Reporterre - Depuis presque trois mois, des incendies ravagent l'Australie. En tant qu'ancien pompier volontaire, que vous inspire cette catastrophe ?
Romain Pudal - J'imagine que les pompiers australiens ressentent en ce moment un sentiment d'utilité maximal, mais, vu l'ampleur des flammes, ils doivent en même temps traverser des situations de terreur professionnelle. Ces incendies montrent à quel point, face aux conséquences du changement climatique, les pompiers sont en première ligne et toujours plus sollicités, partout dans le monde. Il n'est plus possible d'ignorer les risques de voir subvenir des catastrophes majeures, et il est nécessaire de développer des services extrêmement équipés, puissants et avec beaucoup de personnel pour pouvoir lutter efficacement.
En France, à l'horizon 2050, la moitié des forêts françaises sera soumise au risque d'incendie, avec des feux plus réguliers et plus violents du fait des sécheresses et de la hausse des températures. D'autres situations d'urgence, comme les inondations ou des vagues de chaleur, vont se multiplier. Les pompiers français sont-ils prêts à y faire face ?
L'État français ne donne pas aux pompiers les moyens d'être à la hauteur de ces enjeux : les effectifs ne sont pas suffisants, et ils doivent assumer de plus en plus d'interventions avec la fermeture de certains services publics. Ils ne peuvent régulièrement pas répondre à tous les appels. Récemment, un pompier m'a confié : « Pas plus tard que la semaine dernière, on a laissé brûler un pavillon à 200 mètres de la caserne. » Les victimes ne comprenaient pas, les pompiers étaient désolés, mais ils étaient tous en intervention, il n'y avait plus personne pour éteindre.
Les bouleversements écologiques croissants posent une question majeure : est-ce que le gouvernement décide de soutenir sérieusement les services publics, notamment les services d'incendie et de secours, de telle sorte qu'ils puissent faire face ? Pour l'instant, ce n'est pas le cas. En témoignent les urgences où, quand les pompiers débarquent à certaines heures, c'est le chaos : il y a des ambulances partout, des brancards qui débordent, des infirmières qui n'en peuvent plus.
Les sapeurs-pompiers disent parfois qu'ils sont payés « au cas où ». Effectivement, dans la majorité des gardes, le Concorde ne se crashe pas, Notre-Dame de Paris ne prend pas feu. Mais le jour où ça arrive, il faut suffisamment de pompiers formés, disponibles, prêts à aller jusqu'au bout. Cette logique du « au cas où » s'oppose totalement à la logique « économique », « financière », « budgétaire » qu'on nous met à toutes les sauces, parce qu'elle suppose de mettre suffisamment de moyens, de mobiliser suffisamment de personnel, formé en amont, même si une catastrophe n'arrive pas pendant des semaines voire des mois.
Depuis quelques mois, des milliers de pompiers manifestent leur mécontentement. Quelles sont leurs revendications ?
Ils demandent plus de recrutement au concours professionnel, estiment que leurs conditions de travail se sont dégradées, que leurs salaires ne sont pas assez élevés. Ils n'ont pas l'impression d'être assez reconnus pour ce qu'ils font. Les primes de feux, un peu équivalentes à des primes de risque, n'ont pas été revalorisées depuis des années. L'avancement dans les carrières se fait au compte-gouttes, des professionnels sont démoralisés parce qu'ils n'arrivent plus à monter en grade. Les pompiers sont aussi très inquiets pour leurs retraites. Ils ne savent pas trop à quel sauce ils vont être mangés. Ils craignent de voir leurs pensions baisser. Ils ne comptent pas, non plus, continuer à monter sur une échelle, à 60 ans, pour aller sauver quelqu'un.
Dans votre livre, vous avancez que, depuis une vingtaine d'années, les conditions de travail des pompiers se sont dégradées sous l'effet des politiques de rigueur. Concrètement, comment se sont manifestées ces politiques ?
