22/06/2020 reporterre.net  11 min #175753

éric Piolle : « L'effondrement du bipartisme s'achève là, aux municipales de 2020 »

« Il y a un vrai souffle », s'enthousiasme Éric Piolle. Dans cet entretien, le maire écologiste de Grenoble, largement favori, évoque le poids de l'écologie politique - « l'arc humaniste » contre la droite extrême et contre le néolibéralisme des macronistes -, tacle le « pouvoir jacobin » qui démantèle les services publics et affirme que « la crise sanitaire peut être un accélérateur fort pour les nouvelles formes de participation citoyenne ».

Membre d'Europe Écologie - Les Verts, Éric Piolle est maire de Grenoble depuis 2014. Le 15 mars dernier, à la tête de la liste d'union de la gauche Grenoble en commun, il a réuni 46,67 % des suffrages exprimés, largement devant l'ancien maire Alain Carignon (19,80 %).


Reporterre - Quel regard vous portez sur ce second tour ?

Éric Piolle - C'est incroyable et enthousiasmant. Dans les deuxième, troisième, quatrième villes de France, les écologistes peuvent aujourd'hui l'emporter. Marseille, Lyon, Toulouse... Il y a un vrai souffle. Et il s'agit d'une écologie qui s'assume dans son leadership mais dans laquelle tout le monde a une place pour venir construire le projet.

Comment analysez-vous cette progression des écologistes ?

En 2014, nous étions des pionniers. Depuis, il y a eu l'encyclique du pape,  Laudato si' [1], l'entrée et la sortie de  Nicolas Hulot du gouvernement, les  marches climat... Cette envie de passer de la prise de conscience au désir et au plaisir de faire s'est accentuée.

En commençant par investir l'échelle locale...

Il existe de nombreux leviers de transformation, parce qu'on touche directement à la vie quotidienne des habitants et habitantes. Les grands champs de dépenses contraintes - le logement, la mobilité, l'alimentation, la santé - sont aussi les principaux enjeux du dérèglement climatique.

Pendant cette campagne, vous vous êtes rendus à Strasbourg, Marseille, Tours, pour soutenir les listes écologistes. Leur transmettez-vous les « clés de la réussite » ?

Non, ils vont trouver leur chemin. En 2014, j'étais heureux que le maire écolo de Lausanne, en Suisse, vienne à Grenoble pour nous dire « oui, c'est possible ». Aujourd'hui, nous venons témoigner que « oui c'est possible », mais aussi dire que « ça marche » : une fois élus, notre projet fonctionne et emporte l'adhésion. On a fait 29 % en 2014, et on est presque à 47 % en 2020.

Parmi les particularités de l'expérience grenobloise, vous êtes parvenus dès 2014 à construire une alliance très large à gauche. On voit aujourd'hui que ce « modèle » s'est répandu ailleurs. Est-ce aussi une des recettes du succès ?

La recette, c'est un projet construit collectivement, avec tout le monde au service de ce projet. C'est ce qui s'est passé dans quasiment toutes villes qui sont aujourd'hui en situation de gagner.

Face à cette progression écologiste, on voit aussi se structurer des fronts « anti-écolos »...

Ce qu'on a connu à Grenoble en 2014 - les chars russes qui arrivent aux portes de la ville, le péril écolo - se produit aujourd'hui ailleurs, comme à Lyon :  La République en marche fait alliance avec les Républicains au nom d'un front « républicain » anti-écolo - le terme même de « républicain » est incroyable, car il est censé être constitué face au Front national. En fait, il s'agit d'une coalition contre le climat. Pour Gérard Collomb [le maire LREM] comme pour d'autres, c'est un monde qui s'effondre. Ces gens se sentaient propriétaires du pouvoir, et quand le sol se dérobe sous leurs pas, ils ne comprennent pas ce qui se passe.

Un autre point essentiel : ce sont finalement les écologistes qui vont renverser les mairies tenues par des macronistes. Besançon, Lyon, Strasbourg, Annecy...

Est-ce à dire que l'alternative à la vision libérale du macronisme, c'est l'écologie politique ?

Oui, c'est cet arc humaniste, qui est en capacité de proposer un projet de société pour une majorité culturelle.

Le paysage politique se trouve segmenté en trois, avec une droite extrême de repli sur soi, un espace néolibéral macroniste très assumé, et puis un arc humaniste qui se cristallise aujourd'hui. Ces élections clarifient le paysage politique : l'effondrement du bipartisme commencé il y a fort longtemps, s'achève là, aux municipales de 2020.

