25/05/2019 les-crises.fr  15 min #156893

Rébellion de l'extinction, par Chris Hedges

Source :  Truthdig, Chris Hedges, 24-02-2019

Mr. Fish

Par Chris Hedges, le 24 février 2019

Il ne reste plus qu'une toute dernière chance pour déjouer  l'imminent écocide et l'extinction de l'espèce humaine. Nous devons, petit à petit, mener des actions non-violentes de désobéissance civile pour paralyser les capitales des pays les plus industrialisés, affaiblir le commerce et les transports, jusqu'à ce que les élites au pouvoir soient obligées de reconnaître publiquement la vérité sur la catastrophe climatique, mettre en place des mesures radicales pour arrêter les émissions de carbone d'ici 2025 et autoriser une commission de citoyens indépendants à surveiller la fin de notre débauche liée aux énergies fossiles vieille de 150 ans. Si nous n'agissons pas, nous devrons affronter une mortalité massive.

Le groupe britannique  Extinction Rebellion a appelé à des actions non-violentes de désobéissance civile le 15 avril dans les capitales du monde entier afin d'inverser notre « aller simple vers l'extinction ». Je ne sais pas si cette action va réussir mais je suis sûr d'une chose : c'est le seul moyen qui reste pour forcer les élites au pouvoir qui, malgré le fait que le changement climatique soit bien connu depuis au moins trente ans, refusent de mettre en place les mesures nécessaires à la protection de la planète et de l'espèce humaine. Ces mêmes élites sont, pour cette seule raison, illégitimes. Elles doivent être remplacées.

« C'est notre devoir sacré de nous rebeller afin de protéger nos foyers, notre futur et le futur de toute vie sur Terre »  affirme Extinction Rebellion. Et ça n'est pas une hyperbole. Comme le confirme chaque rapport sur le climat, il ne nous reste que peu de temps. Et il se peut qu'il soit déjà trop tard.

En Grande-Bretagne, Extinction Rebellion a déjà montré sa force en bloquant des routes, en occupant des ministères et en regroupant 6 000 personnes pour le blocage de cinq des ponts de Londres  le 17 novembre dernier. De nombreuses arrestations ont eu lieu. Mais ça n'était que le début : le groupe espère que l'assaut final commencera en avril.

Si nous ne sortons pas de notre léthargie, de notre anomie et ne tentons pas de résister, alors notre souffrance, notre découragement et nos sentiments d'impuissance ne feront qu'augmenter. Nous serons paralysés. Si l'on tient compte de la désolation qui nous attend, la résistance va au-delà du simple fait de gagner. Il s'agit d'une vie qui ait du sens et d'émancipation. C'est la déclaration publique que nous ne vivrons plus en accord avec le mensonge dominant. C'est un message aux élites : NOUS NE VOUS APPARTENONS PAS. Il s'agit de défendre notre dignité, notre capacité à agir et notre estime de nous-mêmes. Plus nous nous libérerons de l'esclavage de la peur et érigerons des barrières sur la route menant à l'écocide, plus nous serons plongés dans une étrange forme d'euphorie, celle que j'ai souvent ressentie en tant que correspondant de guerre travaillant sur des souffrances terrifiantes et des atrocités afin de couvrir de honte les meurtriers. Nous pouvons effacer le désespoir dans nos actes de défiance, même si nous ne gagnons que des victoires à la Pyrrhus. Nous nous efforçons d'atteindre ceux qui nous entourent. Le courage est contagieux. C'est l'étincelle qui embrase les soulèvements de masse. Et, même si nous échouons, nous devrions au moins choisir la façon dont nous allons mourir. La résistance est la seule action qui nous reste et qui nous permet de rester psychologiquement entiers. Et c'est la seule action qui nous reste et nous laisse l'espoir de stopper l'extinction totale de l'espèce humaine, sans parler des autres.

« L'époque est indiciblement mauvaise », a écrit  Daniel Berrigan. « Et cependant, cependant... l'époque est indiciblement bonne. Dans cette période de mort quelques hommes et quelques femmes, les résistants, travaillent avec ardeur au changement social. A la pensée que de telles personnes existent dans le monde, notre cœur se réjouit. »

"Les gens doivent se rendre dans les capitales », affirmait depuis Londres Roger Hallam cofondateur d'Extinction Rebellion et chercheur au King's College de Londres. C'est là que se trouvent les élites, la classe affaires. C'est là où l'on trouve les piliers de l'État. C'est la première chose à faire. Puis il faut impliquer un grand nombre de gens prêts à enfreindre la loi. Il est inutile de se contenter d'une manifestation : ils devront littéralement bloquer les rues en restant non-violents, c'est absolument crucial. En cas de violence, la police et l'État ont une excuse pour vous faire partir. Il faudra avoir un côté culturel : faites-en une sorte de Woodstock avec des dizaines de milliers de gens dans les rues. »

