25/04/2020 tlaxcala-int.org  15 min #172909

Dette, maison et travail : agenda féministe pour l'après-pandémie

 Verónica Gago
 Luci Cavallero

Le virus, sur toute la planète, a accéléré la compréhension du néo-libéralisme dans ses mécanismes pervers et concrets sur les corps. Peut-on imaginer ce que cette pandémie serait sans le cycle de luttes qu'ont poursuivi le féminisme et d'autres formes de militance sur la question du soin, des boulots essentiels et invisibles, la dette publique, les extractivismes, la violence sexiste ? Le champ de bataille du capital contre la vie n'est pas abstrait, mais il est composé de toutes les luttes contre la précarité qui sont en train, maintenant, d'affronter cette crise.

Photo  Emiliana Miguelez

Les images de douleur qui circulent depuis quelques semaines ne laissent pas de place à la banalisation. Le virus a accéléré en même temps, sur toute la planète, la compréhension du néo-libéralisme à travers ses mécanismes, dans la réalité, les plus meurtriers. On peut dire qu'il ne s'agit pas d'une nouveauté. Le néo-libéralisme a montré qu'il cohabite en parfaite harmonie avec des machines de la mort : celles que nous retrouvons aux frontières et dans les camps des réfugiés, pour ne nommer que les plus brutales. Toutefois le virus, en frappant sans distinction de classe ou de passeport, nous montre désormais un aperçu de vie néo-libéralisme comme un spectacle à observer online, avec les reportages nécro-politiques en temps réel. A partir de là, deux plans énonciatifs ont été proposés, sans toutefois paraitre efficaces. Un rapide adieu funéraire au capitalisme (que nous retrouvons dans un éditorial du Washington Post) ou bien, à l'opposé, l'insistance que la pandémie confirme un contrôle total du capitalisme sur la vie.

Nous souhaitons nous situer du point de vue des pratiques du mouvement féministe pour se demander quelles peuvent être les luttes qui ont davantage amené à la crise actuelle de légitimité du néo-libéralisme, et retrouver les terrains de lutte qui s'ouvrent dès le début, dans la crise, et, par conséquent, les éléments qui configurent des issues possibles. En fait, nous souhaitons activer les clés de lecture que le féminisme a mis à disposition pour comprendre le futur - qui est en train de se dérouler, juste maintenant. Certains ont-ils imaginé, par hasard, ce que serait cette pandémie sans la politisation des soins, sans le militantisme pour la reconnaissance des fonctions reproductives et pour la mise en valeur des infrastructures du travail invisible, sans dénoncer la dette publique et privée, sans l'impact des luttes anti-extractives pour défendre les territoires du pillage des multinationales ?

Ce n'est pas un hasard si aujourd'hui existent un vocabulaire et des pratiques pour dénoncer les effets du démantèlement de la santé publique, de la surexploitation des emplois précaires et migrants, et de l'augmentation des violences domestiques suite au confinement. Au niveau mondial, les mouvements sociaux sont en état d'alerte parce que, avec la pandémie, il existe le risque de s'endetter davantage à cause des loyers et services non payés, de la nourriture qui ne cesse d'augmenter, et de la dette publique cumulée à chaque fois que les états décident de sauver les banques. On dénonce, chaque jour, les dérives de la sécurité, militaires et racistes de la crise. Il faut mettre en lumière les luttes qui traversent, maintenant, cette crise, relancer les demandes du féminisme et des mouvements contre la précarité en général. Insister sur le fait que, si le monde est en train de changer, c'est parce que, comme on lit sur certains murs, l'appel à la normalité était et continue à être le problème.

Nous souhaitons donc proposer cette série de points, pour mettre à jour un agenda ouvert, collectif, qui existait déjà avant la pandémie et qui nous est utile, comme recherche commune, pour respirer et pour imaginer des voies d'issue.

Élargir la quarantaine à la finance

Dans la mesure où les corps infectés par le virus augmentaient, la bourse mondiale continuait de s'écrouler. La finance montre, encore une fois, son addiction ultime à la force de travail, alors qu'il est nécessaire de réaliser de la valeur. Les gouvernements favorables à l'austérité en Europe ont choisi un changement de route dans leur politique, en détournant des fonds aux services sociaux en situation d'urgence, mais aussi en renforçant leur côté nationaliste et sécuritaire. En Argentine, l'urgence a mis au second plan la renégociation de la dette avec le FMI [le Fonds Monétaire International, NdT], alors qu'il a lui-même demandé - avec la Banque Mondiale - l'annulation de la dette de certains pays pour atténuer les effets de la pandémie.

