23/02/2020 les-crises.fr  13 min #169387

La défaite de Corbyn a anéanti la dernière illusion de la gauche - Par Jonathan Cook

Pochoir du Premier ministre Boris Johnson, à gauche, et du travailliste Jeremy Corbyn.

Source :  Consortium News, Jonathan Cook, 16-12-2019

La réalité est que l'oligarchie - les 0,001 % - contrôle notre vie politique sans interruption depuis 40 ans, écrit Jonathan Cook.

Pochoir du Premier ministre Boris Johnson, à gauche, et du travailliste Jeremy Corbyn.

Il s'agissait de l'élection de deux illusions.

La première a contribué à persuader une grande partie du public britannique de voter pour l'incarnation même d'un aristo d'Eton, un homme qui non seulement a montré un mépris total pour la plupart de ceux qui ont voté pour lui, mais qui a passé sa vie à peine à dissimuler ce mépris. Pour lui, la politique est un moyen de satisfaire son ego, un jeu dont les autres paient toujours le prix et souffrent, une fonction à laquelle il a droit de par sa naissance et son éducation supérieure.

La mesure dans laquelle de telles illusions dominent aujourd'hui notre vie politique a été soulignée il y a deux jours par un commentaire stupéfiant d'un travailleur du marché aux poissons de Grimsby. Il a  déclaré qu'il voterait pour la première fois pour les conservateurs parce que « Boris semble être un gars de la classe ouvrière normal ».

Johnson appartient tout aussi bien à la classe ouvrière et est tout aussi « normal », que le Sun et le Mail détenus par des milliardaires. Le Sun n'est pas produit par une bande d'ouvriers qui s'amusent au pub, pas plus que le Mail n'est produit par des cadres moyens consciencieux désireux de défendre les « valeurs britanniques » et le sens du fair-play et de la décence. Comme le reste des médias britanniques, ces médias sont des machines, appartenant à des sociétés mondiales qui nous vendent les illusions - soigneusement emballées et commercialisées dans notre intérêt sectoriel - nécessaires pour s'assurer que rien n'entrave la capacité du monde des affaires à réaliser d'énormes profits à nos dépens et à ceux de la planète.

Le Sun, le Mail, le Telegraph, le Guardian et la BBC ont tous travaillé dur pour se créer des "personnalités". Ils se présentent comme différents - comme des amis que nous, le public, pourrions ou non choisir d'inviter dans nos foyers - pour gagner la plus grande part possible de l'audience britannique, pour capter chaque section du public en tant que consommateurs de nouvelles, tout en nous nourrissant d'une version déformée et féerique de la réalité qui est optimale pour les affaires. Ils ne sont pas différents des autres entreprises à cet égard.

Ce sont les médias qui ont gagné

Les supermarchés tels que Tesco, Sainsbury, Lidl et Waitrose s'affichent de la même façon pour attirer différentes catégories de public. Mais tous ces supermarchés sont animés par le même besoin pathologique de faire des bénéfices à tout prix. Si Sainsbury vend du thé équitable ainsi que du thé produit de manière traditionnelle, ce n'est pas parce qu'il se soucie plus que Lidl du traitement des travailleurs et des dommages causés à l'environnement, mais parce qu'il sait que sa clientèle se soucie davantage de ces questions. Et tant qu'elle réalise les mêmes bénéfices sur le bon et le mauvais thé, pourquoi ne pourrait-elle pas satisfaire les besoins de sa part de marché au nom de la capacité de choisir et de la liberté ?

Les médias sont cependant différents des supermarchés sur un point. Ils ne sont pas simplement motivés par le profit. En fait, de nombreux médias ont du mal à gagner de l'argent. Il faut plutôt les voir comme les promotions à perte dans un supermarché, ou comme une entreprise fait des pertes pour échapper aux impôts.

Le travail des médias est de servir d'organe de propagande aux grandes entreprises. Même dans le cas où le Sun a subi des pertes financières, il a réussi s'il fait élire le candidat du monde des affaires, le candidat qui maintiendra l'impôt sur les sociétés, l'impôt sur les plus-values et tous les autres impôts qui affectent les bénéfices des entreprises aussi bas que possible sans provoquer une insurrection populaire.

