12/11/2019 wsws.org  10min #164234

L'inégalité croissante pose un risque de révolution sociale, prévient le dirigeant d'un fonds spéculatif

Par Nick Beams
12 novembre 2019

Les commentaires du dirigeant de fonds spéculatif américain Ray Dalio, l'un des hommes les plus riches du monde avec une valeur d'environ 17 milliards de dollars, selon lesquels la montée des inégalités fait peser la menace d'une révolution sociale violente, indiquent ce qui a alimenté la recrudescence de la lutte des classes aux États-Unis et dans le monde au cours de la dernière année.

Des grèves et des manifestations éclatent maintenant dans le monde entier - du Chili, de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient à l'Europe - alors que la classe ouvrière, considérée comme finie à titre de force révolutionnaire par toutes sortes de tendances de la pseudo-gauche, commence à prendre ses marques et à trouver sa voix après des décennies de répression de la lutte des classes.

L'une des phrases les plus frappantes qui ont été scandées dans les manifestations au Chili, qui ont éclaté en réaction à l'augmentation des tarifs dans le métro de Santiago, est «Ce n'est pas à propos de 30 pesos, c'est à propos de 30 ans» - un sentiment sans doute partagé par les travailleurs de l'automobile américains et du monde entier alors que la baisse des conditions de vie et sociales qui dure depuis des décennies devient insupportable.

S'adressant à une conférence du monde des affaires à Greenwich au Connecticut la semaine dernière, Dalio a déclaré que l'inégalité sociale était une urgence nationale. Le monde est «devenu fou», a-t-il dit, et le système actuel est «brisé» et doit être «réformé» sinon il y aurait une révolution «où nous allons tous essayer de nous entretuer».

Paul Tudor Jones, également l'un des hommes les plus riches du monde, a lui aussi souligné l'augmentation des inégalités sociales.

«Il y a 2 billions de dollars de bénéfices d'entreprise. Il y a cinquante ans, un billion de dollars de cette somme aurait été versé aux employés... il aurait été versé aux collectivités. Il aurait été envoyé aux clients. Aujourd'hui, il va, de plus en plus, au 1%», a-t-il dit.

Il a souligné que dans les sociétés publiques, sur les conseils d'administration auxquels lui et d'autres participants à la conférence siègent, il y a six millions de travailleurs qui ne gagnent pas assez pour vivre. «Il y a cinquante ans, 6,5% du chiffre d'affaires des entreprises revenait aux actionnaires. Aujourd'hui, ce chiffre est de 13%."

Même si Jones voit le passé en rose, ses remarques ont attiré l'attention sur un changement décisif dans le fonctionnement de l'économie capitaliste.

Il y a cinquante ans, une part importante des bénéfices était affectée à de nouveaux investissements, entraînant une augmentation de la croissance économique et de l'emploi ainsi qu'une hausse des salaires réels. Mais ce n'est pas parce que, comme le soutiennent Dalio et Jones, il existait à l'époque une «culture d'entreprise» différente. Au contraire, de tels investissements étaient entrepris dans la recherche d'un profit accru: la même force motrice de l'économie capitaliste aujourd'hui.

Toutefois, dans le passé, le réinvestissement des profits a entraîné une croissance économique et une hausse du niveau de vie, ce qui a pu occulter la réalité sociale sous-jacente. L'idée a été avancée que le capital et la classe ouvrière n'étaient pas des forces sociales irréconciliables, mais qu'ils s'inscrivaient dans une sorte de partenariat mutuellement bénéfique. Comme l'a dit le président Kennedy, «une marée montante soulève tous les bateaux».

Mais au milieu des années 1970, le boom de l'après-guerre, qui s'était traduit par un taux de profit stable et une hausse des salaires réels, s'est bel et bien terminé avec la baisse des taux de profit.

Cela a produit deux réactions: une offensive féroce et sans fin contre la classe ouvrière depuis le début des années 1980 - le niveau des salaires réels aux États-Unis, selon certaines estimations, n'a pas augmenté depuis 1973 - et un retour à l'accumulation des profits, non par des investissements dans l'économie réelle où les taux de profit avaient baissé, mais par des spéculations financières parasitaires.

