14/01/2020 reporterre.net  9 min #167442

Travailleuses détachées dans l'agriculture, elles racontent leur calvaire en France

Huit ans plus tard, elles sont toujours en France, et attendent le procès de leurs anciens employeurs aux prud'hommes, peut-être même au pénal. De 2012 à 2017, les cinq années où elles ont vécues en tant que travailleuses détachées, K. les appelle « mes années noires en France », dit-elle, la gorge serrée. « Je laisse parler Yasmine, pour moi c'est trop douloureux. » Cinq ans pendant lesquels elles disent n'avoir cessé de se demander : « On est en France, pays des droits de l'Homme. Est-il possible que tout cela nous arrive ici ? »

Les travailleurs détachés sont nombreux en viticulture, maraîchage, ou arboriculture.

Laboral Terra, leur employeur espagnol, est une entreprise de travail temporaire qui propose de la main d'œuvre aux exploitants agricoles et sociétés du secteur. Ces dernières n'ont qu'à signer un contrat avec Laboral Terra, qui s'occupe de fournir les salariés et de les gérer administrativement. Les deux femmes sont ainsi devenues de la main d'œuvre malléable, promenées d'entreprise en entreprise, sans qu'elles ne sachent jamais combien de temps elles allaient travailler, ni combien elles pourraient gagner. « On pensait qu'on avait un contrat de 8 mois, puis finalement on nous appelait et on nous disait "tu ne viens pas demain",parce que la société française avait changé d'avis », se rappelle Yasmine. La paye n'a pas été non plus à la hauteur de leurs espérances. « On était payé sept euros de l'heure tout inclus, avec les heures supplémentaires et les congés payés », décrit Yasmine. « Certains mois on gagnait 300 ou 400 euros, d'autres fois c'était 1.400 euros pour 260 heures de travail. On pouvait ainsi descendre à 4 euros de l'heure. » Pourtant, la directive sur les travailleurs détachés prévoit un salaire minimum égal à celui du pays d'accueil (10,03 euros bruts de l'heure en France), le respect des périodes maximales de travail (48 heures par semaine soit un peu plus de 200 heures par mois en France), et le paiement des congés payés. K. ajoute à voix basse quelques détails. « Une fois dans une entreprise, on travaillait depuis le matin jusqu'à 21 heures, on n'avait qu'une seule pause pour aller aux toilettes. Et quand on faisait les salades, elles étaient mouillées, on était dans le froid, même nos sous-vêtements étaient trempés sans que l'on puisse se sécher, se changer. » Elle décrit aussi les charges lourdes, les cagettes à porter, les gestes répétitifs à effectuer, qui lui ont cassé le dos en quelques années.

« Les responsables nous disaient qu'il fallait qu'on accepte de donner notre corps »

Humiliation encore pire, « les responsables de sociétés espagnoles et françaises nous disaient qu'il fallait que l'on accepte de donner notre corps pour continuer à travailler, dénonce Yasmine, les poings serrés, secouant la tête comme pour dire non. On avait des propositions pour venir manger ou passer la nuit chez eux. Une fois, dans une société d'emballage, le responsable de la société espagnole était en visite. Le directeur français était là. Devant tout le monde, il a commencé à me toucher, m'embrasser de force. J'ai refusé, demandé à ce qu'il me laisse tranquille. Tout le monde a rigolé. Comme si c'était normal ! »

Après trois ans à ces postes, la trentenaire a appris qu'elle était atteinte de sclérose en plaques. Effet de ses conditions de travail ? « On ne sait pas, précise-t-elle. Mais il y avait aussi le fait que l'on vivait dans une maison où il y avait tellement d'humidité que les murs étaient bleus, même ce que l'on mangeait était pourri... » Travailler est devenu de plus en plus difficile pour elle. « Mais on n'avait pas de couverture maladie, pas d'accès au médecin. En 2016, dans une entreprise, j'ai commencé à demander pourquoi on ne pouvait pas se faire soigner, pourquoi on n'était pas payés comme tout le monde en France, j'ai réclamé des droits. Le midi, dans les toilettes, une femme m'a frappée et laissée à terre. Ils ont refusé d'appeler les gendarmes. »

Rassemblement de soutien aux travailleurs détachés à Arles, le 10 décembre 2019.

Finalement, elles ont tenu, malgré la peur et les menaces, jusqu'à ce que K. obtienne la nationalité espagnole. « Elle était sauvée, moi j'étais malade et mon état était grave. » En 2017, Yasmine a décidé de briser le silence qui les enfermait. Elles ont croisé sur leur chemin la CGT, des associations d'aide aux travailleurs migrants, ou encore la Confédération paysanne. Les deux femmes, ainsi que trois autres travailleurs détachés, ont décidé en 2017 d'attaquer aux prud'hommes Laboral Terra, mais aussi les entreprises françaises qui avait fait appel à ses services (notamment Vilhet Fruit, QualiPrim, Hmong Distribution, Les Jardins Bio de Martine, Gaec Durance Alpilles, Coccolo, Le Clos des Herbes et Mehadrin Services, d'après la Confédération paysanne). Ils demandent la requalification de leur contrat en CDI et plusieurs milliers d'euros d'indemnités et d'heures supplémentaires non payées. Elles ont aussi déposé plainte contre eux au pénal, « pour conditions de travail indigne, travail dissimulé, mais aussi harcèlement moral et sexuel », détaille leur avocat maître Yann Prévost. « Pour nous, il s'agit de traite d'êtres humains, ce qualificatif colle très bien au système de Laboral Terra. L'enjeu est d'obtenir une indemnisation, mais est aussi juridique, en faisant condamner non seulement Laboral Terra mais également les entreprises utilisatrices de sa main-d'œuvre. »