Sans aucun doute, ceci n'efface pas le problème de la dette publique et privée. Au contraire, cela nous impose l'exigence d'étendre la quarantaine financière au-delà de la pandémie. Une semaine avant de connaître le premier cas de coronavirus en Argentine, nous, les féministes, nous marchions dans les rues en brandissant des banderoles qui mentionnaient « La deuda es con nosotres » [La dette est avec nous, NdT] et « ¡Vivas, libres y desendeudadas nos queremos! » [Nous voulons vivre libres et sans dettes, NdT]. Nous avons fourni des images concrètes pour un diagnostic qui, aujourd'hui, est devenu du bon sens : le capital exploite nos vies précaires qu'on ait ou non un salaire.

« Transgresse le cis-tème », par Gisela Violá

Nous savons qu'une des possibilités qui se joue dans cette crise globale est la relance de la dette privée comme complément de nos très petits revenus - qui ne suffisent pas à payer les loyers, la nourriture de plus en plus chère et les services publics. Le lendemain de la crise de 2008, en Europe et aux USA, un nouveau cycle d'endettement avait été planifié comme « solution » pour relancer la consommation. Avons-nous les capacités pour faire en sorte que cette « issue » ne soit plus une option à envisager ?

À partir des revendications spécifiques des mouvements sociaux, certains gouvernements ont renvoyé l'encaissement des prêts personnels et immobiliers, ils ont suspendu les expulsions et accordé des recettes extraordinaires pendant la quarantaine. La vraie question est que va-t-il se passer une fois que ces mesures seront suspendues et, surtout, quand elles ne suffiront plus à éviter le fait que, pour traverser la crise, on sera obligé de s'endetter personnellement. Ensuite, il reste l'évident conflit entre la quantité et la distribution des dépenses sociales. Légitimées comme réponses extraordinaires à l'urgence sanitaire, les dépenses sociales ne doivent pas rester des mesures exceptionnelles isolées, mais doivent devenir le point d'entrée pour une réorganisation nécessaire et urgente des fonds publics et pour une réorientation des politiques fiscales.

Nous savons que les aides sociales, qui semblent être de simples transferts monétaires, sont chargées de valeurs morales - elles légitiment ou délégitiment des formes de vie. Depuis la devise affirmant que les aides soutiennent le vagabondage (un débat qui remonte au XVIIIème siècle) jusqu'à décharger sur les mansions de genre les coûts des réductions budgétaires, nous voyons clairement que la population est sélectionnée à chaque instant pour assumer des privations et châtiments. Or, avant la suspension globale de l'austérité comme réponse dans l'urgence, la vraie question est comment déterminer politiquement une telle suspension, qui aider et comment faire pour que tout cela ne soit pas une mesure transitoire.

La bataille pour le public n'est qu'une bataille pour la redistribution de la richesse. L'effondrement social est déjà contenu par les travailleurs.ses de la santé, comme les réseaux et les organisations populaires qui s'occupent de produire les masques ou de distribuer les aliments. Aujourd'hui, plus que jamais, il est possible de douter de la segmentation classiste d'accès à la santé.

En outre, c'est aussi la conception du travail même qui est en jeu - définir qui produit des valeurs et à partir de quel modèle de vie il a le droit d'être assisté, soigné et obtenir des aides financières.

C'est dans ce sens que s'inscrivent les revendications d'un revenu de base universel, d'un revenu de soin et de ce qui, de façon générale, pourrait être imaginé comme un « salaire féministe ». Mesures qui, pour être effectives, sont liées à l'extension des services publics.

La sphère domestique comme laboratoire du capital

Le retard de certains gouvernements dans la déclaration de quarantaine, ou la moquerie par rapport à la gravité de la pandémie d'autres, a rapproché différents scénarios politiques. Certains représentants politiques ont évoqué, dans une performance de virilité décadente, un malthusianisme social, avec des conséquences catastrophiques - comme l'on voit aux USA, au Royaume-Uni, et comme cela se prépare au Brésil et en Inde. On pourrait penser à chacune de ces réponses comme une conjoncture particulière dans laquelle le néolibéralisme ne cesse de mourir et certaines formes de fascisme courent à sa rescousse. D'autres représentants politiques ont douté de la nécessité de mesures de sécurité pour les travailleurs.ses - comme au Chili et en Equateur ou pendant un certain temps en Italie. En Argentine, au contraire, le gouvernement a anticipé, avec des mesures sanitaires et économiques, pour contenir les effets de la pandémie. La quarantaine comme mesure publique est efficace pour réduire la quantité des contagions journalières, dans des pays avec des systèmes de santé ravagés par des années de choix politiques néolibéraux.

