23/06/2022 basta.media  13 min #210789

« Les atteintes au corps des femmes sont considérées comme secondaires et leurs maux imaginaires »

Dans un monde du travail pensé par et pour les hommes, les corps des femmes sont singulièrement malmenés et leurs douleurs niées, voire invisibilisées. La biologiste Karen Messing interroge le silence de la recherche sur cet impensé. Entretien.

Basta! : Dans votre dernier ouvrage « Le deuxième corps », vous expliquez que les problèmes de santé des travailleuses sont peu étudiés, car les risques qu'elles encourent sont souvent considérés secondaires. Le corps des hommes reste l'unité de mesure principale pour étudier la santé, y compris la santé au travail. Pouvez-vous revenir sur cette invisibilité du corps des femmes au travail ?

Karen Messing : L'expression « deuxième corps » renvoie au fait que la conception des espaces, des outils et des équipements de travail a été faite en fonction des corps masculins, qui étaient pendant longtemps les seuls à occuper la plupart des espaces de travail rémunérés. Aujourd'hui encore, sur le marché du travail, le corps des femmes est souvent considéré comme le « deuxième corps » : différent, anormal, inférieur en taille et en force. Dans le monde de la recherche scientifique, les atteintes au corps des femmes ont souvent été considérées comme des problèmes « secondaires ». Le domaine de la santé au travail n'y fait pas exception.

Karen Messing

Karen Messing est professeure émérite du département des sciences biologiques de l'université du Québec à Montréal (UQAM), où elle a cofondé le CINBIOSE (Centre de recherche interdisciplinaire sur le bien-être, la santé, la société et l'environnement). Elle est l'auteure de La santé des travailleuses. La science est-elle aveugle ? (Remue-ménage, 2000) et de  Les souffrances invisibles . Pour une science du travail à l'écoute des gens (Écosociété, 2016).

D'un point de vue ergonomique, il n'y a pas beaucoup de données sur le corps des femmes, même les plus élémentaires. Quand je cherchais les dimensions corporelles des os des femmes, je n'ai trouvé que celles de l'armée canadienne, datant de 1998. Je me suis donc retrouvée avec un échantillon atypique, de jeunes femmes blanches, en bonne santé. Cette absence de données invisibilise réellement les femmes. C'est brillamment démontré dans l'ouvrage  Les femmes invisibles de Caroline Criado Perez, qui relève que les femmes ont 73 % de plus de probabilité d'être sérieusement blessées dans un accident de voiture parce que les mannequins utilisées pour faire les tests de sécurité sont calquées sur le corps des hommes. Et je précise que les femmes ne sont pas simplement plus petites, elles ont le haut du corps proportionnellement plus long que celui des hommes, leur centre de gravité est donc différent.

Pour les évaluations toxicologiques, c'est la même chose. La base qui sert à définir si telle ou telle molécule est toxique, c'est le corps masculin. Autre exemple de ce secteur du nettoyage : les chariots, qui servent à transporter le matériel de ménage du personnel affecté aux chambres d'hôtel, sont dimensionnés pour être pratiques à utiliser pour des personnes conformes aux dimensions moyennes d'un corps d'homme. Dans le monde du travail comme ailleurs, tous les repères que l'on a, c'est à partir du corps des hommes, qui, lui, a été mesuré.

« Ces lacunes ont de graves répercussions sur le travail de prévention », dites-vous. Pourquoi ?

À cause du manque de connaissances des réalités des femmes au travail, on a tendance à interpréter leurs maux d'origine professionnelle comme des conséquences de leur (petite) nature biologique ou psychologique. Ces maux sont considérés comme imaginaires (dépression, anxiété), résultant d'une faiblesse (troubles musculo-squelettiques ou TMS), étranges (tout ce qui touche à la grossesse ou à la ménopause) ou dégoûtants (troubles menstruels). Quand les femmes évoquent des douleurs associées à leur travail, elles sont confrontées à beaucoup de scepticisme ; personne ne peut croire qu'une machine à coudre peut provoquer des douleurs aux épaules.

