19/05/2020 reporterre.net  9 min #174095

Téflon : les molécules toxiques « s'incrustent partout, jusqu'aux tréfonds de l'Arctique »

 Xavier Coumoul est professeur en biochimie et toxicologie à l'université de Paris. Directeur d'une équipe de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), il s'intéresse aux mécanismes cellulaires et moléculaires d'action des polluants environnementaux.

Un avocat devenu le pire cauchemar du puissant groupe chimique DuPont : telle est l'histoire -  vraie - racontée dans Dark Waters. Le film étasunien, diffusé dans les cinémas français à partir du 26 février dernier et disponible depuis ce 19 mai  en vidéo à la demande (VOD) en raison de la pandémie de Covid-19, met en scène  Robert Bilott, un avocat spécialisé dans la défense des industries chimiques. Interpellé par un fermier dont le troupeau de vaches est décimé, il découvre que la campagne de son enfance est empoisonnée par une usine du groupe DuPont, premier employeur de la région. L'avocat mène l'enquête et découvre que les eaux sont souillées par des rejets d'acide perfluoro-octanoïque ( PFOA), une substance utilisée pour produire le Téflon de nos poêles [1]. Pendant des années, Robert Bilott s'est battu pour mettre au jour les agissements de l'entreprise et a levé le voile sur un scandale sanitaire d'ampleur mondiale. Aujourd'hui, 99 % des habitants de la planète présentent des traces de cette molécule dans leur sang.

Image tirée du film « Dark Waters ». À droite, l'avocat.

Reporterre - Une substance, l'acide perfluoro-octanoïque (PFOA), est au cœur du scandale sanitaire mis en lumière par le film Dark Waters. Que se cache-t-il derrière ce mot compliqué à prononcer ?

Xavier Coumoul - Prenons l'exemple de la société DuPont, mise en cause dans le film : l'entreprise a souhaité, pour son développement économique, commercialiser des poêles munies de dispositifs anti-adhésifs. Chimiquement, ce qui est anti-adhésif ne doit avoir d'affinité ni pour ce qui est gras, ni pour ce qui est aqueux. C'est là que l'acide perfluoro-octanoïque entre en jeu : c'est un tensioactif fluoré synthétique très stable qu'on utilise pour former des polymères comme le Téflon, qui n'adhère à aucun de ces deux types d'extrêmes chimiques. Le PFOA est donc la molécule parfaite pour fabriquer des revêtements antiadhésifs.

En quoi l'acide perfluoro-octanoïque constitue-t-il un danger pour les humains et les écosystèmes ?

Ces molécules ne sont pas facilement reconnues par les organismes qu'elles rencontrent. Elles sont très difficilement métabolisées, c'est-à-dire qu'on ne peut pas s'en débarrasser par le biais des urines, de la sueur ou les fèces. Concrètement, les PFOA s'accumulent au niveau des protéines plasmatiques, c'est-à-dire les protéines sanguines qui circulent en permanence dans notre sang. Les PFOA s'y accrochent et, quand les protéines se renouvellent, elles en attrapent d'autres.

Ces molécules sont donc extrêmement mobiles et persistantes dans l'environnement, et elles contaminent très largement dès qu'elles font l'objet de rejets industriels ou qu'elles ruissellent des décharges. Elles s'incrustent partout dans le monde, jusqu'aux tréfonds de l'Arctique. Elles s'accumulent dans les organismes vivants, dans l'ensemble des écosystèmes. Or, elles agissent à des doses d'exposition infimes et sont identifiées comme reprotoxiques, c'est-à-dire qu'elles peuvent altérer la fertilité ou le développement des enfants à naître. Elles affaiblissent le système immunitaire et augmentent le risque de développer des maladies cardiovasculaires, des cancers de la prostate, du rein ou encore des testicules.

« Il est recommandé de jeter les poêles en Téflon dès qu'elles commencent à s'abimer, mais ce n'est pas l'idéal. »

Depuis quand et où retrouve-t-on ces substances dans notre vie quotidienne ?

Les PFOA sont synthétisés et commercialisés depuis les années 1940 [2]. Depuis, on les trouve principalement polymérisés dans les ustensiles de cuisine anti-adhésifs, mais ils sont aussi utilisés pour fabriquer des emballages alimentaires, des mousses anti-incendie, des imperméabilisants pour l'industrie textile...

