par Emilie Rappeneau, Sophie Chapelle 25 novembre 2020
La proposition de loi Sécurité globale a été adoptée à une large majorité à l'Assemblée nationale le 24 novembre, avec le soutien de la droite et de l'extrême droite. Les mesures liberticides qu'elle impose inquiètent jusqu'aux instances de l'Onu et de la Commission européenne. Des mobilisations sont prévues dans toute la France samedi 28 novembre.
« La presse du monde entier est interpellée par ce que la France est en train de faire, des députés de la République en Marche parlent eux-mêmes d'État autoritaire. » [1] Telle est la situation dépeinte par le journaliste David Dufresne autour de la proposition de loi sur la Sécurité globale. La colère est d'autant plus forte à l'issue d'une rencontre entre le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, et une coordination composée de syndicats et d'associations de journalistes, de réalisateurs et d'organisations de défense des droits humains, le 23 novembre. « On a préféré partir et ne pas participer à un jeu de dupe. » [2].
160 organisations et associations ont également signé un appel « Contre la loi "sécurité globale", défendons la liberté de manifester », dans lequel elles jugent particulièrement « dangereuses » les propositions de trois articles de cette loi : l'article 21 sur la transmission en direct d'images des caméras de policiers permettant la reconnaissance faciale, l'article 22 sur la généralisation de la surveillance par drones et, enfin, l'article 24 visant « à empêcher la population et les journalistes de diffuser des images du visage ou de tout autre élément d'identification de fonctionnaire de police ou militaire de gendarmerie ».
« Les propositions essayant de protéger les droits fondamentaux ont été systématiquement rejetées »
En dépit de ces alertes de la société civile, la proposition de loi sécurité globale a été adoptée à l'Assemblée nationale dès le lendemain, le 24 novembre, à une large majorité de 388 voix pour, 104 contre et 66 abstentions. La majorité LREM s'est en partie fracturée : si 220 députés d'En Marche ont voté pour, 30 se sont néanmoins abstenus, et 10 ont voté contre. La majorité des députés macronistes et centristes (Modem et UDI) ont cependant soutenu le texte, rejoints par la droite (LR) et l'extrême droite (les sept députés du Rassemblement national).
Comment en sommes-nous arrivés à une telle impasse ? Du 17 au 20 novembre, la proposition de loi relative à la sécurité globale est lue pour la première fois à l'Assemblée Nationale. Trois articles vont donc particulièrement susciter la controverse. L'article 21 permet aux agents de police d'accéder directement aux enregistrements de leurs caméras piétons malgré les avertissements de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) à ce sujet [3]. L'amendement 419 des rapporteurs Jean-Michel Fauvergue et Alice Thourot étend l'article 21 aux policiers municipaux. Deux amendements, visant à interdire le traitement des images issues de caméras individuelles par des logiciels de reconnaissance faciale, sont rejetés. « Les propositions essayant de protéger les droits fondamentaux ont été systématiquement rejetées par les rapporteurs et le gouvernement », regrette Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer Libertés à Amnesty France.
Le gouvernement allié à la droite et l'extrême droite pour entraver la liberté de la presse
L'article 22 légalise l'usage par les forces de l'ordre de drones, notamment lors de manifestations. Lors des débats, leur utilisation est étendue afin d'inclure la surveillance des rodéos motorisés et la prévention dans des lieux jugés particulièrement exposés à des risques agressions, de vol ou de trafic d'armes, d'êtres humains ou de stupéfiants. « Un amendement intéressant est passé précisant que les images des drones seraient effacées au bout de 30 jours et non conservées 30 jours, mais cela reste très minime », observe Anne-Sophie Simpere.
L'article 24, qui interdit la diffusion du visage et de tout autre élément permettant l'identification des forces de l'ordre, est longuement débattu. « Cet article 24, c'est celui de la honte ! » estime Éric Coquerel, député France insoumise de la première circonscription de Seine-Saint-Denis. Les députés de gauche - socialistes, insoumis et communistes - ont déposé plusieurs amendements de suppression et de modification de l'article. La droite et l'extrême droite l'ont, elles, défendu, ou proposé de le durcir. Jean-Christophe Lagarde (UDI) a notamment proposé un floutage de toutes les images. Marine Le Pen a regretté que « cette protection ne soit pas étendue aux militaires ».
