07/10/2008  33min #21205

Une brève biographie du verbe penser

Par Manuel De Diéguez

La langue française distingue le verbe prendre du verbe comprendre. Ce divorce est fondateur de la philosophie ; car si penser n'est pas capturer une proie, si penser ne répond pas à la vocation des chasseurs de fabriquer des pièges ingénieux, si penser n'est pas mettre la main sur les ressorts du cosmos, qu'est-ce donc que penser et pourquoi prendre et comprendre se sont-ils si longtemps confondus?

Car, aux yeux des Romains, com-prehendere c'est à la fois comprendre et mettre la main sur le monde. Certes, pendant plusieurs siècles, le verbe penser s'était mis en tête de jouer les trouble-fête parmi les fêtards de la puissance. Mais la physique moderne ne tente même plus de penser, elle se contente de traquer le réel avec des cyclotrons et de décrire ce qui s'est passé quelques secondes après l'apparition de la matière. Car pour penser ces mystères, il faudrait leur donner une signification, donc demander à la raison de déceler je ne sais quelle intentionnalité intelligente et quelle finalité raisonnée au cœur des comportement aveugles des atomes et des particules élémentaires. Quant à assister avec un retard de quelques milliards d'années au spectacle du débarquement subit de l'étendue et de la durée - elles n'étaient pas encore là - la question du sens, c'est-à-dire de l'intelligible, n'en resterait pas moins sans réponse, parce que la rationalité simiohumaine est animiste, donc magique de naissance et à jamais. Comment un animalcule immergé dans l'espace et le temps conquerrait-il jamais un regard de l'extérieur sur l'espace et le temps, puisque cette extériorité-là demeurerait à son tour enfermée dans l'espace et le temps ?

Cependant, la disqualification de la faculté de penser telle que le simianthrope la conçoit entraîne des conséquences politiques observables, parce que si l'Histoire de l'intelligence s'écrit à l'école et à l'écoute des performances payantes de ses opérateurs, qui tentera encore de se poser les problèmes de fond de la politique? La raison se réduira-t-elle à se spécialiser dans le tour de main nécessaire à la conquête des savoirs utiles ? Dans l'ordre politique, l'utile sera d'entrer en possession de l'autorité d'emprunt qu'un suffrage universel bien instrumenté, donc habilement leurré, confèrera à des candidats plus habiles que leurs rivaux pour mener de tels exploits à bien.

Du coup, la démocratie mettra en scène de faux débats devant le peuple ; et tout ce théâtre sera truqué d'avance par les faux-semblants d'un verbe comprendre détourné dès l'origine de son sens philosophique. Mais alors, ne faudra-t-il pas se résoudre à peser le poids politique propre au verbe penser et se demander quelles relations il entretiendra avec les machineries éléphantesques dont les Etats se feront les appariteurs, les exploiteurs et les magnats ? Quel poids restera-t-il au verbe penser sur la balance de l'Histoire du monde si un équilibre durable n'était pas trouvé entre les deux baromètres de la politique que sont les verbes penser et com-prendre ? Mais il se trouve que l'un allègue seulement sa puissance et l'autre seulement sa sagesse et que cette dernière est nécessairement minoritaire dans les démocraties.

Observez par exemple, le débat qui s'est déroulé devant le peuple américain le 3 octobre 2008 entre le candidat républicain et le candidat démocrate à la future vice-présidence des Etats-Unis. S'agissait-il d'informer l'un et l'autre de la nature et du contenu des dossiers qu'ils seraient appelés à gérer en cas de décès du Président? Non seulement il eût été de l'ordre de la fable de renseigner en quelques jours une mère de famille comblée d'une progéniture de quatre enfants de la nature des relations que les nations et les empires entretiennent entre eux; mais son rival, un sénateur âgé de soixante cinq ans fort compétent en politique étrangère, n'était pas non plus de taille à piloter le bateau ivre qu'on appelle l'espèce humaine. Bien plus, l'un et l'autre n'étaient là que pour réciter une leçon qu'on leur avait apprise des heures durant dans les coulisses : des catéchètes chevronnés de la politique intérieure leur avaient enseigné que tout l'art de gouverner les Etats se résume à maîtriser, non point les problèmes internationaux, mais exclusivement ceux que se pose une science et une pratique des réactions positives ou négatives des masses aux déclarations des uns et des autres et qu'on appelle la science de la communication.

