Avec le départ de Jean-Paul Delevoye, le gouvernement d'Edouard Philippe a établi un record, quelque chose qui fait partie il faut croire du "nouveau monde" : officiellement, c'est le gouvernement le plus instable de la Ve République, avec un total de 16 démissions depuis le début du quinquennat d'Emmanuel Macron en 2017. Il reste du temps pour renforcer ce record bien au-delà, - jusqu'à l'exceptionnel du record indépassable ? On verra ; en attendant, ce constat marque le caractère exceptionnel de la situation politique actuelle en France.
Il y a dans l'époque Macron une extraordinaire instabilité constante, qui apparaît comme un miroir de l'extraordinaire volatilité constante de la contestation publique qui s'est installée dans ce quinquennat à partir de l'affaire Benalla. Par ailleurs, l'ensemble de ces deux facteurs antagonistes se retrouvant un peu partout dans les pays de la civilisation du bloc-BAO sous des formes différentes.
Notre perception est que cette situation est la conséquence bien entendu de la Grande Crise d'Effondrement du Système qui nous frappe tous, mais aussi, pour l'opérationnalisation de la chose, de l'hyperpuissance de la communication qui touche les psychologies et les imbibes des pressions terribles de cet événement. Cela va d'autant plus pour la France de Macron que ce président est apparu dans les conditions qu'on sait et s'est construit complètement à partir d'une offensive de communication, mais non pas d'une communication naturelle reflétant la puissante vérité-de-situation de la crise, mais d'une communication manipulée, faussaire, construite à partir d'une narrative extrêmement banale (le "monde nouveau") qui a réussi pourtant à s'imposer à cause de la puissance du dispositif et du naufrage (ou de l'ostracisme pour le FN-RN) de toutes les autres forces politiques.
A partir de cette idée, il nous semble intéressant de reprendre une interview d'un spécialiste de la communication, le professeur et auteur (Le coup de com' permanent) Armand Benedetti, donnée à Marguerite Richelme, de FigaroVox, le 17 décembre 2019. Benedetti analyse l'affaire Delevoye et critique la "communication des communicants" (disons la com'), la communication trafiquée, manipulée, incapable d'anticiper les événements, qui est à l'image de ces élites qui en usent et en abusent pour conserver leurs positions qui sont en grand péril. Cette communication-là, la com', n'a pas d'ennemi plus terrible que la communication hyperpuissante qui caractérise notre temps et qui répercute tous les événements, surtout les plus inattendus, sans aucun souci de ménager, disons les "communicants" et leurs maîtres. (La seule réserve que nous émettrions sur le propos de Benedetti, c'est lorsqu'il cède à ce travers bien français de voir la France pire que les autres : « Dans toute autre démocratie occidentale, y compris celle du Sud, le cas Delevoye eut pris tout au plus 24 h pour être réglé. » Nous pensons qu'il s'agit d'un jugement bien illusoire, car le reste se porte aussi mal, chacun à sa façon.)
dde.org
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«... Un symptôme de l'oligarchisation des élites »
FigaroVox : La démission de Jean Paul Delevoye a été annoncée aujourd'hui. Sa démission peut-elle rétablir la crédibilité du gouvernement sur la réforme des retraites ?
Arnaud Benedetti : Le problème de l'acceptabilité de la réforme est antérieur aux révélations relatives à la déclaration d'intérêts de Jean-Paul Delevoye mais c'est une évidence que ces dernières ont fragilisée depuis quelques jours la communication de l'exécutif. Le problème Delevoye c'est l'événement aléatoire qui par nature contribue à perturber un système d'ensemble, l'illustration par l'absurde de ce qu'un processus communicant ne peut en aucune manière être parfaitement maîtrisé.
La démission du ministre était inévitable à partir du moment où il s'était affranchi de l'article 23 de la constitution qui rend incompatible le cumul d'une fonction ministérielle avec un emploi. On a habillé cette décision comme si elle était le fruit d'un acte volontaire de l'impétrant ; la réalité c'est qu'à partir du moment où le Président "veille au respect de la constitution" (article 5) la mécanique institutionnelle devenait implacable. C'est d'ailleurs ce qu'avait rappelé fort justement la sénatrice de Paris Marie-Pierre de la Gonthier dans un tweet on ne peut plus explicite.