Rassemblements pacifiques et violences sur des journalistes
Tous les amendements ont finalement été rejetés sauf celui du gouvernement qui a modifié la rédaction de l'article 24 en ajoutant que le futur délit ne pourra porter « préjudice au droit d'informer », et que l'intention malveillante contre les forces de l'ordre doit être « manifeste ». Gérard Darmanin l'assure : « Aucun policier de France n'est autorisé à empêcher quelqu'un de le filmer ». C'est pourtant le contraire qu'a indiqué Marlène Schiappa, ministre déléguée auprès du ministre de l'Intérieur [4]. D'après elle, tout journaliste qui diffusera des images d'un membre des forces de l'ordre en train de commettre une violence policière pourra être renvoyé devant un tribunal correctionnel. « Cela implique qu'il pourra être immédiatement arrêté au moment d'un direct, menotté et placé en garde à vue, et ce même si la justice décidait de ne pas le poursuivre voire le relaxer », souligne la coordination opposée à la loi [5].
Depuis le 17 novembre, les rassemblements contre la loi se multiplient. Ce jour là, près de l'Assemblée nationale, au moins sept journalistes sont violentés, menacés ou interpellés. Des grenades lacrymogènes et des canon à eau sont utilisés contre des manifestants assis. Un journaliste de France 3 et une photojournaliste du média indépendant Taranis News, Hannah Nelson [6], passent toute une nuit en garde à vue. Il leur est reproché la « participation à un attroupement après sommation ». Les deux journalistes ont finalement écopé d'un rappel à la loi. Pour le Syndicat national des journalistes (SNJ), « les graves incidents du 17 novembre doivent tous, journalistes, dirigeants de presse et citoyens, nous rappeler que la liberté d'informer est menacée ».
Comptes Twitter de médias indépendants censurés, craintes de l'ONU et de la Commission européenne
Suite aux rassemblements du 21 novembre qui ont réuni là encore des milliers de personnes, le compte twitter de Taha Bouhafs, journaliste pour le site Là-bas si j'y suis, est bloqué pour motif d'atteinte à la vie privée alors qu'il avait posté une photo d'un policier l'ayant aspergé de gaz lacrymogène. Illustration des risques de multiplication de censures, liées ou non à des interventions policières, les comptes des médias Street Press et Rapports de Force ont été également bloqués le même soir suite à la diffusion d'images d'un commando armé de barres de fer détruisant, à Nantes, un logement squatté malgré la présence des habitants. Le soir même du vote de la loi, une mobilisation d'exilés et demandeurs d'asile sans solution d'hébergement, même provisoire, était durement réprimée place de la République, à Paris, et des journalistes blessés dans l'exercice de leur métier.
Lire notre récit : « Nuit de la honte » à Paris : des centaines d'exilés violemment évacués et pourchassés |
Après l'alerte de la Défenseure des droits et du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies sur le contenu du projet de loi « sécurité globale », la Commission européenne est aussi sortie de sa réserve le 23 novembre, rappelant que les journalistes doivent pouvoir « faire leur travail librement et en toute sécurité » et a précisé suivre « la situation de près ». Si les dates de passage au Sénat ne sont pas encore connues, la saisie du Conseil constitutionnel demeurera possible après la lecture de la loi à la chambre haute qui devrait avoir lieu en janvier. « On en a encore pour plusieurs semaines de travail sur ce texte », estime Anne-Sophie Simpere. Une marche des libertés contre les lois liberticides est prévue ce samedi 28 novembre, dans plusieurs villes.
Émilie Rappeneau, avec Sophie Chapelle
En photo : Lors de la manifestation du 21 novembre à Marseille / © Jean de Peña
Marche des libertés contre les lois liberticides
Paris, samedi 28/11, 14h, Place de la République.
La liste des autres rassemblements en France est en ligne ici
Nos articles sur la proposition loi de « sécurité globale » :
Décryptage : Entrave à la liberté de la presse et surveillance de masse : la nouvelle loi macroniste de « sécurité globale »
Forte mobilisation contre le projet de loi réprimant la diffusion d'images de violences policières
Tribune : « Cachez ces violences policières que je ne saurais voir » : protégeons la liberté d'informer !
Tribune de la CGT Police : « Les politiques donnent de nous l'image nauséabonde d'une police digne d'un état totalitaire »
Tribune des familles de victimes et collectifs de blessés par les violences policières : « Toutes les lois sécuritaires adoptées n'ont cessé d'étendre le champ juridique de l'impunité policière »|
Notes
[1] C'est le cas notamment de la députée LREM Nathalie Sarles, qui a affirmé le 23 novembre sur France bleu que « nous allons tranquillement vers un Etat autoritaire, vers une suppression des libertés individuelles ».
[2] 𝕏 Voir l'entretien avec David Dufresne réalisé par le reporter d'images Amar Taoualit
[3] Voir l'avis rendu en 2017 de la Cnil sur les caméras-piétons utilisées par les forces de l'ordre.
[4] 𝕏 Voir l'intervention de Marlène Schiappa, le 23 novembre 2020 sur RMC
[5] Voir leur lettre ouverte à l'attention de Jean Castex, publiée sur le site du Syndicat national des journalistes.
[6] Voir le portrait de Hannah Nelson publié sur Reporterre