Pourtant, la position contrainte, et les gestes répétitifs exécutés à vive allure peuvent bel et bien provoquer ce genre de douleurs. Autre exemple : celui des employées françaises d'une imprimerie étudiée par l'équipe de Florence Chappert de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT). Après plusieurs années à manipuler des livres lourds, les ouvrières se retrouvent avec des TMS. Leur employeur, persuadé que c'est à cause de leur sexe et de leur âge, et non à cause de leurs conditions de travail, se contente de les remplacer par des hommes.

Le premier obstacle rencontré, comme dans les cas d'agression sexuelle, est le manque de crédibilité accordée aux femmes. Les agressions sexuelles sont rarement perpétrées devant témoins. De même, la souffrance liée au travail est difficilement vérifiable. Elle ne peut être rapportée que par la personne qui la ressent, et il n'existe pas vraiment de mesure « objective » permettant d'en déterminer l'ampleur. Résultat : lorsque les femmes disent ressentir de la douleur, on évalue d'abord leur crédibilité. Est-ce qu'elles exagèrent ou dramatisent ? Sont-elles hypersensibles ? Disent-elles la vérité en décrivant leur environnement de travail ?

Mais les femmes ne sont pas seules à être exposées à des tâches répétitives et à des postures inconfortables pouvant causer des douleurs chroniques ?

Non, mais les tâches manuelles incombant aux hommes demandent généralement des mouvements moins rapides et moins répétitifs, quoique plus de force. Les risques rattachés à leurs tâches sont souvent plus impressionnants et causent des torts plus facilement identifiables. Et c'est vrai même dans les secteurs d'activité traditionnellement féminins comme le nettoyage où les femmes ont souvent des emplois de « second ordre ». En plus d'être mal rémunérés, ces emplois comportent des exigences et des risques largement sous-estimés, voire carrément ignorés. Dans les hôpitaux canadiens, dans les années 1980, les travaux de nettoyage assurés par les femmes étaient qualifiés de « légers », et ceux des hommes de « lourds ». Leurs tâches étaient réellement différentes. Les femmes accomplissaient des petits gestes rapides, étaient souvent accroupies ou pliées en deux. Elles avaient beaucoup plus de TMS que les hommes. Elles étaient aussi moins payées.

Vous parlez également dans votre livre de l'invisibilisation de leur statut de mère, qui accroît encore leurs difficultés. Pouvez-vous revenir sur ce point ?

Ce que j'ai pu constater au fil de toutes ces années de recherches et d'observations sur le terrain, c'est que l'organisation du travail ne tient pas compte de la nécessaire articulation avec la vie de famille. Les organisations ont été définies, dans leur grande majorité, à une époque où seuls les hommes travaillaient et où il y avait une femme à la maison. Maintenant, tout le monde travaille mais on reste sur une organisation centrée sur le travail des hommes déconnectés des besoins de la famille. C'est toujours considéré comme une défaillance personnelle si la maison pointe son nez dans le milieu du travail.

Lors d'une étude que j'ai menée auprès d'opératrices de centres d'appel en téléphonie, je me souviens que si une femme arrivait avec trois minutes de retard parce qu'elle avait dû gérer ses enfants et avait eu un imprévu, on considérait qu'elle était mal organisée. C'est la responsabilité individuelle qui doit pallier un manque d'organisation générale de la société. Ce n'est pas juste. L'organisation du travail doit tenir compte du fait que tout le monde a une famille, ou un cercle de relations important en dehors du travail. Sinon, c'est comme si on était supposé ne pas être un être humain dès lors que l'on arrive au travail. Cela ne peut pas fonctionner. Cela épuise les personnes qui ont en charge l'organisation de la vie de famille, majoritairement les femmes.