Le déséquilibre entre le nombre de professionnels disponibles et le nombre croissant d'interventions pèse beaucoup sur les pompiers volontaires, dont précisément ce n'est pas le métier. On leur demande toujours plus [1]. C'est l'une des spécificités de ce milieu : 80 % des effectifs sont des pompiers volontaires, une main-d'œuvre qu'on peut aller chercher « facilement », utiliser, exploiter voire surexploiter s'il n'y a pas les professionnels qu'il faut sous la main. On leur fait faire plus de gardes, et les jeunes n'attendent que ça. Ils ont besoin d'argent ou ils sont au chômage, ils ne disent pas non et dépendent souvent de ces maigres revenus - de 5 à 7 euros l'heure, en vacation, dans les meilleurs cas. Ils échappent au droit du travail. J'ai connu des gens qui faisaient jusqu'à 48, 72 voire 96 heures de garde d'affilée, dans un état de fatigue inimaginable, pour gagner plus d'argent. Comme il manque des professionnels, les services ferment les yeux sur leurs heures. Nombre de volontaires espèrent réussir le concours professionnel et devenir fonctionnaires, mais n'y parviennent pas [2].
Quand j'étais moi-même volontaire, j'ai aussi vu arriver des contrôleurs de gestion, avec tout un tas d'exigences budgétaires qui ont été très mal vécues, faisant fi du confort des victimes et du jugement des pompiers lors des interventions. Ces contrôleurs se sont focalisés sur le coût du matériel, dont les pompiers doivent désormais justifier l'emploi après chaque intervention. J'avais reçu une note hallucinante où il était demandé de ne pas utiliser de compresses Burn Free [des compresses de premiers secours pour brûlures 1er à 3e degrés, coupures et éraflures] pour les personnes brûlées, si un point d'eau de type robinet était à disposition. Je me souviens d'un vieil adjudant-chef qui avait rétorqué, un jour, au contrôleur : « Vous n'avez qu'à nous donner un bout de bois que la victime mordra jusqu'à l'hôpital, ça ne vous coûtera rien. » Nous nous étions bien marrés. Le contrôleur de gestion, lui, avait ri jaune.
On a aussi sommé les pompiers de facturer certaines prestations, pour décourager des sollicitations considérées comme abusives, et il y a eu des tentatives de définir la durée de chaque type d'intervention pour ne pas dépasser un temps moyen. Il y a eu une fronde assez forte. Quand il est noté « malaise », sans précision, ça va du gros rhume au malaise cardiaque. Impossible de définir, à l'avance, le temps nécessaire. Sans parler de tous les problèmes psychologiques : en cas de tentative de suicide par défenestration, comment prévoir s'il faudra trois minutes, une demi-heure ou en une heure pour convaincre ?
Vous montrez également que les conditions de travail des pompiers sont intrinsèquement liées aux conditions de vie de celles et ceux auxquelles ils portent secours...
Les pompiers n'éteignent pas seulement des incendies, ne secourent pas forcément des victimes et ne sont pas uniquement là pour des urgences. Après s'être engagés, on s'aperçoit vite que les pompiers répondent à tous les types de détresse, à tout le mal-être de cette société. Très souvent, des pompiers rentrent sans avoir utilisé de matériel. Ils ont passé la journée à rassurer, à convaincre des gens de ne pas faire de bêtises, à gérer des rixes, parce que les policiers ne sont pas arrivés à temps. Ils contribuent à maintenir un peu de cohésion sociale, mais cela a un coût psychologique élevé. Ces tâches sont plus ou moins bien supportées. Après dix ans de bottes, si vous êtes un peu fatigués et qu'à 3 h du matin vous négociez avec une personne qui a perdu son boulot et se sent esseulée, ça peut être très usant. On se sent vite impuissants dans ce genre de cas. J'ai souvent entendu : « C'est pas notre boulot, on ne devrait pas faire ça. » Et en même temps, cet engagement auprès de toutes les détresses possibles est l'une des vraies noblesses de ce métier.
En France, 80 % des pompiers sont des volontaires. L'amélioration de ce service public - notamment pour faire face aux conséquences du changement climatique et à la détresse sociale des citoyens - passe-t-elle par sa professionnalisation ?
Ça me semble évident. Il faut professionnaliser dans le bon sens : c'est-à-dire offrir de vraies formations avec de vraies carrières et de vraies rémunérations, la sécurité de l'emploi, du bon « matos » et ne pas compter systématiquement sur la bonne volonté, le dévouement. Malheureusement, ce n'est pas dans l'air du temps. Les ministres et les présidents vantent toujours le dévouement sans faille des pompiers mais, je suis désolé, ça ne suffit pas à faire un bon professionnel sur le terrain. Ces métiers ne s'improvisent pas. Les enjeux sont lourds, il y a des vies en jeu tant du côté des victimes que des intervenants. Y appliquer la logique gestionnaire, qui consiste à toujours dépenser moins, c'est effarant et totalement dangereux.