19/05/2020 reporterre.net  10 min #174098

Arbres coupés par centaine... Après le confinement, la gueule de bois des forêts tunisiennes

  • Tunis (Tunisie), correspondance

Elle vit à deux kilomètres seulement de là où ça s'est passé, et pourtant Hibat Allah Brinci ne s'est rendu compte de rien. Il faut dire que le bruit des tronçonneuses fait partie du quotidien. Ici, les habitants gagnent leur vie en exploitant la forêt, que leur activité soit légale ou non. « En plus l'endroit est isolé », dit la militante écologiste, qui cherche à soulager sa conscience. Cela fait des années qu'elle se bat pour préserver les forêts de Aïn Draham où des bûcherons clandestins viennent d'abattre des centaines d'arbres, pratiquant une saignée impressionnante dans les montagnes luxuriantes du nord-ouest tunisien. Hibat Allah Brinci a grandi dans cette région qui se trouve à environ 200 kilomètres de Tunis, plus près de l'Algérie que de la capitale. Là, entre les villes de Tabarka, Beja et Le Kef, s'étendent les plus importantes forêts du pays. Il y a des pins d'Alep, et peut-être un peu plus surprenant sur la rive sud de la Méditerranée, de grands massifs de chênes liège ou zéen. De la côte, découpée et rocheuse, aux montagnes de l'intérieur, les arbres donnent au paysage, en été, une teinte verte, plutôt rare en Tunisie. Ce patrimoine est aujourd'hui menacé.

Certains Tunisiens l'ont découvert en avril, lorsque, sur les réseaux sociaux, sont apparues les photos du carnage environnemental. De larges troncs sciés à hauteur d'homme. Sur un sommet d'Aïn Draham, une forêt est devenue clairière. Les bûcherons clandestins auraient opéré au début du mois, trois jours durant. Ils convoitaient un trésor : 403 arbres au total, des chênes zéen pluricentenaires qu'ils entendaient transformer en charbon, selon les autorités. Ils ont été surpris en plein travail par des gardes forestiers, raconte à Reporterre le directeur général des forêts, Mohamed Boufaroua.

Les bûcherons clandestins sont adeptes des montagnes luxuriantes des environs d'Aïn Draham et globalement du nord-ouest tunisien.

« Ils ont profité du confinement, du fait que les autorités étaient concentrées sur la crise sanitaire »

En Tunisie, en 2010, selon les chiffres du ministère de l'Agriculture, il restait un peu plus de 8.330 hectares de chêne zéen, une espèce que l'on ne trouve que dans certains pays du bassin méditerranéen, au Portugal, en Espagne, au Maroc et en Algérie.  Sur la liste rouge de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), le chêne zéen est classé parmi les espèces « quasi menacées ». « Ceux qui ont fait ça ont profité du confinement, du fait que les autorités étaient concentrées sur la crise sanitaire », estime Ines Labiadh, chargée de mission « justice environnementale » au sein du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux ( FTDES).

« À chaque fois, ça a lieu pendant les périodes de crise, quand l'État est faible, confirme Brahim Jaziri, géographe et enseignant chercheur. Ça s'est vu pendant la Révolution. » Entre 2010, le début du Printemps arabe, et 2013, le nombre d'arbres coupés illégalement a en effet été multiplié par neuf, pour atteindre le record de 118.680 arbres abattus en une année. Une tendance que l'on a pu observer de nouveau en Tunisie durant le confinement, entre le 22 mars et le mois de mai : plus de 200 procès verbaux ont été dressés pour violation du code forestier, soit dix fois plus qu'en temps normal d'après Mohamed Boufaroua.

