19/05/2020 reporterre.net  13 min #174096

Les producteurs de poiré et leurs arbres multicentenaires durement secoués par la pandémie

  • Mantilly (Orne), reportage

Dans les prés-vergers de la ferme des Grimaux, à Mantilly (Orne), cent-dix vaches normandes paissent à l'ombre de poiriers haute-tige. Ces arbres, qui ne nécessitent ni engrais ni traitement pour grandir et se protéger des insectes ravageurs, culminent parfois à vingt mètres de hauteur. Les plus vieux sont multicentenaires et abritent des nids dans lesquels des oisillons gazouillent. Leur écorce abrite toute une chaîne biologique d'insectes. Les plus jeunes, frêles, sont protégés des morsures des bovins par un corset en ferraille.

À la mi-avril, ces poiriers étaient parés d'une floraison blanche « exceptionnelle », raconte Frédéric Pacory, gérant de la ferme des Grimaux, aux huit cents poiriers et six cents pommiers de haut-jet. Ces fleurs sont les promesses d'une récolte abondante de poires à l'automne, qui donneront une boisson fermentée effervescente, mielleuse, et peu alcoolisée : le poiré. Consommé depuis des siècles dans les fermes normandes, ce produit méconnu a été peu à peu réhabilité par une poignée de producteurs bien décidés à sauver ces poires qu'on ne trouve nulle part ailleurs.

Mais cette année, malgré le spectacle merveilleux des corymbes blancs, les cœurs des poiréculteurs du Domfrontais n'étaient pas à la fête. Depuis le 17 mars et le début du confinement lié à la pandémie de Covid-19, les ventes de poiré « se sont effondrées », constate Mathilde Piquet, coordinatrice de la filière poiré et calvados [une eau-de-vie à base de pommes et de poires] dans le Domfrontais.

« L'épidémie a tout piétiné... »

« Ces produits ne sont pas très présents dans la grande distribution, ils sont principalement commercialisés par des réseaux de cavistes, des restaurateurs, des épiceries fines, et un peu à l'export, explique-t-elle. Les producteurs continuent de faire de la vente directe à la ferme, avec les précautions nécessaires, mais le quidam n'a pas eu, pendant le confinement, la possibilité de se déplacer pour acheter des bouteilles chez son producteur. » Résultat : « entre 80 et 100 % de leur chiffre d'affaires se sont envolés en avril ».

Catherine, Frédéric et leur fils Simon Pacory, producteurs-récoltants de poiré Domfront AOP, de pommeau de Normandie AOC et de calvados domfrontais AOC estiment leurs pertes de revenus cidricoles à « plus de 90 % ». Ils ont été contraints de placer deux de leurs salariés au chômage partiel en attendant des jours meilleurs.

Les poiriers haute-tige ne nécessitent ni engrais ni traitement pour grandir et se protéger des insectes ravageurs. Les plus vieux sont multicentenaires et abritent des nids dans lesquels des oisillons gazouillent. Leur écorce abrite toute une chaîne biologique d'insectes.

« Notre trésorerie nous permettra de tenir encore quelques mois, et la production laitière nous permet d'assurer la moitié de notre chiffre d'affaires, mais la situation est inquiétante, déplore Frédéric Pacory. Nous avons avancé de l'argent pour l'achat des bouteilles, des bouchons, et, habituellement, ce sont les ventes du printemps qui nous permettent de renflouer les caisses... » « Et si nous arrivons à la prochaine récolte avec de gros stocks d'invendus, s'inquiète-t-il, est-ce que nous aurons suffisamment de place et de débouchés pour transformer toute notre production fruitière ? »

À quelques kilomètres de la ferme des Grimaux, Émilie et Aurélien Fourmond, frère et sœur, viennent tout juste de reprendre le domaine Fourmond-Lemorton, l'exploitation de leurs parents. Sur cinq hectares, ils produisent essentiellement du poiré Domfront AOP, du pommeau de Normandie AOC et du calvados domfrontais AOC. Avec « 98 % de chiffre d'affaires en moins par rapport au printemps dernier », ils rêvaient d'un tout autre départ.