C'est ainsi que la question des relations des Etats-Unis avec la Russie se résumait à la stricte observance de six tabous médiatiques. Primo, le candidat ne fera aucune allusion à l'agression de la Géorgie contre l'Akhbazie et l'Ossétie préparée de longue date par Washington et Tel Aviv, secundo, l'un et l'autre soutiendront mordicus que la Russie est une tyrannie et qu'elle aura vilainement attaqué un Etat souverain non seulement en pleine paix et sans déclaration de guerre, mais le jour même de l'ouverture des jeux olympiques à Pékin, tertio, que la Russie aurait conquis l'Akhbazie et l'Ossétie, alors qu'elle a reconnu leur souveraineté, quarto, qu'elle devait les "rendre" presto à la Géorgie, quinto, qu'au nom de la défense de la liberté et de la justice dont elle est appelée à assurer le règne dans le monde entier, l'Amérique messianique conduirait une Europe asservie à ses armes depuis 1945 à installer les armes et les garnisons de Washington en Ukraine et en Géorgie, sexto, que l'invasion de l'Afghanistan et de l'Irak n'étaient pas des agressions guerrières, mais un combat d'apôtres et de délivreurs de l'humanité et que, s'il fallait un jour se résoudre à retirer d'Irak les troupes du conquérant, ce serait seulement à condition d'installer dans ce pays un gouvernement fantoche, lequel s'appuierait sur une dizaine de gigantesques places-fortes américaines en mesure de militariser la production du pétrole et de l'acheter à bas prix.

Mais si com-prendre la planète des singes se ramène à connaître les recettes qui permettent d'exploiter la folie de cette espèce et de guider le cours les événements de la manière la plus favorable aux intérêts financiers et politiques à court terme des puissants du moment, quelles seront les relations à long terme que la démocratie mondiale entretiendra avec la politique et l'histoire dans l'arène des siècles ? Et si, sur le long terme, les démocraties sans tête se précipitaient dans le gouffre. Et si elles se ruaient, non seulement dans la guerre, mais dans le naufrage financier ? Et si elles se tournaient alors vers le peuple pour lui demander d'éponger la dette ? Dans ce cas, n'est-il pas à craindre qu'à force de vider la cervelle du simianthropus democraticus, le ciel lui tombera sur la tête ?

Mais si la science politique passait tout entière du côté du verbe penser, ne basculerait-elle pas dans l'autre démence de notre espèce, celle de s'évader dans l'utopie? Car le candidat démocrate ne songeait en rien à quitter l'Irak pour le motif que son pays avait violé le droit international, donc l'autorité des Nations Unies pour s'en aller envahir d'un pas vaillant un Etat souverain, mais seulement parce que la guerre coûtait 4,5 milliards de dollars par mois, soit environ 350 millions de dollars par jour - sans compter le prix des équipements et celui des victimes - qu'elle durait depuis cinq ans et qu'elle se trouvait d'ores et déjà irrémédiablement perdue ; et la candidate républicaine entendait poursuivre la guerre pour le seul motif, ventrebleu, que l'Amérique ne hisse jamais le drapeau blanc. Si la démocratie ne pèse, ni ne pense la politique, quelles sont ses chances de durer ? Et si elle court à la ruine tantôt sur le chemin de la barbarie, tantôt sur celui de l'évangélisme politique, quel sens donnerons-nous au verbe com-prendre et au verbe penser ?

C'est dans cet esprit que je propose une lecture simianthropologique de l'histoire des relations schizoïde que le verbe penser entretient avec le verbe com-prendre, et cela dans une perspective " pensive ", si je puis dire, puisqu'il s'agira de peser les deux lobes qui se partagent l'encéphale bipolaire simiohumain, celui qui agit sans penser et celui qui se trouve réduit à penser sans pouvoir agir. Alors la politique pourrait se ramener à l'apprentissage de la réflexion.

1- Les frères ennemis
2 - La pensée et le pouvoir
3 - La guerre des deux sceptres
4 - Où le verbe comprendre perd la tête
5 - Où la pensée marque des points
6 - Le verbe comprendre va-t-il battre en retraite ?
7 - Le verbe penser change de paysage et de caméra
8 - Le naufrage du verbe comprendre se dessine
9 - La résurrection du verbe penser
10 - Les premiers pas de la pensée

1 - Les frères ennemis

Les tribulations du verbe penser ne sont devenues torturantes, donc fécondes, qu'à l'heure où il croisa le chemin du verbe com-prendre. Jusqu'alors, il courait parmi le thym et la rosée ; et ses premiers biographes racontent qu'il n'avait pas son pareil pour donner le change sur ses intentions et son parcours. Tantôt il demandait à ses usagers de se souvenir de quelque tâche ou de quelque devoir qu'ils avaient oublié et il leur glissait à l'oreille : "Pensez donc à conduire ce soir votre cheval à l'écurie." Tantôt il trouvait sur son chemin un rival dangereux, le verbe croire, comme dans : "J'ai pensé me noyer" - car le verbe croire est un fauve qui bondit sur le passé et sur l'avenir du monde afin d'en faire sa proie. Mais sitôt que la raison eut rencontré le verbe com-prendre, elle il en fit tour à tour son compagnon d'infortune et son frère d'armes, son souverain et son maître, son complice et son ennemi mortel ; et toute la maisonnée de la philosophie en fut mise sens dessus dessous jusqu'à nos jours, parce que le verbe com-prendre n'avait pas froid aux yeux et se présentait en tous lieux et en toutes saisons sous les traits d'un acteur effrontément sûr de ses dires. Le verbe penser, lui, ne payait pas de mine. Son modeste accoutrement contrastait avec la parure rutilante et le débit volubile du dandinant matamore ; mais la modestie de sa tenue le désarmait au point qu'il n'en menait pas large.