À partir de l'administration Reagan, le marché boursier est devenu une arène clé pour ces opérations. Cela a nécessité des changements dans le système juridique, dont l'un des plus importants a été la décision de 1982 de la Commission des valeurs mobilières américaines (Securities and Exchange Commission) - l'organisme chargé de la réglementation du marché boursier - de permettre aux entreprises de racheter leurs propres actions, réduisant ainsi le nombre d'actions et faisant monter leur cours. Auparavant, de telles mesures auraient donné lieu à des accusations de manipulation de titres.

Frédéric Bastiat, un économiste français du XIXe siècle, a écrit: «Quand le pillage devient un mode de vie pour un groupe d'hommes vivant ensemble dans la société, ils se créent au fil du temps un système juridique qui l'autorise et un code moral qui le glorifie.»

Bastiat était un partisan du «libre marché» et un opposant véhément du socialisme. Mais ses remarques rendent compte des processus mis en œuvre à partir des années 1980. La doctrine selon laquelle les bénéfices devraient servir à étendre les activités d'une entreprise par de nouveaux investissements dans l'économie réelle a été remplacée par le mantra de la «valeur pour les actionnaires».

C'est-à-dire que la tâche première d'une entreprise était d'augmenter les profits du capital financier - les fonds spéculatifs, les banques et les divers fonds d'investissement qui dominent les conseils d'administration des entreprises - par tous les moyens nécessaires. Parmi les plus importants, mentionnons les fusions - qui ont entraîné une concentration accrue de la richesse des entreprises et des monopoles - et les suppressions d'emplois, de sorte que le prix de l'action d'une entreprise augmente maintenant lorsqu'elle annonce une telle mesure.

Aujourd'hui, les rachats d'actions jouent un rôle clé dans l'essor du marché. L'économiste William Lazonick, qui a fait une étude à long terme de ce processus, a noté qu'entre 2008 et 2017, les plus grandes sociétés pharmaceutiques ont dépensé 300 milliards de dollars en rachats d'actions et 290 milliards de dollars en dividendes, soit un peu plus de 100% de leurs profits combinés, alors que les investissements en recherche et développement en souffrent.

Cette forme de parasitisme s'est étendue à tous les secteurs clés de l'économie américaine. Selon Lazonick, entre 2002 et 2019, Cisco Systems, une importante société qui développe des réseaux informatiques, a dépensé 129 milliards de dollars en rachats d'actions, soit plus que ses dépenses en recherche et développement.

La semaine dernière, il a été rapporté que Berkshire Hathaway était assis sur une trésorerie de 128 milliards de dollars alors que son chef, Warren Buffett, cherchait des occasions rentables sur le marché boursier.

Le rythme des rachats d'actions s'accélère. Lorsque le président américain Trump a fait adopter des réductions de l'impôt des sociétés à la fin de l'année 2107, il a affirmé que cela stimulerait l'économie américaine et créerait des emplois bien rémunérés. Rien de tel ne s'est produit, car les entreprises ont utilisé une bonne partie de la manne des réductions d'impôt pour racheter leurs actions.

En 2018, les sociétés du S&P 500 ont dépensé un montant record de 800 milliards de dollars pour acheter leurs propres actions et ce chiffre pourrait bien dépasser le billion de dollars cette année.

Aucune partie de cet argent n'est utilisée pour des activités économiquement productives. Ces dépenses sont entièrement consacrées à la valorisation des actions et à l'augmentation de l'apport de richesses dans les coffres de l'oligarchie financière sans ajouter un dollar d'investissement réel ni créer un seul emploi.

Partout où les travailleurs se battent pour défendre leur salaire et leurs conditions sociales, ils sont confrontés à l'affirmation qu'«il n'y a pas d'argent». On ne peut qu'imaginer l'utilité économique et sociale de cette montagne d'argent si elle était retirée des mains des élites financières.

Une expression particulièrement flagrante des conséquences sociales est le cas de Boeing. Entre 2013 et 2019, l'entreprise a dépensé plus de 60 milliards de dollars en rachats d'actions et en dividendes tout en refusant d'investir les ressources nécessaires pour régler les problèmes du 737 Max, impliqué dans deux accidents qui ont entraîné la mort de centaines de personnes.

L'autre facteur clé de la hausse des marchés boursiers est l'injection d'argent bon marché dans le système financier par la Réserve fédérale américaine et d'autres grandes banques centrales grâce à des taux d'intérêt historiquement bas et à l'achat de billions de dollars d'actifs financiers dans le cadre du programme d'assouplissement quantitatif.