Les médias sont là pour soutenir le ou les candidats qui acceptent de brader de plus en plus de services publics pour des bénéfices à court terme, permettant ainsi aux vautours des entreprises de s'empiffrer de leurs carcasses. Le travail des médias consiste à soutenir le candidat qui donnera la priorité aux intérêts des entreprises plutôt qu'à ceux du public, aux profits rapides plutôt qu'à l'avenir du NHS [National Health Service, système de la santé publique du Royaume-Uni, NdT], à la logique autodestructrice du capitalisme plutôt qu'à l'idée - socialiste ou non - d'un secteur public et du bien commun. Les entreprises qui se trouvent derrière le Sun ou le Guardian peuvent se permettre de faire des pertes tant que leurs autres intérêts commerciaux prospèrent.

Ce n'est pas le Sun qui a gagné, c'est toute l'industrie des médias institutionnels.

Le rôle de la BBC dévoilé

La véritable révélation de cette élection a cependant été la BBC, la bien mieux dissimulée de toutes ces machines génératrices d'illusion. La BBC est un média d'État qui utilise depuis longtemps sa branche divertissement - des feuilletons en costumes aux documentaires sur la vie sauvage - pour nous charmer et faire en sorte que la grande majorité du public ne soit que trop heureuse de l'inviter chez eux. Le manque de publicité de la BBC, l'absence apparente d'un impératif commercial sordide, a été important pour nous persuader du mythe selon lequel la British Broadcasting Corporation est animée par un objectif supérieur, qu'elle est un trésor national, qu'elle est de notre côté.

[Ne me dites pas que Laura Kuenssberg, la rédactrice politique de la BBC, ne connaissait pas la règle du vote par correspondance. Elle a enfreint la loi et l'a fait délibérément parce que 1) elle est politiquement partisane (comme elle l'a démontré à maintes reprises) 2) elle sait qu'elle ne paiera pas pour son crime]

Mais la BBC a toujours été l'organe de propagande de l'État, de l'establishment britannique. Une fois, brièvement, à l'époque plus politiquement clivée de ma jeunesse, les intérêts de l'État ont été contestés. Il y a eu des gouvernements travaillistes occasionnels qui essayaient de représenter les intérêts des travailleurs et de puissants syndicats que l'establishment britannique n'osait pas trop s'aliéner. À l'époque, les intérêts populaires divergents ne pouvaient pas être totalement ignorés. La BBC a fait de son mieux pour donner l'impression d'être impartiale, même si ce n'était pas vraiment le cas. Elle a respecté les règles par crainte des réactions de rejet si ce n'était pas le cas.

Tout cela a changé, comme l'a montré cette élection de manière plus frappante que jamais.

[Ce à quoi auraient pu ressembler la plupart des premières pages des journaux ce matin si elles n'étaient pas toutes dans la poche des propriétaires milliardaires qui veulent à tout prix un gouvernement Boris Johnson]

La réalité est que l'oligarchie - les 0,001 % - contrôle notre vie politique sans interruption depuis 40 ans. Comme aux États-Unis, les grandes entreprises ont si bien réussi à s'emparer de nos systèmes politiques et économiques que, pendant la majeure partie de cette période, nous avons eu le choix entre deux partis du capital : le parti conservateur et le New Labour.

[Reporter de la BBC : "Si Boris gagne la majorité qu'il mérite *tant*" Hé ! La Grande-Bretagne, la Corée du Nord a appelé. Elle veut récupérer son ministère de l'information].

Une société vidée de sa substance

Les grandes compagnies ont utilisé cette règle constante pour consolider leur pouvoir. Les services publics ont été privatisés, les entreprises de construction sont devenues des banques d'affaires, le secteur financier a été déréglementé pour faire du profit la seule mesure de la valeur, et le NHS a été lentement cannibalisé. La BBC a également été touchée. Les gouvernements successifs ont menacé plus ouvertement ses revenus provenant de la redevance. La représentation syndicale, comme ailleurs, s'est érodée et les licenciements sont devenus beaucoup plus faciles avec l'introduction des nouvelles technologies. Les dirigeants de la BBC ont été de plus en plus étroitement liés au monde des grandes compagnies. Et ses rédacteurs en chef sont devenus de plus en plus interchangeables avec les rédacteurs en chef de la presse écrite appartenant à des milliardaires.

Pour prendre un exemple parmi tant d'autres, Sarah Sands, rédactrice en chef de l'émission phare Radio 4 Today, a passé ses premières années de carrière dans les journaux lèche-bottes de Boris Johnson, le Mail et le Telegraph.