Emilie et Aurélien Fourmond, frère et sœur, viennent tout juste de reprendre le domaine Fourmond-Lemorton, l'exploitation de leurs parents.

« Nous étions dans un bel élan en février avec la CidrExpo, à Caen, où nous tentions de décrocher de nouveaux marchés avec des cavistes. Nous négociions aussi avec des importateurs russes. Mais l'épidémie a tout piétiné... » se désole Émilie Fourmond. « Avec le déconfinement, les marchés reprennent doucement, mais les foires parisiennes et les autres évènements pouvant nous permettre de valoriser nos produits ont tous été annulés jusqu'à nouvel ordre. » Mais, « heureusement, la prospérité de notre exploitation est fondée sur la polyculture et l'élevage, qui nous apportent d'autres sources de revenus », rassure-t-elle. « Dans le Domfrontais, les producteurs de poiré ont surmonté bien d'autres épreuves ! » philosophe Émilie.

Dans les années 1990, comme l'a raconté le journaliste François Lemarchand dans son livre  Poiréculteurs en pays de Domfront (Éd. Orep, 2016), les périls étaient multiples pour les poiriers : des vergers de pommiers basse-tige, très productifs, les remplaçaient massivement dans le bocage bas-normand ; des fermiers tentés par le développement de maïs-fourrage, pour intensifier la production laitière, ont abattu les arbres pour labourer les prairies ; et des ébénistes italiens, qui souhaitaient les acheter pour faire de la marqueterie, les auraient bien tronçonnés.

Certains poiriers haute-tige culminent à une vingtaine de mètres de hauteur.

Quinze producteurs ont riposté. Ils se sont regroupés en association pour sauver leurs arbres et leur précieux breuvage, jusque-là méconnu, produit et consommé localement pendant les repas par des familles majoritairement rurales. Ils ont équipé leurs fermes d'un matériel de filtration moderne, les cuves en résine alimentaire et en inox ont remplacé les tonneaux en bois, et les fermiers se sont formés aux techniques viticoles les plus pointues pour revisiter le poiré et le populariser au-delà des frontières du Domfrontais.

« Quand nous plantons un arbre, nous le faisons en pensant aux générations futures »

En 1999, la célèbre tempête Lothar du 26 décembre a balayé une partie de leurs efforts. « C'était l'hécatombe », se remémore Émilie, qui avait dix ans, mais se souvient comme d'hier des arbres terrassés par le vent, du désarroi de ses parents et grands-parents.

« Cette année-là, nous avons perdu une partie de nos moyens de production, et ce pour des décennies », explique-t-elle. Contrairement aux arbres basse-tige, vite productifs, il faut au moins quinze ans de patience avant de récolter les premières poires. Dans le Domfrontais, l'adage dit que les poiriers mettent « 100 ans pour grandir, 100 ans pour produire, 100 ans pour mourir ». « Ces arbres font aussi partie de nous, de notre histoire familiale, poursuit Émilie. Ils ont été plantés par nos parents, nos grands-parents, ou nos arrière-grands-parents. Quand nous plantons un arbre, nous le faisons en pensant aux générations futures. »

Sur cinq hectares, le domaine Fourmond-Lemorton produit essentiellement du poiré Domfront AOP, du pommeau de Normandie AOC et du calvados domfrontais AOC.

Paradoxalement, les quelque cent mille poiriers tombés en une nuit en 1999 ont apporté un peu de lumière aux poiriers du Domfrontais et accéléré la reconnaissance du travail des poiréculteurs. Des aides publiques leur ont été allouées, permettant de replanter des dizaines de milliers d'arbres. Surtout, en 2002, la plus petite appellation d'origine contrôlée de France (AOC), poiré Domfront AOC, est née. Elle est même devenue appellation d'origine protégée (AOP), l'équivalent de l'AOC à l'échelle européenne, en 2006.

Aujourd'hui, dans le Domfrontais, près de 100.000 poiriers à poiré, pour une centaine de variétés différentes, sont recensés. Certaines d'entre elles ne se retrouvent dans aucun autre verger du monde. Dix-neuf producteurs, transformateurs, commerçants de leurs produits, comme les Pacory et les Fourmond, bichonnent ces arbres et concoctent près de 150.000 bouteilles de poiré par an.