Ce sont finalement les écologistes qui vont renverser les mairies tenues par des macronistes. 

Qu'entendez-vous par majorité culturelle ?

De plus en plus de personnes sont en recherche de sens, et ne veulent plus être considérées comme des acteurs économiques soumis à des pulsions consommatrices. Les gens perçoivent leur élan vers la nature, perçoivent la fragilité de cette nature, le fait que l'humain n'est pas là pour exploiter mais qu'il est partie prenante de cette nature. Tout ceci stimule l'envie de changement.

Par quoi passera la transformation écologique et sociale dans les six prochaines années ?

Nos trois fils rouges sont : comment garantir les sécurités - alimentation, logement, mobilité, éducation - comment chérir les biens communs et le vivant et comment nourrir ce désir de sens.

Cela passe par une transformation de l'espace public, qui jusqu'ici était pensé comme un espace de circulation dans lequel se multipliaient les stimuli de consommation ; dans cette optique, notre prochain règlement local de publicité intercommunal va encore faire reculer la publicité dans l'espace privé. Cela passe aussi par un nouveau rapport au territoire - le lien avec l'alimentation, avec l'habitat - et un nouveau rapport au travail...

Quels sont vos leviers d'action pour faire émerger un nouveau rapport au travail ?

Il y a les marges de manœuvre immédiates : favoriser le commerce de proximité, l'entreprenariat social. Il s'agit d'accompagner un monde qui émerge, et qui n'est pas celui de la start-up nation. De manière moins immédiate, remettre cette question du sens de nos activités dans le débat public permet de fixer un cap collectif à l'ensemble des entrepreneurs - PME ou grand groupe.

Les prochains mois seront certainement marqués par une crise sociale et économique. Que peuvent les maires ?

Toutes nos politiques regardent à la fois la question de la justice sociale et de la justice climatique. Quand on met en place une tarification progressive des transports en fonction des revenus, c'est une politique sociale et environnementale. Idem pour la tarification sociale pour la location des vélos, pour l'eau... Nous avons des leviers d'action clairs.

Le municipalisme n'a jamais nié l'importance de l'État. Mais il reconnaît qu'on ne peut pas laisser la conduite du changement à cet échelon national. 

Cette crise montre aussi le rôle prépondérant de l'État. Vous avez souvent mis en avant le rôle essentiel des municipalités dans la transition écologique, démocratique... mais peut-on vraiment faire abstraction de l'échelon national ?

Il ne s'agit pas de faire abstraction de l'échelon national ! Nous nous trouvons face à un pouvoir jacobin, et nous vivons une période de recentralisation majeure, ce qui est logique avec des néolibéraux au gouvernement : c'est comme ça qu'on démantèle le mieux ! Plus vous laissez de pouvoir au local, moins vous parvenez à démanteler les services publics.

Le municipalisme n'a jamais nié l'importance de l'État. Mais il reconnaît qu'on ne peut pas laisser la conduite du changement à cet échelon national, qui est moins agile, beaucoup plus conservateur, bien plus au service des pouvoirs de l'argent.

Vous inscrivez-vous dans cette vision municipaliste ?

Il faut agir à la bonne échelle, selon l'enjeu, selon le sujet. L'échelon municipal pour gérer la question nucléaire n'est pas adapté.

Lors de ces municipales, on a vu des  dynamiques citoyennes, participatives très fortes. Comment comptez-vous répondre à cette aspiration démocratique ?

On a déjà fait beaucoup dans le précédent mandat pour cet entraînement à la démocratie, avec des conseils citoyens indépendants, avec les budgets participatifs. Au cours de chantiers ouverts au public, les habitants ont conçu et coconstruit des aménagements - un square, une place - avec l'appui de la municipalité et de ses agents. On n'a pas pu tout faire, notamment parce qu'on a été attaqué au tribunal par l'État pour notre votation citoyenne (nous avons fait appel de ce jugement).

On voudrait aller plus loin : constituer une convention citoyenne climat locale, et puis continuer dans la transformation de l'espace urbain, parce que c'est un vecteur très fort d'engagement.

En quoi ces enjeux de démocratie sont essentiels dans le cadre d'une transition écologique ?

C'est à la fois un but en soi, car il est normal que chacun ait son mot à dire ; et c'est un vecteur de transformation très fort parce que cela assure que l'institution, bien souvent moins rapide que les citoyens, réduise son retard sur la transformation culturelle.