« Il y a une différence fondamentale entre enfreindre la loi et ne pas l'enfreindre, continuait-il. C'est une différence binaire : quand vous enfreignez la loi, votre influence matérielle et psychologique est alors bien plus efficace et suscite l'intérêt des médias. Plus la désobéissance civile sera spectaculaire, mieux ça sera. C'est une question de quantité. Vous voulez que les gens bloquent les rues, mais vous avez besoin de dix, vingt, trente mille personnes, pas de trois millions. Vous avez besoin d'assez de gens pour que l'Etat décide s'il utilise la répression à grande échelle ou s'il vous invite à la table des négociations. Bien sûr le subterfuge, particulièrement au Royaume Uni, réside dans le fait que l'État est faible. Il a été vidé de sa substance par  le néolibéralisme. Ils vont se être dépassés et nous nous assiérons à la table. »

« Nous allons commencer ce Lundi [15 avril] », a-t-il dit. « Nous allons bloquer plusieurs ronds-points importants dans le centre de Londres. On va étendre ça sur toute la ville, ça va grouiller. Quand les forces anti-émeute ou la police viendront, on se lèvera et on ira ailleurs. C'est une tactique que nous avons inaugurée en novembre. Nous allons mettre les autorités face à un dilemme fondamental : "Permettons-nous à ces gens de continuer à bloquer le centre d'une ville mondiale, ou bien arrêterons-nous des milliers de personnes ? S'ils choisissent d'arrêter des milliers de personnes, beaucoup de choses vont se produire. Ils seront submergés - les services de police du Royaume-Uni sont sous-financés, comme la plupart des services de police du secteur public. Il y a une désaffection massive au sein de la police : je ne serai pas surpris s'ils forment un syndicat et déclarent "On arrête avec ça". J'ai été arrêté 10 ou 12 fois ces deux dernières années. A chaque fois, la police s'approche de moi en me disant : "Continue comme ça, mon pote. Ce que tu fais est génial". Nous sommes des gens disciplinés, non violents. Ils ne vont pas nous en vouloir. Ils savent aussi que c'est fini. Ils passent leurs journées à ramasser des malades mentaux dans les rues. Il n'y a rien de glamour à être policier dans une métropole. Il faut subvertir les forces de sécurité, pas les dénigrer. »

Le groupe a mis l'accent sur ce qu'il appelle une stratégie d'organisation « antérieure à l'ère des réseaux sociaux ». Il a créé des structures pour prendre des décisions et formuler des demandes. Il envoie des équipes pour donner des conférences dans les collectivités. Il insiste sur le fait que les personnes qui participent aux actions d'Extinction Rebellion doivent suivre une formation d'« action directe non-violente » pour ne pas être provoquées par la police ou les groupes d'opposition.

« La plupart des mobilisations de masse récentes ont été alimentées par les réseaux sociaux », a expliqué M. Hallam. « C'est pourquoi elles ont été chaotiques. Ce sont des mobilisations extrêmement rapides. Les réseaux sociaux, c'est un peu comme l'héroïne : ça explose avant de s'effondrer, par exemple  en France - ça devient chaotique ou violent. Beaucoup de mouvements sociaux modernes publient sur les réseaux sociaux, mais c'est perturbé par des trolls et beaucoup d'organisations de gauche radicale se disputent les différents privilèges. Nous avons contourné ce problème en allant directement vers le peuple, pour ainsi dire. Nous avons tenu des réunions dans les mairies jusque dans les villages. Nous parcourons le pays comme on le faisait au XIXème siècle, en disant : "Salut les gars. On est tous foutus. Des gens vont mourir si on ne fait pas quelque chose". La deuxième partie de la conférence est en gros : il y a un moyen d'y faire face, qu'on appelle la désobéissance civile de masse. »

« La discipline non-violente, comme le montre la recherche, est le critère n°1 pour maximiser le potentiel de succès », dit-il. « Ce n'est pas une observation morale. La violence détruit les mouvements. Les pays du Sud y travaillent depuis plusieurs décennies. La violence finit par tuer des gens. Ça ne mène nulle part : autant tenter votre chance et conserver une discipline non-violente. Il y a un grand débat au sein de la gauche radicale sur l'attitude a avoir envers la police. Ce débat est un substitut de la justification de la violence. Dès que vous ne parlez pas à la police, vous êtes plus susceptible de provoquer la violence policière. On essaie de charmer la police pour qu'elle arrête les gens de façon civilisée. La police métropolitaine [de Londres] est probablement l'une des forces de police les plus civilisées au monde. Ils ont une équipe de professionnels qui vont aux manifestations sociales. Nous communiquons régulièrement avec eux. Nous disons à la police : "Bon, nous allons bloquer les rues. On ne va pas ne pas le faire juste parce que vous nous l'avez demandé". C'est la première chose à clarifier : ce n'est même pas la peine d'en discuter. Ils savent que c'est sérieux : ils n'essaient pas de nous en dissuader, ce serait stupide. Ce qui les préoccupe, c'est la violence et le désordre public. C'est dans notre intérêt en tant que concepteurs de désobéissance civile de ne pas avoir de désordre public, parce que ça devient chaotique. »