L'apport de cet océan de liquidités bon marché depuis la crise financière de 2008 est devenu si central pour le fonctionnement du marché boursier et du système financier en général que les banques centrales n'osent même pas tenter de revenir à ce qui était autrefois considéré comme une politique monétaire «normale», de peur que cela n'entraîne une nouvelle crise financière, peut-être même plus importante qu'il y a une décennie.

Lors de sa réunion du mois dernier, la Fed américaine, ayant déjà abandonné la liquidation progressive des actifs qu'elle détient, qui sont passés de 800 milliards de dollars avant le krach à plus de 4 billions de dollars, a procédé à sa troisième baisse de 0,25 point de pourcentage de son taux directeur. En outre, elle a indiqué qu'il n'y aurait pas d'augmentation des intérêts dans un avenir prévisible. En d'autres termes, que la Fed était complètement inféodée aux diktats du marché boursier.

L'accroissement des inégalités sociales n'est pas un effet secondaire malheureux de l'augmentation massive de la richesse financière. Il existe une relation de cause à effet entre les deux phénomènes. Alors qu'il semble que, par le biais du marché boursier et d'autres opérations spéculatives, l'argent peut simplement créer plus de richesse, tous les profits financiers représentent en fin de compte une mainmise sur la cagnotte de plus-value extraite du travail de la classe ouvrière.

Ainsi, plus le capital financier cherche à s'approprier de cette cagnotte, plus il doit essayer de s'assurer que la cagnotte se développe. Elle y parvient en augmentant le niveau d'exploitation grâce au développement de régimes de travail précaire et de systèmes ressemblant à l'esclavage déployés par Amazon, qui sont maintenant étendus au reste de l'économie.

Et parce qu'il représente une déduction de la masse de plus-value disponible, le salaire social de la classe ouvrière - soins de santé, éducation, soins aux personnes âgées et autres services sociaux - doit également être réduit par des programmes d'austérité permanents.

Dalio, Jones et d'autres personnalités de l'oligarchie financière craignent à juste titre que cela n'entraîne une explosion de la lutte de classe et de la révolution sociale, y compris, surtout, au cœur du capitalisme mondial, les États-Unis.

Leur prescription est un changement de cap des élites dirigeantes vers des politiques économiques plus socialement responsables. Mais on ne peut pas revenir à ce qu'ils considèrent comme des temps plus heureux et plus paisibles. En effet, en dernière analyse, la situation actuelle n'est pas le résultat de l'état d'esprit de l'oligarchie financière ou de ses représentants politiques, qui pourrait être inversé si seulement une nouvelle perspective de plus grande responsabilité sociale était adoptée.

Elle s'enracine plutôt dans les contradictions insolubles du mode de production capitaliste, basé sur la propriété privée des moyens de production, où la production sociale de richesse est totalement subordonnée à la recherche du profit, aujourd'hui imposée par des régimes de plus en plus dictatoriaux, autoritaires et même de type fasciste. Il n'y a pas moyen de sortir de cette crise par les mesures proposées par Dalio et d'autres réformateurs en puissance. Si une réforme était possible, elle aurait déjà été adoptée. Au lieu de cela, l'économie et la politique capitalistes s'orientent fermement vers la guerre et la contre-révolution sociale.

Jeudi dernier avait lieu le 102e anniversaire de la Révolution russe d'octobre 1917, lorsque, sous la direction d'un parti révolutionnaire, le Parti bolchevique dirigé par Lénine et Trotsky, un détachement de la classe ouvrière internationale a renversé le système capitaliste et établi un gouvernement des travailleurs pour la première fois de l'histoire.

Cent ans plus tard, les travailleurs du monde entier, comme en témoignent les luttes de masse qui se multiplient, découvrent, à partir de leur propre expérience de vie, pourquoi il était nécessaire de prendre cette direction. La voie à suivre consiste maintenant à donner à cette aspiration inconsciente vers la révolution socialiste une expression consciente. Cela signifie construire le Comité international de la Quatrième Internationale, le seul parti au monde qui se base sur les leçons de la Révolution russe et les expériences stratégiques de la classe ouvrière internationale du siècle dernier.

(Article paru en anglais le 8 novembre 2019)

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