 En juin 2017, la Commission européenne a conclu que « la fabrication, l'utilisation ou la mise sur le marché du PFOA (...) [entraînaient] un risque inacceptable pour la santé humaine et l'environnement ». En conséquence, leur usage doit être restreint en juin 2020. Malheureusement, le PFOA est déjà partout autour de nous et en nous. Pour ce qui est déjà dans nos organismes, il n'y a pas grand-chose à faire. Pour réduire notre exposition à ces substances, il existe en revanche quelques alternatives. Il est en général recommandé de jeter les poêles en Téflon dès qu'elles commencent à s'abimer, mais ce n'est peut-être pas l'idéal car je ne sais pas comment elles sont retraitées ensuite. D'autres ustensiles, comme les poêles en céramique, pourraient être intéressants à utiliser car considérées comme plus écologiques. Au niveau politique, l'enjeu serait d'informer les consommateurs de manière totalement transparente sur les produits contenant du PFOA et les risques encourus quand nous y sommes exposés, même à faible dose.

Dans quelle mesure le cinéma est-il précieux pour mettre en lumière des scandales sanitaires de ce type ?

L'analyse scientifique existait bien avant le film. Mais sortez dans la rue et demandez aux gens que vous croisez s'ils connaissent le PFOA... Je suis à peu près certain que l'écrasante majorité n'en a jamais entendu parler alors que ce scandale concerne l'ensemble du vivant sur Terre. Cette œuvre est précieuse pour toucher l'indignation et faire connaître ces substances dont le nom est compliqué à prononcer mais qui sont aujourd'hui omniprésentes dans l'environnement.

Chimiquement, ce qui est anti-adhésif n'a d'affinité ni pour ce qui est gras, ni pour ce qui est aqueux. Ici, une poêle en teflon.

Le film, à travers l'exemple des PFOA, met aussi en lumière l'absence de prise en compte de la notion de « risques potentiels ». Au vu des propriétés chimiques de cette molécule, très difficile à dégrader, les risques de contamination persistante dans l'environnement et les organismes étaient très forts, très prévisibles. Rien n'a été fait pour s'en prémunir et, au contraire, ces risques ont été étouffés pour ne pas déranger les intérêts à court terme de DuPont [Robert Bilott a démontré que les dirigeants de DuPont ont mené des recherches secrètes depuis quarante ans sur les propriétés nocives du PFOA, tout en continuant à rejeter cette substance dans l'environnement, pour ne pas enrayer leurs profits]. Les entreprises qui agissent de la sorte sont scientifiquement irresponsables et prennent des paris insensés sur l'avenir.

Outre l'acide perfluoro-octanoïque, nous sommes en permanence exposés à des polluants issus du mobilier et des objets qui nous entourent. Le confinement, a-t-il augmenté notre exposition quotidienne à ces substances toxiques ?

Probablement, car la pollution de l'air intérieur est différente de l'air extérieur et parfois considérée comme supérieure, notamment en ce moment avec la diminution du trafic automobile et du chauffage. Les polluants que l'on rencontre à l'intérieur sont issus de différentes sources d'émission : constituants du bâtiment, du mobilier (composés organiques volatils - COV), appareils de combustion (outils de cuisson, chauffe-eau...), pratiques individuelles (tabagisme) ou présence d'animaux domestiques (antipuces). L'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) réalise des travaux sur la qualité de l'air intérieur depuis de nombreuses années notamment sur les COV. Pour limiter son exposition, il faut donc réduire les sources d'exposition. Ce n'est pas toujours simple, mais un étiquetage obligatoire informe sur les émissions depuis 2013 pour les produits vendus en France. Il faut aussi ventiler fréquemment les pièces et  espaces intérieurs.

  • Propos recueillis par Alexandre-Reza Kokabi

Dark Waters était diffusé dans les cinémas français depuis le 26 février dernier, mais son exploitation en salles a été interrompue à la suite de leur fermeture le 15 mars dernier, causée par la pandémie de coronavirus (Covid-19). En application de l'article 17 de la loi d'urgence du 23 mars 2020, le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) a accordé une dérogation  à 52 films, dont Dark Waters, leur permettant de sortir plus tôt en vidéo à la demande ou en DVD. Le film étasunien sort en VOD  ce 19 mai.

[1] Le Téflon est un polymère du PFOA, c'est-à-dire une longue molécule assemblée de petites molécules de PFOA

[2] La molécule a été créée dans le cadre du projet Manhattan de développement de la bombe atomique. Elle a été utilisée pour étanchéifier les chars d'assaut américains pendant la Seconde Guerre mondiale.

Lire aussi :  Les perturbateurs endocriniens empoisonnent aussi les logements

Source : Alexandre-Reza Kokabi pour Reporterre

Photos :
chapô : © Alexandre-Reza Kokabi/Reporterre
gouttes d'eau. Thomas /  Flickr
Tefal. Marc Kjerland /  Flickr
Dark Waters.  Le Pacte

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