[88% des publicités des conservateurs contiennent des mensonges, contre 0 pour les travaillistes. La conclusion évidente est donc qu'elles sont toutes aussi mauvaises les unes que les autres].

Lors de cette élection, la BBC a jeté son masque de service public pour révéler l'automate corporatif de type Terminator en sous-main. C'était choquant à voir, même pour un critique de médias chevronné comme moi. Cette BBC restylée, soigneusement construite au cours des quatre dernières décennies, montre comment l'establishment britannique patriarcal de ma jeunesse - aussi mauvais qu'il ait été - a disparu.

Aujourd'hui, la BBC est un miroir de ce à quoi ressemble notre société vidée de sa substance. Elle n'est plus là pour maintenir la cohésion de la société britannique, pour forger des valeurs communes, pour trouver un terrain d'entente entre le monde des affaires et les syndicats, pour créer un sentiment - même si c'est faux - d'intérêts mutuels entre les riches et les travailleurs. Non, elle est là pour protéger le capitalisme néolibéral survolté, elle est là pour cannibaliser ce qui reste de la société britannique et, en fin de compte, comme nous le découvrirons bientôt, elle est là pour engendrer la guerre civile.

[Un très bref aperçu de la Matrice dans le monde réel, où Corbyn est attentionné, terre à terre et traitée par une grande partie du public britannique comme une "rock star". Le service normal de la BBC a, bien sûr, été rapidement repris]

Des horizons moraux rétrécis

La deuxième illusion a été entretenue par la gauche. Nous nous sommes accrochés à un rêve, comme un radeau de sauvetage, selon lequel nous avions encore un espace public ; que, aussi horrible que soit notre système électoral, aussi biaisés que soient les tabloïds, nous vivions dans une démocratie où un changement réel et significatif était encore possible ; que le système n'était pas truqué pour empêcher quelqu'un comme Jeremy Corbyn d'accéder un jour au pouvoir.

Cette illusion reposait sur un grand nombre de fausses hypothèses. Que la BBC était encore l'institution de notre jeunesse, qu'elle serait raisonnablement équitable en période électorale, traitant Corbyn sur un pied d'égalité avec Johnson pour les dernières semaines de la campagne. Que les médias sociaux - malgré les efforts incessants de ces nouvelles entreprises médiatiques pour fausser leurs algorithmes afin de nous piéger dans nos propres petites chambres d'écho - feraient contrepoids aux médias traditionnels.

Mais surtout, nous avons fermé les yeux sur les changements sociaux que 40 ans de thatchérisme d'entreprise soutenu par les grandes entreprises et non remis en cause ont fait subir à notre imagination, à notre vision idéologique, à notre capacité de compassion.

À mesure que les institutions publiques étaient démantelées et vendues, le domaine public s'est considérablement rétréci, tout comme nos horizons moraux. Nous avons cessé de nous soucier d'une société dont Margaret Thatcher nous avait dit qu'elle n'existait pas de toute façon.

De larges pans des générations plus âgées ont profité de la liquidation du domaine public et des politiques qui ont ignoré de manière flagrante l'avenir de la planète. Ils étaient persuadés que ce modèle de profit à court terme, d'économie sur brûlis dont ils avaient personnellement bénéficié, était non seulement soutenable, mais qu'il était le seul possible, le seul bon modèle.

Les jeunes générations n'ont jamais connu d'autre réalité. La recherche du profit, la gratification instantanée, le contentement du consommateur sont les seuls critères qui leur ont jamais été proposés pour mesurer la valeur. Un nombre croissant de personnes ont commencé à comprendre qu'il s'agit d'une idéologie malsaine, que nous vivons dans une société insensée et profondément corrompue, mais elles luttent pour imaginer un autre monde, un monde dont elles n'ont pas l'expérience.

Manifestation pour le NHS - UK National Health Service, mars 2017, Londres. (Alan Stanton/Flickr)

Comment peuvent-ils imaginer ce que la classe ouvrière a réalisé il y a des décennies - comment une société beaucoup plus pauvre a créé des soins médicaux pour tous, un NHS dont notre système actuel est un pâle reflet - alors que cette histoire, cette histoire de lutte est rarement racontée, et quand elle l'est, elle n'est racontée qu'à travers le prisme déformant les médias appartenant à des milliardaires ?