La « lutte contre les fraudes au détachement », priorité de l'inspection du travail

Si les travailleurs - migrants et détachés - qui vont en justice sont rares, les abus, eux, le sont beaucoup moins, au point que la « lutte contre les fraudes au détachement » était l' une des priorités de l'inspection du travail en 2019. Elle notait que le nombre de travailleurs détachés « a progressé fortement », pour atteindre 516.101 détachements en 2017 (plus 46 % par rapport à 2016). Si le BTP et l'industrie y ont massivement recours, l'agriculture n'est pas en reste avec 13 % des salariés détachés en France, soit 67.601 personnes en 2017. « Les formalités encadrant le détachement, mais aussi les règles de rémunération, de durée du travail, de conditions de travail et d'hébergement sont insuffisamment respectées, quand il ne s'agit pas de fraude délibérée et de faux détachement », indiquait également l'inspection du travail, regrettant « des salariés privés de leurs droits ». Portugais, Polonais, Allemands, Roumains sont les plus présents parmi les travailleurs détachés, mais ils peuvent aussi venir du Maghreb ou d'Amérique latine.

Plus spécifiquement dans l'agriculture, la Commission nationale de lutte contre le travail illégal contait dans un rapport une affaire similaire à celle de Yasmine et K., celle d'une entreprise de travail temporaire espagnole employant plus de 4.700 personnes en France, principalement des Équatoriens. « Profitant de leur vulnérabilité et de leur état de dépendance, l'organisation mise en place va de la fourniture du travail, au logement (indigne selon les constats opérés en plusieurs lieux) au transport, et à la "mise sous tutelle" financière et morale, consécutive à l'éloignement géographique et familial. Les salariés sont victimes de conditions de travail et de vie très dégradées et bien souvent indignes (durée du travail, rémunération, hébergement) », détaillait le rapport.

Un lieu d'hébergement fermé après une visite de l'inspection du travail et des gendarmes.

Une enquête porte plus spécifiquement sur la mort d'Elio Maldonado, un Équatorien décédé de déshydratation. « Il travaillait dans une serre et ne pouvait pas boire », précise Yasmine, qui suit l'affaire. « Nous aussi cela nous est arrivé, la société française ne nous laissait ni aller aux toilettes, ni boire. »

« On balaye le code du travail et le respect des droits sociaux sous prétexte qu'ils ont franchi une frontière », dénonce Jean-Yves Constantin, du Codetras (Collectif de défense des travailleurs étrangers dans l'agriculture des Bouches-du-Rhône), présent au rassemblement de soutien à Yasmine et aux autres plaignants, le 10 décembre dernier à Arles. Leur cas devait être examiné par les prud'hommes. « Déplacer les travailleurs permet qu'ils ne soient pas enracinés, ne connaissent pas leurs droits ni même la langue, ne puissent pas s'unir et acceptent des conditions de salaire et de travail indignes », ajoute Federico Pacheco, de la Via Campesina Europe, un mouvement international de paysans et travailleurs agricoles. « On ne peut pas lutter pour les droits des paysans si on ne lutte pas pour ceux de leurs salariés. L'agriculture industrielle a besoin de cette main-d'œuvre vulnérable. »

Olivier Bel, porte-parole de la Confédération paysanne de Provence-Alpes-Côte d'Azur était aussi présent. « Ces travailleurs détachés sont très présents en viticulture, maraîchage, arboriculture [récolte des fruits], grandes cultures, un peu en brebis », liste-t-il. « Potentiellement un peu tous les exploitants agricoles peuvent se retrouver confrontés à un besoin de main-d'œuvre et faire le choix de la facilité face à l'urgence. » Une conséquence du modèle agricole productiviste, selon lui. « Les producteurs sont soumis aux règles du marché de l'export, et doivent fournir de la marchandise à prix bas. On en a parlé devant la chambre d'agriculture, qui nous a répondu que le problème est qu'ils ne trouvent pas de salariés en agriculture. »

Olivier Bel, porte-parole de la Confédération paysanne, région PACA.

 Interrogée en Espagne par l'AFP, Laboral Terra affirmait en juin dernier, face aux dénonciations de Yasmine, que « rien n'est vrai ». « Nous sommes une entreprise familiale et nous veillons à agir pour le bien-être des travailleurs. Le seul problème que nous ayons détecté, c'est que certains ont fait des heures supplémentaires et il est possible qu'elles n'aient pas été payées », avait répondu Sonia Fernandez, responsable des ressources humaines de Laboral Terra. « Nous sommes en train de réduire notre activité [en France] parce qu'on nous crée beaucoup de problèmes en nous accusant de choses fausses », expliquait-elle. « Le gouvernement français ne veut pas qu'il y ait des ETT [entreprises de travail temporaires] espagnoles sur le territoire français parce que nous versons les cotisations sociales en Espagne et cela constitue un manque à gagner pour la France ».

Le procès aux prud'hommes qui aurait dû avoir lieu le 10 décembre aurait pu permettre d'y voir plus clair, mais il a finalement été reporté au 12 mai. « Comme par hasard ils avaient oublié de signaler que l'entreprise espagnole est en redressement judiciaire, cela permet de faire durer afin que les gens se découragent », souligne Jean-Yves Constantin du Codetras, présent à l'audience. Pour Yasmine, ce n'est que partie remise. À 37 ans, elle est plus que tout déterminée à obtenir justice. « Ils m'ont volé ma jeunesse, ma santé. Il me reste quelques années avant que la maladie ne me paralyse. J'espère juste que le procès sera terminé avant. »

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