D'autre part, insistant surtout du point de vue féministe, nous savons qu'il y a des formes différentes de quarantaine, segmentées par genre, classe et race. Nous sommes conscients du fait que tous les corps n'ont pas la possibilité de rester à la maison, ou que l'isolement signifie, pour beaucoup de femmes, abus et violences machistes. Dans ce paysage surgit la complexité, perçue du bas, qu'impliquent des mesures sanitaires globales et générales. Pour cette raison les luttes pour le droit au logement se sont connectées et se sont ajoutées aux plaintes concernant l'augmentation de la violence machiste. Le record de féminicides en temps de confinement montre ce qu'on avait déjà diagnostiqué : l'implosion que représente habiter dans des maisons qui se révèlent des vrais champs de bataille pour beaucoup de femmes, lesbiennes, travestis et trans, toujours en recherche de stratégies de fuite et qui maintenant, grâce au virus, passent 24h par jours avec leur agresseur. Le ruizado [le boucan, ndt] féministe de lundi dernier en Argentine a fait retentir cette sourde violence. On a fait un concert de casseroles (cacerolazo) dans les rues de la villa, les balcons et les cours, on a inventé cette sorte de protestation pour revendiquer que la quarantaine n'est pas synonyme d'isolement. Pour que la maison ne soit pas un lieu de spéculation immobilière ou de violence machiste, il est nécessaire que, après cette pandémie, un horizon de lutte reste ouvert pour accéder au logement et surtout une question plus profonde : où, comment et avec qui souhaitons-nous vivre ? Que signifie produire un espace féministe qui, en problématisant le #restezàlamaison proposé par les gouvernements, n'oppose comme seule alternative à la violence machiste la construction de refuges ? Revient aussi la question du pourquoi habiter doit être synonyme de famille nucléaire hétérosexuelle : c'est justement dans ces familles que 12 féminicides en 10 jours de confinement se sont produits. Ces réflexions circulent grâce à une politisation féministe qui les a mis en avant dès le début, et qui a dé-idéalisé la notion même d'espace domestique comme lieu sûr.

Nous souhaitons faire un pas en avant et nous demander comment le capital pourra profiter de cette mesure d'isolement pour réorganiser les formes de travail, les modes de consommation, les paramètres d'entrée et les relations de sexe et genre. Plus concrètement, nous trouvons- nous face à une restructuration des relations de classe qui a comme scène principale le domaine de la reproduction ?

La politisation de l'espace domestique est un drapeau du féminisme. Nous avons dit qu'ici on produit de la valeur, que les activités de soin qui soutiennent la vie sont historiquement invisibles et essentielles, que dans l'isolement entre quatre murs règne un ordre politique de hiérarchies patriarcales. Le capital est peut-être en train de récupérer, et de traduire ces instances en profitant de cette crise pour hyperexploiter l'espace domestique ? L'impératif du télétravail, de l'école à la maison, du home office, sont en train d'accroître la productivité demandée à cette usine-maison qui marche à huis clos tous les jours de la semaine sans limitation d'horaire ? Qui pourrait garantir que, une fois passée l'urgence sanitaire, ces avancements dans la flexibilité du travail, qui atomisent et précarisent les travailleurs.ses, ne feront plus marche arrière ?

Photo  Emiliana Miguelez

Nous nous demandons encore : de quelles typologies de maison on est en train de parler ? Les espaces restreints, saturés de tâches familiales, doivent maintenant devenir productifs pour des boulots qui jusqu'à présent étaient réalisés dans les ateliers, usines, laboratoires, magasins, écoles et universités. Moins on bouge et plus on exige l'hyperactivité. Le capital minimise ses coûts : c'est nous, les travailleurs.ses, qui payons les loyers et les services de « notre » lieu de travail ; notre même reproduction sociale devient moins chère si nous « n'avons pas besoin » de transports pour aller bosser, alors que les plateformes de livraison assurent des logistiques précaires de distribution.

L'espace domestique va au-delà des maisons : il se configure à travers les quartiers et les communautés, déjà hyperexploités avant la crise, qui inventent des réseaux à partir de moyens limités et qui, depuis longtemps, dénoncent une situation d'urgence.

La lecture féministe du travail devient la clé générale contre le néolibéralisme

La quarantaine amplifie la scène de la reproduction sociale : en d'autres termes, l'évidence de l'infrastructure qui soutient la vie collective et de la précarité qu'elle soutient. Elle repose sur qui, la quarantaine ? Toutes les tâches de soin, de services de nettoyage et entretien, les différentes tâches dans le service sanitaire et agricole sont aujourd'hui des infrastructures indispensables. Quel est le critère pour les déclarer comme telles ? C'est le fait qu'elles expriment la limite du capital : celle dont la vie sociale ne peut pas s'en passer pour continuer. Il y a aussi une logistique et une distribution du capitalisme des plateformes qui, derrière leurs apparences métaphysiques d'algorithmes et GPS, se base en effet sur des corps concrets. Ces corps, migrants, d'habitude, sont ceux qui traversent la ville déserte, ceux qui permettent - du fait même de s'exposer - de maintenir et approvisionner beaucoup de foyers.