Un système politique truqué

Nous, à gauche, n'avons pas perdu cette élection. Nous avons perdu nos dernières illusions. Le système est truqué - comme il l'a toujours été - au profit de ceux qui sont au pouvoir. Il ne permettra jamais volontairement à un vrai socialiste, ou à tout politicien profondément engagé dans la protection de la société et de la planète, de soustraire le pouvoir à l'oligarchie. C'est, après tout, la définition même du pouvoir. C'est pour les défendre que les médias institutionnels sont là.

Il ne s'agit pas d'être mauvais perdants, ou d'être amers.

Dans le cas extraordinaire où Corbyn aurait surmonté tous ces obstacles institutionnels, toutes les calomnies, et aurait gagné hier soir, j'avais l'intention d'écrire un autre billet aujourd'hui - et cela n'aurait pas été une glorification. Je ne me serais pas réjoui, comme le font aujourd'hui les partisans de Johnson et les opposants de Corbyn au sein du parti conservateur, de larges sections du parti parlementaire travailliste et les médias de droite et libéraux.

[C'est le moment que Freedland espérait et attendait depuis 2017. Lui et le Guardian ont dû attendre deux ans de plus pour se réjouir, mais ils n'ont pas perdu de temps entre-temps. Depuis lors, ils ont travaillé avec acharnement pour s'assurer de la défaite de Corbyn]

Non, j'aurais prévenu que la vraie bataille pour le pouvoir ne faisait que commencer. Aussi mauvaises qu'aient été les quatre dernières années, nous n'avions encore rien vu. Que les généraux qui avaient  menacé de se mutiner dès que Corbyn avait été élu chef du Parti travailliste étaient toujours dans l'ombre. Que les médias ne renonceraient pas à leur désinformation, qu'ils l'intensifieraient. Que les services de sécurité qui ont essayé de dépeindre Corbyn comme un espion russe passeraient de l'insinuation à une action plus explicite.

L'avenir est de notre côté

Néanmoins, nous avons l'avenir de notre côté, aussi sombre qu'il puisse être. La planète ne va pas se guérir toute seule avec Johnson, Donald Trump et le Brésilien Jair Bolsonaro aux commandes. Son état va empirer, beaucoup plus vite. Notre économie ne va pas devenir plus productive, ni plus stable, après le Brexit. Le destin économique de la Grande-Bretagne va être encore plus étroitement lié à celui des États-Unis, à mesure que les ressources s'épuisent et que les catastrophes environnementales et climatiques (tempêtes, montée du niveau des mers, inondations, sécheresses, mauvaises récoltes, pénuries d'énergie) se multiplieront. Les contradictions entre une croissance sans fin et une planète aux ressources limitées deviendront encore plus flagrantes, les krachs comme celui de 2008 plus fréquents.

Le parti des grandes entreprises que la victoire de Johnson a déchaîné va conduire, tôt ou tard, à une gueule de bois vraiment terrifiante.

Il est probable que les Blairites exploiteront cette défaite pour ramener le Labour au rôle de parti du capital néolibéral. On nous offrira une fois de plus le « choix » entre les partis conservateurs bleu et rouge. S'ils réussissent, les membres du Parti travailliste déserteront le parti en grand nombre, et celui-ci redeviendra une fois de plus insignifiant, la coquille vide d'un parti ouvrier, aussi vide idéologiquement et spirituellement qu'il l'était jusqu'à ce que Corbyn cherche à le réinventer.

Ce serait peut-être une bonne chose si ce coup d'état se produisait rapidement au lieu de s'éterniser pendant des années, nous laissant plus longtemps prisonniers de l'illusion que nous pouvons réparer le système en utilisant les outils que la classe des entreprises nous offre.

Nous devons descendre dans la rue - comme nous l'avons déjà fait avec Occupy, avec Extinction Rebellion, avec les grèves des écoles - pour récupérer l'espace public, le réinventer et le redécouvrir. La société n'a pas cessé d'exister. Elle n'a pas été étouffée par Thatcher. Nous avons simplement oublié à quoi elle ressemblait, que nous sommes des humains, pas des machines. Nous avons oublié que nous faisions tous partie de la société, que nous sommes précisément ce qu'elle est.

Le moment est venu de mettre de côté les choses puériles et de reprendre l'avenir entre nos mains.

Jonathan Cook est un journaliste indépendant basé à Nazareth.

Source :  Consortium News, Jonathan Cook, 16-12-2019

Traduit par les lecteurs du site  les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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