Votre livre évoque plusieurs longues études de terrain, dans des milieux de travail très divers. Vous revenez par exemple sur vos échanges avec des techniciennes en communication, chargées de l'installation de lignes téléphoniques et de branchement internet. Pourquoi ce milieu de travail traditionnellement masculin s'avère parfois très dangereux pour des femmes ?

En nous intéressant aux métiers non traditionnels, nous nous sommes aperçues que l'environnement, l'équipement et la formation y sont rarement adaptés aux femmes. Pour celles qui s'immiscent dans ces métiers traditionnellement masculins, c'est très difficile : le taux d'accidents est d'ailleurs deux à trois fois plus élevé parmi les femmes. Cela s'explique en partie par l'inadaptation du matériel à leurs corps. Prenons l'exemple des techniciennes télécom : il fallait qu'elles manipulent des échelles trop grandes - elles pouvaient trébucher en les portant, et avoir un accident en essayant de les monter sur le toit de leur camionnette ou en les descendant. Les ceintures de chantier étaient aussi trop grandes, elle pesaient sur leurs hanches et les gênaient beaucoup.

Je me souviens aussi de ce témoignage d'une électricienne racontant sa première journée : un collègue lui demande de l'aider pour un raccordement et il lui laisse tout le matériel en plan. Elle se rend compte que c'est disposé d'une telle manière que si elle ne prend pas de précautions préalables particulières, elle peut s'électrocuter. Elle le fait remarquer au collègue quand il revient, et il lui dit : oui, je sais, c'était pour savoir si tu étais capable. Il s'agit donc, dans ce cas, de prouver que tu es capable au risque de ta vie....

Il y a aussi un harcèlement continu, et ce n'est pas « juste » des remarques ou des tentatives de séduction mais réellement des insultes, des commentaires désobligeants sur les femmes devant d'autres femmes ; voire des viols puisque l'une d'entre elles avait été violée par un collègue lors d'un chantier chez un client sans que personne ne sache qui était ce collègue ni ne fasse rien pour qu'il soit rappelé à l'ordre. Dans ces secteurs, c'est tout le groupe masculin qui se soude pour exclure les femmes. La seule façon de contourner ça, pour être acceptée comme un gars, c'est de se comporter comme eux : s'habiller comme un gars, ne jamais se plaindre de rien, et accepter les blagues contre les femmes. Au bout d'un certain temps, tout cela est lourd à porter puisqu'il s'agit finalement de prétendre être quelqu'un que tu n'es pas.

Vous expliquez aussi que les femmes taisent ces difficultés, de peur d'être éjectées de ces milieux professionnels où elles se sont introduites avec peine. Pouvez-vous détailler ?

Trop souvent, les femmes ont honte de parler de leurs difficultés. Elles sont comme paralysées. C'est un vrai problème. Quand je demande aux techniciennes ce que cela signifie, pour elles, d'être des femmes dans ces entreprises à majorité masculine, elles disent spontanément qu'elles n'ont pas de problèmes particuliers. Elles ont un bon salaire, bien meilleur que si elles travaillaient ailleurs, dans des métiers classés plus « féminins ». En général, on reste pendant deux heures sur ce registre, jusqu'à ce que je leur demande si elles rencontrent parfois des difficultés physiques. Là, il y en a une première qui évoque les difficultés liées à la ceinture trop grande. Je propose alors d'imaginer un harnais qui croiserait en X sur le devant du corps pour mieux répartir le poids. Elles m'ont toutes dit : « Non, cela va faire ressortir nos seins alors que l'on passe la journée à faire oublier qu'on est des femmes ».

Elles évoquent aussi ces moments où les clients leur disent qu'ils veulent qu'un « vrai » technicien vienne les dépanner. Ou ceux qui les harcèle sexuellement. Dans le même style, on peut citer l'exemple des femmes qui enseignent dans les écoles de métiers et qui sont perpétuellement questionnées sur leurs compétences à enseigner des matières techniques.

Ce silence des femmes, directement lié à l'invisibilité construite des atteintes à leur santé à cause du travail, « a un prix », dites-vous. Lequel ?

