Vendredi 4 octobre et samedi, les défenseurs des terres agricoles du triangle de Gonesse, dans le Val-d'Oise, iront à l'hôtel Matignon pour dire leur opposition au projet EuropaCity ainsi qu'à l'urbanisation du site. Reporterre a rencontré certains de ces activistes qui se disent prêts à s'opposer physiquement à l'avancée des machines.
- Gonesse (Val-d'Oise), reportage|
Le dimanche 8 septembre, au petit matin, des tentes colorées étaient posées sur le triangle de Gonesse, à quinze kilomètres au nord de Paris. Quelques gouttelettes perlaient sur les toiles humidifiées par la rosée. Des campeurs se réveillaient doucement, émergeant de leurs nids. Le soleil précipitait ses halos de lumière dans leurs yeux mal habitués. La silhouette élancée de la tour Eiffel et l'étendue tentaculaire de la capitale se dessinaient à l'horizon.
Ils étaient une trentaine à dormir là, entre les terres fertiles du triangle de Gonesse et la route départementale 170, lovés entre les aéroports du Bourget et de Roissy. Un lieu contrasté, où la quiétude des champs de maïs se brise sur le vrombissement d'un ballet ininterrompu de voitures et le grondement régulier d'avions à basse altitude. Une terre en péril, convoitée par le groupe Auchan et le conglomérat chinois Wanda, qui souhaitent y ériger un gigantesque complexe commercial et de loisirs nommé EuropaCity. Une terre menacée par les bulldozers du Grand Paris et par un projet de gare au milieu des champs, destinée à accueillir la ligne 17 du métro. Le champ a déjà été balafré en début d'été, des canalisations ont été installées, et les travaux de la future gare Triangle-de-Gonesse pourraient reprendre dès le mois de novembre.
Mais les opposants à l'urbanisation de ces terres agricoles n'en démordent pas : « Nous ne laisserons pas une goutte de béton couler », assurait Sylvain en cette matinée de septembre. L'imminence des travaux pousse la lutte à se réinventer à marche forcée. En juillet, des activistes ont bloqué les bulldozers venus raser le champ. « La lutte contre EuropaCity s'est pendant très longtemps tenue sur les terrains juridiques et de la communication, dit Sylvain. On est en train d'évoluer vers une lutte de terrain avec des opérations de blocage, de la désobéissance civile, les rassemblements du dimanche et le camping. »
« On se prépare à une occupation pérenne »
Le mot « Zad » est désormais dans toutes les bouches. « Effectivement, c'est une zone à défendre contre un grand projet inutile, selon Sylvain. Il n'y a rien de mieux qu'une Zad pour faire vivre la lutte, la faire connaître, construire des alternatives et veiller les uns sur les autres. Si la décision politique d'arrêter le chantier de la gare n'est pas prise, on devra être prêts. On se prépare à une occupation pérenne. »
Tout autour de lui, ce dimanche matin, une cinquantaine de citoyens scient, plantent des clous dans des palettes, peignent, fabriquent des tables basses ou des sièges. D'autres bavardent sous un barnum ou sur les vestiges d'un feu de camp. L'espace de quelques secondes, un avion bruyant surplombe la zone et les discussions doivent s'interrompre. « Les avions passent vraiment tout près, on se croirait dans un plan de film ! » s'exclame Antoine, l'un des campeurs. C'est la première fois que le jeune homme de 28 ans se rend sur le triangle de Gonesse, après avoir souvent manifesté aux côtés des Gilets jaunes et visité d'autres terrains de lutte. L'urbanisation programmée de ces terres fertiles a inspiré « une forme de colère » à ce réalisateur de dessins animés : « Artificialisation des sols, destruction de terres agricoles à proximité d'une grande vile, création d'îlots de chaleurs urbains... Il y a quelque chose de quasiment décadent dans ce projet destructeur. C'est le reflet même d'un système ultratechnocratique. Nous ne pouvons pas laisser faire. »
Professeure de théâtre pour des handicapés mentaux, Camille voulait voir de plus près l'opposition à EuropaCity. Rompue aux samedis en gilet jaune, cette femme de 37 ans estime que ce mouvement lui a permis « d'ouvrir les yeux sur des luttes très concrètes qui fleurissent un peu partout ». « On était tous dans notre coin, et maintenant nous ne sommes plus seuls. » Camille cherche à se rendre utile « là où ça pète » et où « le système capitaliste détruit le lien social, construit d'énièmes infrastructures inutiles, et bétonne le vivant ». « Je ne suis pas venue que pour planter ma tente », sourie-t-elle en rejoignant un groupe en plein labeur.
Le dit groupe s'active joyeusement à la construction d'une « déesse de la fertilité » en grillage et en papiers collés, bras et seins en mousse. « Elle symbolisera la fertilité épatante des terres de Gonesse et elle sera très en colère », explique Aline, 48 ans et membre du mouvement Extinction Rebellion. « La déesse sera montée sur un chariot, autour d'un axe vertical solide, et défilera les 4 et 5 octobre prochain lors de la marche que nous organisons contre EuropaCity ». Cette marche citoyenne partira vendredi 4 octobre au matin des terres de Gonesse, dans le Val-d'Oise, et ralliera le lendemain l'Hôtel Matignon, là où se décident les gares du Grand Paris.