Les producteurs-récoltants s'imposent collectivement un cahier des charges particulièrement exigeant, garant de la qualité de leurs produits et d'un processus de fabrication naturel. Les poires de la variété plant de blanc, dépositaire de l'identité poiré Domfront AOP, doivent par exemple être présentes à 40 %, au moins, dans les assemblages. Les fruits doivent être recueillis à maturité, après une chute naturelle. La fermentation doit, elle aussi, être naturelle, lente, sans adjonction d'aucune substance pouvant influencer le travail des levures. L'effervescence est elle aussi 100 % naturelle, en bouteille. La gazéification est proscrite, comme le recours à la pasteurisation. Enfin, pour pouvoir s'inscrire dans la charte de l'appellation poiré Domfront AOP, tous les lots produits sont dégustés collégialement et doivent bénéficier de l'assentiment général.

Les producteurs-récoltants s'imposent collectivement un cahier des charges particulièrement exigeant, garant de la qualité de leurs produits et d'un processus de fabrication naturel.

« Ces dernières années, les poiréculteurs sont finalement parvenus à dynamiser la filière, qui a commencé à décoller, à se faire connaître et à se délester d'une image parfois désuète. La pandémie est un sacré coup de massue », dit Mathilde Piquet. La coordinatrice de la filière poiré AOP Domfront espère que les consommateurs « auront envie de rattraper les moments de convivialité qu'ils n'ont pas eus pendant trois mois, avec en tête l'idée de consommer durablement des productions locales, saines, respectueuses de l'environnement. Si tel est le cas, nous pourrons rebondir ».

« Que les Français aient le réflexe de se tourner plus fréquemment vers des produits fermiers »

« Les consommateurs doivent comprendre que s'ils tournent le dos aux productions cidricoles, c'est le verger traditionnel haute-tige qui disparaîtra en premier, avec toute la diversité de poiriers et de pommiers qu'il entretient », pense Frédéric Pacory. Émilie Fourmond ne croît pas « à une grande révolution des pratiques de consommation », mais « souhaite au moins que les Français aient le réflexe de se tourner plus fréquemment vers des produits fermiers ».

Jeudi 14 mai, le Premier ministre, Édouard Philippe, a assuré que tous les Français pourraient partir en vacances en juillet et en août, partout en France. « Ces vacances pourraient être l'occasion pour les Français de redécouvrir leurs terroirs, de développer leur culture du cidre et du poiré », dit Mathilde Piquet. « Nous avons des cartes à jouer, estime Frédéric Pacory. On pourra proposer des visites de la ferme et des caves. »

Frédéric Pacory, le gérant de la ferme des Grimaux, dans son atelier.

Du haut de ses 55 ans, le fermier mantillois est prêt à faire découvrir ses poiriers qu'il connaît sur le bout des ramures. Dans son pré-verger, il dépeindra alors les propriétés de la variété Bezier « très précoce, qui fait des jus fruités, on se fait piquer par les guêpes quand on les ramasse » ; la rouge Vigné « poiriers monstrueux qui donnent jusqu'à trois tonnes de poires rouges », la blanc de Mantilly « très acidulée, qu'on ne trouve qu'ici » ou encore la Blot « personne n'en veut, elle mollit vite, est très riche en alcool, mais nous la gardons pour le plaisir ». Un poirier tordu, près de la clôture ? « C'est le branche, qui pousse très lentement ». Et bien sûr, « il y a là la vedette, le plant de blanc, qui donne toute son astringence au poiré ».

Frédéric Pacory marque une pause, songeur. « La crise ébranle beaucoup de monde dans la société, tape sévèrement sur les économies. Nous serons patients et nous allons continuer à faire connaître le poiré, reprend-il. Ces arbres sont une partie de nous que nous ne laisserons pas arracher. Si le verger meurt, on meurt avec. »

FACE AUX INDUSTRIELS DU SECTEUR, LES PRODUCTEURS-RÉCOLTANTS DE CIDRE DÉFENDENT LEURS INTÉRÊTS

Des pommiers de la ferme de Billy, à Rots (Calvados).