À quoi ressemblera Grenoble dans six ans ?

Je ne me pose pas la question dans ces termes car je ne veux pas imposer un imaginaire. Ce qui m'intéresse, c'est de combiner des imaginaires et de construire une mythologie collective. Je ne vais pas dessiner seul ce que sera Grenoble, ce sont les habitants qui vont le dessiner avec nous, sur le logement, la mobilité, l'alimentation, la santé.

Comment allez-vous prendre en compte la pandémie et la crise sanitaire dans votre programme ?

On travaillait déjà beaucoup sur la santé, à travers un plan municipal de santé. Nous avons également embauché des habitants de quartiers populaires pour les former à la prévention et à l'accès aux soins, ils travaillent désormais directement dans leurs quartiers. Dès 2015, nous avons aussi été les premiers à travailler avec l'Ademe [l'Agence de la transition écologique] sur la question de la qualité de l'air intérieure dans les écoles.

On peut accélérer des chose, notamment parce que le Covid-19 a permis une collaboration entre la médecine hospitalière, la médecine de ville, les cliniques et les labos privés. Il s'agit aussi de renforcer la prévention. En France, on met quasiment tout notre argent de santé sur le soin ; or si j'ai envie d'être bien soigné quand je suis malade, en premier lieu j'ai envie de ne pas tomber malade.


Qu'est-ce qui est important pour nous, de quoi dépend-on, quelles sont nos fragilités ?

La crise sanitaire peut être un accélérateur fort pour les nouvelles formes de participation citoyenne. Pendant le confinement, on a mis en place une plateforme d'entraide. 2.500 Grenoblois se sont portés volontaires pour aider leurs voisins ou la collectivité, pour la distribution d'aide alimentaire, la production de masques... C'est colossal. Nous voulons poursuivre, et accueillir toutes ces volontés d'engagement.

On va également se saisir du  questionnaire de Bruno Latour [2], pour consulter les habitants et dessiner le contour de l'avenir. Qu'est-ce qui est important pour nous, de quoi dépend-on, quelles sont nos fragilités ?

La question du racisme systémique et des violences policières est au cœur du débat public : quelles réponses locales y apporter ?

Il y a un énorme travail à faire. Le gouvernement a délibérément mis la police, ces dernières années, dans une situation de maintien de l'ordre public extrêmement violente.

La police doit porter des valeurs, notamment celle d'égalité entre tous et toutes. Dans l'armée, ou même dans la gendarmerie, il existe une chaîne de commandement qui définit les valeurs auxquelles personne ne peut déroger. Dans la police, il n'y a pas cela. Dès lors que le cadre de valeurs n'est pas clair, les comportements qui sortent de ce cadre ne sont pas sanctionnés, voire sont couverts. Tout ça génère des phénomènes de violence interne, mais aussi une incompréhension grandissante avec l'ensemble de la population. On a des jeunes qui se font contrôler quatre à cinq fois dans la journée, quelle que soit leur situation. Ce message-là, porté par une institution, est d'une violence incroyable.

En tant que maire, quelles marges de manœuvre avez-vous ?

La police municipale de Grenoble fait partie de celles avec le plus grand nombre d'agents, et elle a un cadre de valeurs très clair, très strict.

Les appels et les initiatives  « pour le monde d'après » se sont multipliés, beaucoup portés par des ONG et des syndicats. Quel rôle votre famille politique a-t-elle à jouer par rapport à cette dynamique ?

Ce qui m'intéresse, c'est de faire le lien, de créer des synergies humaines, des inter-connaissances, une curiosité interpersonnelle afin de donner un débouché politique à cette majorité culturelle. L'articulation du triptyque « société civile/ONG - syndicats - militants politiques de tout l'arc humaniste » va être centrale dans notre capacité à porter une espérance de victoire et de mise en acte de notre projet de société. Ce sera notre enjeu fort des mois et des deux ans à venir.


[1] Laudato si', la seconde encyclique du pape François, a pour sous-titre « sur la sauvegarde de la maison commune » et est consacrée aux questions environnementales et sociales.

[2] Le 30 mars, Bruno Latour proposait dans le média AOC d'« imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d'avant-crise » en répondant à une série de questions.


Source : Lorène Lavocat pour Reporterre

Photos : © Mathieu Génon/Reporterre
chapô : Éric Piolle, juin 2020, Grenoble.

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