Laurence en sera, assurément. Cela fait maintenant quatre années qu'elle s'oppose à EuropaCity. Elle a semé les graines d'un potager devenu très productif. À l'automne 2017, les légumes de la parcelle ont permis la distribution d'une « soupe républicaine » place de la République, faisant connaître la lutte jusqu'au journal de 20 heures de TF1. Depuis, tomates, courgettes et potirons continuent de s'épanouir. « Regardez ces potirons magnifiques », s'exclame cette professeure d'EPS de 57 ans, montrant un grand tas de cucurbitacées teintées de vert, de jaune, d'orange. « Vous vous souvenez de la canicule de cet été ? Et bien, nous ne les avons jamais arrosés, ils ont poussé sans notre aide. Cette terre est extraordinaire ! » Le triangle de Gonesse est un plateau limoneux et peut emmagasiner d'importantes réserves en eau. Il a permis de nourrir la capitale pendant des siècles. « Aujourd'hui, ce n'est plus du tout le cas, selon Laurence. Les petits maraîchers de Paris ont été poussés dehors, et l'autonomie alimentaire de la capitale se résume à trois jours. Il est essentiel de préserver ces terres et d'en user à bon escient. Entre les voitures et les avions, le lieu est atypique, mais on s'y attache ! On s'attache à la terre, mais aussi aux gens qui luttent à nos côtés. »
« On atteint désormais un stade où tout peut basculer »
Le corps sec, une casquette vert fluo « Non à EuropaCity » vissé sur la tête, et sur les lèvres une moustache chevron blanche, un septuagénaire se démène au quotidien pour faire vivre la lutte et tisser des liens entre ses différentes composantes. Bernard Loup est un opiniâtre : le président du Collectif pour le triangle de Gonesse a 75 années au compteur, dont une bonne partie passée à lutter sur les terrains syndicaux et associatifs. Un hypermarché Carrefour à Domont, dans les années 1990 ? Un projet de tracé du prolongement de l'autoroute A16 ? Il a contribué à les envoyer au cimetière ces projets inutiles. La grève de l'usine Penarroya de Saint-Denis, dans les années 1970 ? Il en était. Bernard Loup a la rectitude du professeur de mathématiques, un métier qu'il a longtemps exercé, après une carrière dans la métallurgie. Ses sourcils froncés lui donnent un côté sévère, mais ils témoignent surtout d'une détermination sans faille. Et son visage s'illumine de mansuétude quand il plonge son regard vif sur ses camarades, les défenseurs du triangle de Gonesse.
La première fois qu'il a entendu parler du projet EuropaCity, c'était lors d'une séance du débat public sur le Grand Paris, en novembre 2010. « Juste après, j'ai enfourché mon vélo et suis allé voir à quoi ressemblait le lieu, se souvient-il. J'étais subjugué, il n'était pas question d'abandonner ces terres. » En 2011, il a fondé le Collectif pour le triangle de Gonesse avec d'autres militants écologistes, et posé une banderole sur le pont au-dessus de l'autoroute A1. « Cette lutte est sympa, elle m'évite de vieillir, philosophe-t-il. Elle est passionnante. Elle touche à des problèmes sociaux, d'accès à l'emploi, d'engorgement routier, de changement climatique, d'agriculture, d'alimentation... » « C'est aussi une lutte déséquilibrée, embraye Bernard Loup. Nous sommes des dizaines de bénévoles face à EuropaCity, qui employait à une époque 30 salariés. Mais nous sommes de plus en plus nombreux, et dans un esprit de plus en plus militant, avec les savoir-faire pour entrer dans des rapports de force. »
Aux yeux de Bernard Loup, le moment est charnière. « On atteint désormais un stade où tout peut basculer, dit-il. Dans l'ensemble, jusqu'à maintenant, ça s'est passé correctement et rien d'irréversible n'a été fait. Mais s'ils font cette gare au milieu de nulle part, loin des habitations, c'est le cheval de Troie pour une urbanisation irréversible. Elle n'avait de sens que pour transporter les visiteurs d'EuropaCity. » Selon des informations recueillies par le journal Le Monde, le gouvernement réfléchirait sérieusement à porter un coup d'arrêt au projet EuropaCity, mais pas à remettre en cause l'urbanisation de la zone.
Bernard Loup somme le gouvernement d'abandonner toute urbanisation du site. « Les politiques auront-ils le bon sens de laisser tomber l'urbanisation du triangle avant que la situation ne soit irréversible ? Avant que nous devions nous confronter à la police ? Nous ne sommes pas pour la violence, mais si les politiques ne sont pas capables de prendre la décision dans l'intérêt des citoyens, s'ils préfèrent rentrer dans un processus comparable à celui de Notre-Dame-des-Landes, et bien on risquerait de rentrer dans un cycle de violence. Je serai le premier à le regretter. »
Samedi 5 octobre, au terme de leur marche, les opposants à EuropaCity vont demander à être reçus par le Premier ministre à Matignon. Avec l'espoir tenace de détourner les bulldozers du Grand Paris.
LE PROGRAMME DE LA MARCHE DU 4 ET 5 OCTOBRE
- Vendredi 4 octobre
- 9 h 30 Départ du Triangle de Gonesse, chemin de la Justice
- 10 h Mairie de Gonesse
- 13 h-15 h Pique-nique parc Georges-Valbon, à La Courneuve
- 16 h Maladrerie à Aubervilliers
- 18 h Arrivée à La Cité fertile, 14 rue Édouard-Vaillant, Pantin
- Puis un banquet citoyen, des prises de parole, des concerts|
- Samedi 5 octobre
- 10 h Départ de la Cité fertile à Pantin
- 11 h Place Stalingrad à Paris (19e arrondissement), point de ralliement de la marche
- 12 h Place de la République
- 12 h 30 Arrivée Bastille (côté Bd Richard Lenoir) et pique-nique
- 14 h 30 Départ de la manifestation vers l'hôtel Matignon, résidence du Premier ministre (7e arrondissement)|