Les femmes, plus encore que les hommes, se montrent réticentes à signaler leurs problèmes de santé liés au travail. Elles se disent : si j'ai un problème, je dois être fautive. Elles internalisent leur infériorité, et craignent d'être déqualifiées si elles parlent. Tout cela a des conséquences très concrètes, en termes de défaut de prévention, mais aussi au niveau de la réparation. Le taux de reconnaissance de leurs maladies professionnelles et les indemnisations liées sont encore moindre que du côté des hommes. Au Québec, les femmes obtiennent moins souvent d'indemnisations pour leurs troubles musculo-squelettiques ; notamment parce qu'elles ne font même pas de demande d'indemnisation, sans doute par peur de refus. En Suède, les femmes ont quatre fois plus de chance que les hommes de se voir refuser une telle compensation.

Vous esquissez des solutions pour sortir de ces situations d'inégalités, et de mépris envers le corps et les situations des femmes. Vous insistez notamment sur l'importance de la solidarité. Pourquoi ?

Tout au long de mes années de travail et d'enquêtes, j'ai pu constater la manière dont les hommes se serrent les coudes lorsqu'ils se sentent attaqués par des femmes. De la même façon, il serait normal que les femmes victimes de mauvais traitements veuillent s'unir pour s'entraider. Mais mon expérience montre que nos élans de solidarité déclenchent parfois une féroce résistance. En plus, ces notions d'égalité ne sont pas évidentes à travailler. Il n'est pas facile pour les femmes de réclamer un environnement de travail adapté à leurs besoins, non seulement à cause du déséquilibre du pouvoir, de l'isolement, de l'ignorance et du sexisme, mais aussi parce que toute demande de changement les disqualifie.

Ce sont des luttes compliquées parce que l'on a peur d'évoquer les différences, on a peur que cela se traduise ensuite par des rengaines qui affirment que toutes les femmes sont moins fortes que tous les hommes. Et bien sûr, on ne peut pas non plus tout changer dans un secteur quand les femmes y arrivent. Tout cela est donc très complexe. Cela demanderait de prendre beaucoup de temps pour en discuter. Mais prendre du temps pour organiser le travail en fonction de la bonne santé des salariés, ce n'est pas vraiment d'actualité.

Généralement, les patrons ne sont pas très enclins à adapter le milieu de travail aux femmes ; ou aux salariés en général. On a bien vu pendant la crise du covid qu'investir pour protéger la santé, cela ne va pas de soi. Dans les milieux syndicaux, c'est très compliqué de parler de ces sujets. Dès que l'on évoque les différences entre hommes et femmes, il y en toujours a un qui sort le « Ah mais moi, je fais la vaisselle »... ça devient vite très personnalisé, et très crispé comme échanges.

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Il faut insister sur la nécessité d'adapter le milieu de travail au corps des femmes - plutôt que systématiquement le contraire - et sur la responsabilité des employeurs à cet égard. Le travail reste trop souvent conçu pour maximiser la productivité du corps masculin, et il est plus que temps de le repenser de manière à tirer profit de la diversité humaine. Le travail en équipe réduit le risque de maux de dos chez les hommes comme chez les femmes, mais il faut prendre des mesures concrètes pour le favoriser. À l'hôpital par exemple, on peut confier un ensemble de patients à une équipe stable et régulière, plutôt que d'affecter chaque patient à un préposé ou à une préposée qui change tous les jours.

En tant que femmes, nous avons droit à un milieu de travail sûr et sain, adapté aux responsabilités familiales que nous assumons, et ce, même si la tâche devrait en principe être mieux répartie. Il est temps d'unir nos forces, de cesser d'avoir honte de notre corps et de notre genre, et de lutter pour l'égalité et la santé.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler

Le deuxième corps : femmes au travail, de la honte à la solidarité (Écosociété, 2021). 20 euros.

Photo : Lors d'un rassemblement d'aides à domicile à Saint-Étienne, en septembre 2021. ©Nicolas Anglade

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