Si les poiréculteurs du Domfrontais souffrent des répercussions de la pandémie de Covid-19, l'ensemble de la filière cidricole française est frappée de plein fouet.

À la ferme de Billy, à Rots (Calvados), la famille Vauvrecy produit quatorze variétés différentes de pommes, en combinant des pommiers basse-tiges et des haute-tiges adaptés au terroir de la plaine de Caen. Dans un petit bois traversé par une rivière, les ânesses Kaline, Margot, Pomme et Muscade flânent.

Derrière le comptoir de sa boutique, Olivier Vauvrecy, gérant de la ferme, affiche une mine déconfite. L'encéphalogramme des ventes était quasiment plat pendant le confinement : « Ça a été radical. En avril 2019, nous étions à 45.000 euros de chiffre d'affaires, cette année nous avons fait 4.000 euros. Les ventes de bouteilles se sont complètement taries avec la fermeture des restaurants, l'absence de touristes et l'arrêt de l'évènementiel. Les supermarchés attenants nous ont permis de faire quelques ventes, mais c'est resté marginal. » Sa cidrerie est « pleine de bouteilles, mais notre trésorerie fond comme neige au soleil », déplore-t-il. Deux de ses salariés sont en chômage partiel, et il prévient : « Si nous ne parvenons pas à écouler nos stocks, nous serons nombreux à n'avoir ni la place ni les fonds pour assurer la prochaine récolte. »

Henri Vauvrecy, qui a lancé la production cidricole de la ferme de Billy dans les années 1980 : « Je n'ai jamais connu pareille crise. »

Pour éviter que des producteurs de cidre ne disparaissent, les acteurs de la filière ont lancé un appel au gouvernement. Ils ont demandé un plan de sauvegarde de 22 millions d'euros avec, notamment, des allègements de charges et le retrait du marché de 200.000 hectolitres (hL) de cidre et 100.000 tonnes de pommes à cidre. Cela passerait par une aide de 60 euros par hL pour la distillation - l'alcool pourrait servir à faire du gel hydro-alcoolique ou du biocarburant - et de 100 euros par tonne de pommes retirée du marché.

« Le prix de vente de nos cidres donne une valeur bien supérieure à nos pommes que 100 euros de la tonne »

Néanmoins, les producteurs-récoltants estiment que leurs intérêts ne sont pas assez pris en compte au sein des instances interprofessionnelles, au contraire des revendications des industriels comme Agrial - le leader français du cidre avec les marques Écusson, Loïc Raison, Kérisac - et Les Celliers associés.

Vendredi 15 mai, l'Association cidricole normande (ACN) et Normandie terre de cidre (NTC), réunissant des producteurs-récoltants normands, ont fait parvenir un courrier aux interlocuteurs de la filière cidricole en contact avec le ministère de l'Agriculture, afin que leur production ne soit pas exclue du plan de sauvegarde.

Les producteurs-récoltants de Normandie demandent l'exonération « pure et simple » des charges sociales, la continuité de l'aide de 1.500 € « pour les entreprises dont le chiffre d'affaires a chuté de 50 % au moins jusqu'au 30 septembre pour faire face aux intérêts des prêts, au coût des assurances ou aux charges administratives » et la continuité des mesures d'aide au chômage partiel, craignant de ne pouvoir « supporter les charges de salaire liées à la réintégration de nos effectifs sans avoir le chiffre d'affaires permettant habituellement de les payer » et voulant « éviter d'avoir à procéder à des licenciements avec du personnel qualifié et expert ».

« Si nous ne sommes pas aidés davantage, concluent-ils, nous risquons de ne plus pouvoir investir, améliorer et développer nos ateliers, nos produits, pourtant défenseurs des valeurs sociales, écologiques ou patrimoniales. »

Lire aussi :  Les vieilles pommes font de la résistance

Source : Alexandre-Reza Kokabi pour Reporterre

Photos : © Alexandre-Reza Kokabi/Reporterre
chapô : Frédéric Pacory, gérant de la ferme des Grimaux, aux huit cents poiriers et six cents pommiers de haut-jet.

 reporterre.net

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