Le nœud gordien devait être immanquablement tranché. Le chef de l'État n'avait pas d'autre choix, sauf à libérer l'espace à un vrai "scandale constitutionnel". Il a pris la bonne décision, mais avec retard. C'est là qu'intervient le facteur communicant. À ne pas aller assez vite, il a laissé les membres de son gouvernement défendre de manière assez désespérée et pathétique une position enfoncée de toute part. Cette esquisse maladroite de sanctuarisation du ministre a surinfecté tout le week-end la parole gouvernementale, suscitant le soupçon d'une collusion entre les promoteurs de la réforme et des intérêts privés d'une part et en entretenant cette idée que les élites décidément ont toute latitude pour se départir des règles du jeu quand le commun ne peut s'y soustraire. Pour un Président élu par l'effet de souffle provoqué par l'accident Fillon, et après les dégâts causés par l'affaire Benalla, il était urgent de se délester d'un ministre empêtré dans une tourmente politico-médiatique. Le problème c'est qu'en communication, laquelle est essentiellement une mise en ordre symbolique, le temps perdu ne se rattrape pas. Au moins aura-t-on peut-être évité à la veille de la manifestation du 17 décembre des banderoles qui n'auraient pas manqué de prendre pour cible le ministre et ses conflits d'intérêts.
FigaroVox : Comment expliquer la communication chaotique du gouvernement autour de «l'affaire Delevoye»?
Arnaud Benedetti : Il n'y a pas de communication heureuse quand les événements se précipitent. Tout au plus on colmate, on écope... Mais on ne peut pas exclure un effet générationnel. Je m'explique : la génération qui dirige a baigné psychologiquement dans la facilité du succès. Le macronisme a ce côté miraculeux : tout lui a réussi, tout passe, y compris ce sentiment de précipice qu'ils ont frôlé au moment de la crise des gilets jaunes. Bill Gates n'a pas tort lorsqu'il dit que «le succès est mauvais conseiller». Sous ce soleil-là, d'aucuns ont peut-être imaginé que l'épisode Delevoye se diluerait dans le flux de l'information permanente. D'où cette défense maladroite plaidant la «bonne foi» du ministre avec ce zest d'hubris que l'on ne se laisse pas dicter sa conduite sous la pression afin de certifier que l'on reste les maîtres des horloges. Une autre lecture consiste à comprendre ses atermoiements comme un test visant à évaluer la dangerosité de la situation, à prendre son temps pour observer le degré de développement et de cristallisation de la polémique. C'est bien sûr là une erreur, voire même une faute pour des acteurs politiques socialisés dans un écosystème médiatique de l'immédiateté et de la viralité. Un dernier paramètre doit être pris en compte et non des moindres : le Président est un homme de fidélité. La politique, c'est aussi de l'affectif. Delevoye a rejoint très vite Emmanuel Macron quand celui-ci a entamé sa longue marche.
FigaroVox : Touche-t-on aux limites de la transparence en politique?
Arnaud Benedetti : La transparence est une revendication indexée sur l'état de la société. Quand l'anomie se répand, traverse en profondeur le corps social, quand les inégalités se creusent, quand le sentiment de dépossession citoyen et culturelle ne cesse de croître, le ressentiment populaire s'accroît à proportion à l'encontre des élites dirigeantes.
Quasi-mécaniquement le niveau d'exigence se relève. L'oligarchisation des élites, c'est-à-dire ce mélange d'entre-soi et de solidarité implicite, suscite son antidote : une revendication toujours plus grande d'exemplarité. En France l'hypertrophie de la vertu a conduit sous la Révolution à la terreur mais au principe des grands maux il y a hélas toujours la faillite politique et morale des gouvernants et des dirigeants. Dans toute autre démocratie occidentale, y compris celle du Sud, le cas Delevoye eut pris tout au plus 24 h pour être réglé. Il faut s'interroger sur cette prégnance française qui consiste à ne pas tirer en temps et en heure les manquements à la règle commune. Sans doute une résilience lointaine d'Ancien Régime...