L'affaire d'Aïn Draham a suscité énormément d'émotion à travers le pays. Le ministre de l'Agriculture, Oussama Kheriji, s'est rendu sur place, sans attendre, pour constater les dégâts. Le ministre a alors promis de tout faire pour que les « contrevenants soient inculpés, conformément à l'article 14 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme ». Ils sont au nombre de 27 à avoir été interpellés et entendus dans le dossier selon Mohamed Boufaroua qui se félicite de « l'intervention rapide des autorités ». Dans la foulée, l'administration a effectué « une descente dans la zone » et découvert de grandes quantités « de charbon stocké depuis longtemps ». Des camions, des tracteurs et du bois coupés illégalement figurent aussi parmi les prises de cette campagne dirigée contre les bûcherons clandestins. « On a décidé d'en finir », annonce fièrement Mohamed Boufaroua qui prédit pour 2020 une grande opération pour mettre un terme au trafic de bois.

Au second plan, le ministre de l'Agriculture Oussama Kheriji visite le site de Aïn Draham, où plus de 400 arbres ont été abattus.

Ines Labiadh est moins enthousiaste, persuadée que les coupeurs illégaux ont bénéficié de « complicités » de la part des agents de l'État. Elle considère les gardes forestiers comme « le maillon faible ». « Je ne veux pas les accabler, dit-elle néanmoins. Ils n'ont pas le matériel qu'il faut. Chaque garde doit veiller sur plus de 200 hectares en moyenne. Certains subissent des agressions. » Interrogé sur ces accusations de corruption, Mohamed Boufaroua défend l'intégrité de ses hommes.

« C'est leur seul moyen de subsistance. Le problème, c'est qu'il n'y a pas d'emploi dans la région »

À quel point les bûcherons clandestins étaient-ils organisés ? Jusqu'où mènent les ramifications de leur réseau ? C'est à la justice désormais de le déterminer. Ines Labiadh, elle, n'hésite pas à parler de crime « mafieux ». Pour étayer son propos, elle brandit le montant estimé du butin : 300.000 dinars [environ 95.000 euros], une petite fortune en Tunisie.

Le problème de la coupe est « constant », explique la militante écologiste Hibat Allah Brinci, mais il atteint rarement cette échelle. « Couper 400 arbres, ce n'est pas facile », lâche-t-elle. La trentenaire connaît plusieurs des auteurs présumés et ils ne confortent pas vraiment l'hypothèse d'une mafia du bois. Ce sont des jeunes du coin, sans travail. « C'est leur seul moyen de subsistance. Le problème, c'est qu'il n'y a pas d'emploi dans la région. » Ça commence souvent de la même manière, raconte Mme Allah Brinci, également présidente de l'association de l'Appui à l'investissement, au développement et à l'environnement ( AIDE). Ils obtiennent une autorisation pour abattre quelques arbres et les transformer en charbon, mais ils coupent toujours plus. « [Les bûcherons] deviennent plus gourmands au fil du temps, ils se disent "l'autorisation ne suffit pas, si on veut faire de l'argent il faut couper la nuit, on s'en fout..." ». Elle refuse de les « blâmer à 100% » : « Tout ça n'arriverait pas s'il y avait un vrai projet de développement. »

Le gouvernorat de Jendouba paie des décennies de marginalisation et affiche l'un des taux de chômage les plus élevés de Tunisie. Il était de plus de 24 %, presque dix points au-dessus de la moyenne nationale, au deuxième trimestre 2019. Les populations vivent principalement de l'exploitation de la forêt selon Hibat Allah Brinci. Le plus souvent, le bois coupé illégalement finit en charbon. Dans les années 90 déjà, Vincent Badinand, ingénieur agronome en herbe écrivait dans son mémoire [1] : « Le charbonnage clandestin peut ainsi représenter jusqu'à plus de la moitié des revenus monétaires des ménages lorsqu'il est pratiqué de façon intensive. » Le phénomène n'est donc pas récent mais, cette fois, la quantité d'arbres coupés intrigue la militante et la pousse à remettre en cause la version officielle : « On ne sait pas vraiment quel était l'objectif. Voulaient-ils faire du charbon ou fabriquer des meubles ? » Dans les montagnes d'Aïn Draham, nombre d'habitants s'interrogent : « Y aurait-il des gens derrière ces jeunes ? »

Ines Labiadh, elle, n'est pas vraiment étonnée par l'ampleur des récentes coupes car « des crimes comme ceux-là, il y en a depuis des années ». C'est la réaction des Tunisiens qui l'a surprise. Beaucoup se sont sentis concernés et ont condamné ces actes sur les réseaux sociaux, « certains ont même voulu manifester, mais ils n'ont pas pu, à cause du confinement ».

