'a aucun intérêt à stabiliser la situation, probablement parce qu'elle a des intérêts pétroliers opposés à ceux de l'Italie »), les deux Vice-Premiers ont une autre ligne de front, utilisée fréquemment, contre le "néo-colonialisme" français en Afrique. Cet angle d'attaque est extrêmement efficace dans la communication, par rapport à la narrative officielle du Système. Salvini-Di Maio utilisent sans vergogne cette narrative pour mettre en cause l'une des principales courroie de transmission du Système en Europe, - Macron certes, préalablement distingué de son peuple présenté comme en révolte contre lui.
« Le 22 janvier, dans l'émission télévisée Mattino 5, Salvini avait accusé la France de piller les richesses du continent africain alors qu'il abordait la crise migratoire en Europe : "Le problème des migrants a beaucoup de causes : par exemple, ceux qui ne vont pas en Afrique pour créer du développement, mais plutôt pour soustraire de la richesse au peuple africain. La France est parmi eux, l'Italie, non." »
Ces propos s'alignent impeccablement sur ceux de Di Maio, le 20 janvier, lorsque ce dernier accusait la France d'appauvrir l'Afrique, via notamment l'utilisation du Franc CFA, et d'être à l'origine de la mort de migrants dans la Méditerranée. Cette déclaration avait fort déplu au Quai d'Orsay, qui est toujours en service malgré les apparences et qui décidait de convoquer le lendemain l'ambassadrice italienne en France, Teresa Castaldo, pour les remontrances d'usage.
De Jupiter à "plus dure sera la chute"
Certes, on voudra bien prendre pour du comptant l'hypothèse selon laquelle ce n'est pas un hasard si l'attaque de Salvini se déployait le jour où Macron poétisait et romantisait à Aix-la-Chapelle, en compagnie du traité tout neuf qui nous inquiète si fort et d'une Merkel rayonnante pour ses vieux jours. Salvini, soutenu par Di Maio malgré la situation intérieure inconfortable de ce dernier (le M5S ne cesse de perdre du terrain sur la Liga),a décidé de se constituer une rente de réputation et d'influence comme leader alternatif de l'Europe, en totale et sauvage opposition au président français qui continue à manœuvrer vent debout pour prêter le flanc le plus accueillant possible aux attaques des pirates populistes sans foi ni loi. Macron agit comme si Salvini & Cie n'existaient pas, puisque seules existent Merkel et l'Europe ; de même, en France, il agit comme si les Gilets-Jaunes n'existaient pas, puisque seuls existent le CAC-40 et épisodiquement l'inusable Benalla. Il perd à tous les coups, avec un sourire béat.
Ce bien étrange président vient nous rebattre les oreilles à Aix-la-Chapelle, à la fois de Germaine de Staël et de "souveraineté européenne", de "l'Europe qui avance", d'un "projet nouveau, sans hégémonie, profondément démocratique", de l'Europe comme "invention", comme "projet librement consenti", comme machin « où l'un ne décide pas pour l'autre ni pour les autres, mais où tous les membres, constamment, choisissent ensemble pour eux-mêmes ».Et voilà qu'au cœur de cette Europe jubilante et si parfaitement contente d'elle-même, si peu hégémonique etc., deux des membres les plus importants entretiennent une guérilla qui est en train d'arriver aux limites d'une opposition ouverte, à l'extrême béance de la proximité d'une rupture des relations diplomatiques. Peut-on encore rompre ses relations diplomates entre deux États-membres de "l'Europe qui avance" ?
Salvini, à qui il ne faut demander ni grâce ni élégance, qui a l'abattage d'un bulldozer et qui avance dans le style-Blitzkrieg, Salvini joue sur du velours. Il n'arrête pas de cogner sur le petit marquis de l'Élysée, selon des mœurs incroyables par rapport aux normes diplomatiques du temps d'avant-Germaine de Staël. Le petit marquis, qui se disait volontiers Jupiter, serait plutôt dans le genre méprisant, cantonné à Aix-la-Chapelle, là où naquit l'empereur Charlemagne, bien avant que n'existât Mussolini. Son problème tient en ceci que, s'il se dit Jupiter, il y a beau temps qu'il n'est plus dans sa résidence de l'Olympe ; c'est plutôt sur les ronds-points des Gilets-Jaunes qu'on le trouve, caricaturé de plaies et de bosses, Jupiter sans tonnerre ni éclairs. Ainsi son dédain de Salvini et de sa bande ne lui rapporte rien dans le sens de la hauteur mais au contraire met en évidence ses incroyables faiblesses et ses inconcevables maladresses, dans le sens de "plus dure sera la chute".
Il fallait entendre le débat hier soir à 20H00 sur LCI, pourtant forteresse de la presseSystème et de la bienpensance-bienséance par rapport au macronisme. Une fois passé le commentaire sur l'épisode Salvini où l'on s'entendit pour s'exclamer à propos de cette diplomatie coup de poing de l'Italien, on revint à l'influence française et à l'accueil que de prestigieuses universités et centres d'influence du Système font en ce moment à une voix française, hier à Oxford, demain à Saint-Petersbourg, - selon la remarque appuyée d'Olivier Duhamel, pourtant impeccable opposant à la "bête immonde au ventre toujours fécond".
Il ne s'agissait ni de Macron ni d'Aix-la-Chapelle... En fait et pour tout dire, on parlait simplement de Marion Maréchal (ex-Le Pen), en tournée sur les terres extérieures. C'est pour dire où l'on en est dans ces temps où le Temps avance plus vite qu'il ne faut pour le dire.