« Vous mettez l'économie d'une ville en otage », a-t-il dit au sujet des fermetures d'entreprises. « C'est la même dynamique qu'une grève des travailleurs. Vous voulez entrer dans la pièce et entamer une négociation. Extinction Rebellion n'a pas encore complètement décidé du sujet des négociations. Nous avons  trois exigences : que le gouvernement dise la vérité, que les émissions de carbone tombent à zéro d'ici 2025, ce qui est un indicateur de la transformation de l'économie et de la société, et que nous ayons une assemblée au niveau national pour déterminer ce que le peuple britannique veut faire à ce sujet. La troisième revendication [la convocation d'une assemblée nationale] est un substitut de la transformation de la structure politique de l'économie. Elle propose une forme différente et concrète de gouvernance démocratique, basée sur  le tirage au sort plutôt que sur la représentation. Cela a été décisif en Irlande et en Islande. La transition optimale sera de passer du modèle "représentatif" corrompu à un modèle de tirage au sort, de même que le droit aristocratique est passé au droit représentatif entre la fin du XVIIème siècle et le début du XIXème siècle. »

« Les gens intelligents de gauche ont pris conscience que nous avons une urgence existentielle qui pourrait détruire la société humaine dans les dix prochaines années », a-t-il dit. « C'est dans déjà acquis. Beaucoup d'entre nous ont déjà vécu le processus de douleur. Mais ces gens [nouvellement réveillés] viennent d'avoir cette illumination : ils sont en état de choc. Ils maintiennent une apparence du style "ça peut aller". C'est le but du Green Deal [une initiative politique du gouvernement du Royaume-Uni]. C'est une tentative de faire croire que l'industrialisation peut perdurer, que nous pouvons tous encore être riches, que nous pouvons tous avoir encore de bons emplois... C'est comme le New Deal de Roosevelt ; mais le New Deal était basé sur l'idée que nous pouvions continuer à piller la nature et que rien n'allait se passer. C'était peut-être vrai dans les années 1930, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. C'est une question de physique et de biologie : Nous ne pouvons tout simplement pas maintenir nos niveaux de consommation, et ils n'en ont pas tenu compte. L'une des principales raisons pour lesquelles le débat sur le climat n'a jamais été pris au sérieux ces 30 dernières années est que les personnes chargées d'informer le public sont terrifiées à l'idée de dire au public qu'elles devront renoncer au mode de vie de notre société de consommation. C'est un tabou, mais comme toute addiction, il y a un moment de vérité : aujourd'hui on y est. »

« Pendant 30 ans, nous avons eu une métaphysique politique, la réforme » a-t-il dit. « Soit tu réformes, soit tu ne sers à rien. Mais aujourd'hui, nous avons deux failles structurelles énormes qui se développent de façon exponentielle : le problème des inégalités et la question climatique. Beaucoup de gens - à cause des dynamiques liées à leurs parcours - ont travaillé pendant 30 ans dans ce genre d'espace des causes perdues. Ils ont désespérément besoin de changement. Pendant 30 ans, ils ont misé sur la réforme. La tragédie - et vous pouvez le constater dans l'histoire de la lutte politique qui remonte à des centaines d'années - est qu'il y a un retournement de situation où les réformistes perdent le contrôle. Ils sont restés bloqués dans le passé. Les révolutionnaires, que tout le monde traite de naïfs, se retrouvent soudain sur le devant la scène. C'est généralement un tremblement de terre, ce n'est pas un phénomène graduel. C'est une double tragédie, car c'est un tremblement de terre et les révolutionnaires sont généralement assez désorganisés. Il me semble que c'est ce qui se passe en ce moment. C'est lourd de conséquences pour [la résistance contre] le fascisme. A moins d'avoir une mobilisation de gauche massive et lucide en lien avec la classe ouvrière, il sera difficile d'enrayer la progression du fascisme. »

Les actions populaires du 15 avril risquent de s'éteindre. Peut-être que la foule ne sera pas au rendez-vous et que le public sera apathique ; mais même si seulement une poignée d'entre nous tente de bloquer un pont ou une route, même si nous sommes rapidement embarqués par la police, si vite que ça ne crée aucune perturbation, ça en vaudra quand même la peine. Je suis un père et j'aime mes enfants : il ne s'agit pas de moi, mais d'eux. C'est mon rôle de parent.

Source :  Truthdig, Chris Hedges, 24-02-2019

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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