Les incendies et le changement climatique font des ravages dans tout le bassin méditerranéen

Il apparaît désormais essentiel de trouver des solutions pour protéger la forêt sur le long terme. Elle est fragilisée par la surexploitation, mais pas seulement. Les incendies et le changement climatique font des ravages dans tout le Bassin méditerranéen, selon un  récent rapport de la FAO, l'organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture. Pourtant, la forêt joue un rôle majeur dans la préservation du « château d'eau de la Tunisie ». C'est ainsi que le géographe Brahim Jaziri désigne ce vaste ensemble, à cheval sur la Tunisie et l'Algérie, appelée aussi Khroumirie, et qui englobe les forêts d'Aïn Draham. C'est l'une des  zones les plus arrosées d'Afrique du Nord. « La région est fragile, sujette aux glissements de terrain, à l'érosion », explique Ines Labiadh. Sur les pentes raides, les arbres fixent le sol que risqueraient d'emporter les pluies violentes de la saison froide ( sifee.org). Ils permettent aussi de retenir l'eau qui, avant d'être distribuée ailleurs en Tunisie, est canalisée par les barrages.

Aïn Draham, dans le nord-ouest tunisien.

Qu'ils soient défenseurs de l'environnement ou spécialistes, tous dénoncent l'obsolescence du code forestier dont la dernière version remonte à 2017. Selon Brahim Jaziri, « un million de personnes vivent dans la forêt ». Or le texte est trop sévère avec les habitants et les exclut largement de la mise en valeur des ressources naturelles. L'État s'est approprié la forêt depuis la colonisation, écrit le chercheur en géographie Mohamed Hamdi, qui a étudié la Khroumirie. « Paradoxalement, la politique destinée à protéger la ressource a abouti à une dégradation non négligeable », dit-il. L'absence de perspectives de développement a amené « la population locale à surexploiter la forêt pour survivre, dans une situation de précarité et de pression démographique ». Il y a également le problème des sanctions qui « ne sont pas à la hauteur des crimes commis », renchérit Ines Labiadh. « Ce n'est absolument pas dissuasif. On demande aux auteurs de payer quelques dinars par tronc, c'est moins que ce qu'ils gagnent. » Son organisation appelle à une refonte du code forestier pour qu'il obéisse aux principes de la bonne gouvernance, lie protection des ressources naturelles à la souveraineté de l'État. Il est justement question d'une « révision totale » du texte dont une première version a déjà été transmise au gouvernement, assure Mohamed Boufaroua. Le FTDES voudrait aller encore plus loin, avec la création d'un office spécifique pour les forêts, doté d'un budget et de moyens enfin satisfaisants. Il y a trente ans, des politiques de reboisement ont été mises en place : même si leur ampleur est depuis réduite, et malgré les assauts qu'elle subit, la forêt tunisienne croît inexorablement.

[1]  Étude des systèmes de production d'un douar de Khroumirie, en Tunisie, 1995.

Lire aussi :  « On n'a pas encore faim mais on a peur d'avoir faim » : la Tunisie face au coronavirus

Source : Matthias Raynal pour Reporterre

Photos :

chapô : Au début du mois d'avril, dans une forêt d'Aïn Draham, plus de 400 arbres ont été abattus illégalement. Ministère de l'Agriculture.
Le ministre de l'Agriculture Oussama Kheriji. © Matthias Raynal pour Reporterre
Arbres à Aïn Draham en 2015. Elarbi alaeddin /  Wikimedia
Aïn Draham, en 2014. Habib M'henni /  Wikipedia

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