Il s'agit de secteurs de production se caractérisant par les risques du travail féminin précaire. Les tâches historiquement dépréciées, mal payées, non reconnues ou directement considérées comme du non-travail se révèlent être la seule infrastructure indispensable. Une sorte d'inversement de la reconnaissance. Maintenant le travail communautaire détient un rôle fondamental : dans les centres de soins et de nettoyage urbain, dans les cantines populaires et chez les assistantes maternelles on remplace tout ce qui, progressivement, a été privatisé, dessaisi, définancé. Ces tâches sont indispensables au point que, dans beaucoup de quartiers, il est impossible de penser à une quarantaine impliquant un confinement dans les maisons, pour arriver, au contraire au conseil de « rester dans votre quartier ».

Ces infrastructures collectives sont des vraies trames d'interdépendance. C'est à elles qu'on confie la reproduction pendant qu'on continue à la mépriser. Si ceci était déjà évident dans les pays du tiers monde, aujourd'hui cela l'est aussi sur une scène complètement globale.

Dans les dernières années, le mouvement féministe a mené une pédagogie pour reconnaître ces travaux, avec des grèves internationales et l'approfondissement de la compréhension de la précarité comme économie spécifique de la violence. Aujourd'hui, cette analyse est le point de confrontation obligé pour les politiques du monde entier. A partir de cette réflexion, il est indispensable de réfléchir à la réorganisation globale du travail - ses reconnaissances, les salaires et les hiérarchies - pendant et après la pandémie. Ou bien, autrement dit : la pandémie peut être le coup d'essai d'une organisation différente du travail. Nous ne devons pas être naïves par rapport à ceci. Les rapports de force ne nous permettent d'imaginer aucun triomphe. La crise de légitimité du néolibéralisme cherchera à trouver un remède dans un surplus de fascisme : plus de peur, plus de sentiment de menace et plus de tout ce qu'implique l'élaboration d'une paranoïa collective face aux incertitudes.

Photo  Emiliana Miguelez

La grève en discussion, ou qui a le pouvoir de s'arrêter

On pourrait dire que la pandémie a serré le frein à main du monde, constituant un simulacre de « grève ». Après l'énorme blocus féministe international en Amérique Latine (même si en Italie il n'a pas eu lieu à cause du coronavirus, et en Espagne les féministes ont été menacées pour l'avoir fait), ce renversement ne cesse de frapper, et la suite est la détention globalisée. La pandémie même ne cesse de se remplir, à l'intérieur, d'appels à la grève : pour les loyers, les travailleurs.ses d'Amazon, les métallurgistes en Italie, les travailleurs.ses de la santé, les étudiants.

Comme cela a déjà été affirmé par les féministes de la Coordinadora 8M du Chili, une grève des fonctions non essentielles pour la reproduction de la vie est nécessaire. Sans aucun doute, la grève en temps de coronavirus est source de débat. D'un côté, comme on l'a déjà dit, dans ce « blocus » mondial les travaux féminisés - ceux qu'on rend visibles avec les grèves féministes - ressortent comme les seuls qui ne peuvent pas s'arrêter. Et ceci aujourd'hui est encore plus évident. D'autre part, l'exigence d'une grève des revenus s'impose : loyers, hypothèques, services de base, intérêts sur la dette. Face aux tâches essentielles, la rente financière et immobilière doit arrêter d'extraire de la valeur et de se maintenir grâce à des promesses de future austérité.

Le champ de bataille du capital contre la vie se joue, aujourd'hui, sur les travaux qui sont déclarés essentiels et sur la façon dont ils doivent être rémunérés. Ceci implique une réorganisation globale du travail. Le champ de bataille du capital contre la vie se joue, aujourd'hui, sur notre capacité collective de suspendre l'extraction de rente (financière, immobilière, de multinationales agro-manufacturières, responsable de l'effondrement écologique), et de modifier les structures fiscales. Ce champ de bataille n'est pas abstrait. Il est composé de chaque lutte dans la crise, de chaque action concrète. Le défi est de connecter des questions provenant de territoires différents et les transformer en un horizon futur, ici et maintenant.

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  revistaanfibia.com
Publication date of original article: 12/04/2020

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