"Comment, se disait-il, tenterai-je seulement d'observer de près la trame des vêtements et toute la carrosserie verbale, et toute l'effronterie de la dégaine, et toute l'habileté des tailleurs des rois de la parole ? Comment déjouerai-je jamais les pièges de ce metteur en scène du cosmos, de cet appariteur de l'univers, de ce dramaturge du temps et de l'espace, de cet homme de paille du Créateur?" C'est ainsi qu'a commencé la longue histoire des relations tendues ou des rapports de bon voisinage entre le verbe penser et le verbe piger. A eux deux, ils ont écrit toute l'histoire des accommodements de la philosophie occidentale avec l'action et avec la raison depuis que notre ancêtre, Adam le naïf, quitta piteusement le paradis où son pompeux souverain tenait seul entre ses mains le sceptre aveugle du verbe com-prendre.

2 - La pensée et le pouvoir

Il faut savoir qu'à l'origine, Dieu et sa créature étaient tous deux nus comme des vers ; mais sitôt qu'Adam eut commencé de se couvrir de la fourrure des bêtes sauvages, il les prêta à son maître; et, depuis lors, non seulement l'un et l'autre rivalisent à se parer de toisons diversement ajustées, mais ils se les échangent à leur gré. Or, les différends ou les franches querelles qui les ont opposés ont toujours porté sur la question de savoir dans quelle mesure il est permis au verbe penser de comprendre et au verbe comprendre de penser. Car ces deux personnages de théâtre se trouvent divisés à l'intérieur d'eux-mêmes entre leur nudité et leur défroque mal cousue, de sorte que l'un et l'autre ne partagent ni les mêmes intérêts, ni n'ambitionnent de se partager le même savoir. C'est pourquoi la pensée traque le verbe com-prendre sous les ramures où le souverain de l'Eden pourchasse le malheureux ; car, à l'entendre, com-prendre, ce serait disposer d'une machinerie bien rôdée, tandis que la pensée lui glisse, à l'oreille. " Es-tu sûr du fonctionnement le plus glorieux possible de ta puissance? Es-tu sûr que tes utilisateurs sont habilités à définir une vérité en haillons? Qu'est-ce qui fait accoucher de la vérité à un excellent outil? Quel instrument es-tu de l'instrument que tu appelles le vrai?"

Alors le verbe com-prendre montre ses muscles et sa défroque à son frêle pédagogue. Et pourtant, si vous passez derrière le décor, un coup d'œil dans les coulisses de tout ce théâtre vous suffira pour découvrir que ce chef d'état-major de la connaissance supplie le verbe penser de lui servir de garantie. C'est dire que le ver est déjà dans le fruit. Comment une raison et une intelligence demanderesses d'un créancier ne se réfèreraient-elles pas nécessairement à l'autorité, donc à l'autorisation d'un banquier supérieur et comment ne se trouveraient-elles pas condamnées d'avance et par nature à faire allégeance à leur bailleur de fonds ? Aussi le verbe penser ne s'en laisse-t-il pas compter. C'est sans relâche qu'il vous titille le verbe com-prendre, lequel n'en appelle jamais qu'à sa forte carrure et vous toise le vermisseau de toute la hauteur de sa charpente : " Qui es-tu, toi qui contestes mon programme alors que tu ne possèdes pas le savoir ? Ceins tes reins, mon brave. A moi de t'interroger, à toi de m'instruire. Où étais-tu quand j'ai enfanté le monde ? Apprends-moi qui en a fixe les dimensions, puisque tu disposes de mon intelligence. " (Job 38, 1) Pas de doute, com-prendre, c'est agir et agir, c'est se trouver déjà là, le sceptre à la main.

3 - La guerre des deux sceptres

En vérité, depuis que notre évasion partielle de la zoologie nous a fait échouer quelque part entre l'animal et l'humanité qui nous attend, le récit des négociations continues et, le plus souvent, des tractations douteuses qui ont jalonné l'itinéraire des relations entre notre verbe penser et notre verbe com-prendre nous raconte les millénaires de notre machinerie cérébrale mêlés aux annales de notre politique, tellement ces verbes poursuivent - mais toujours chacun de son côté - des intérêts si convergents qu'ils ne cessent de se corrompre l'un l'autre et de conclure entre eux des accords boiteux ou des ententes illicites. Du coup, l'alternance frauduleuse entre les traités de bon voisinage que leurs plénipotentiaires signent en catimini et les ruptures tempétueuses de leurs alliances éphémères, cette alternance, dis-je, obéit à des définitions à la fois flottantes et têtues de leurs vêtures respectives. Il est donc d'un grand intérêt simianthropologique d'observer de près leur texture et leurs coloris. Certes, le verbe penser est appelé à retirer l'un après l'autre au verbe com-prendre ses uniformes d'un apparat trompeur, à démasquer les trucages de ses vaniteux habilleurs, à dénoncer les astuces et les ruses des sorciers du langage qui vous changent les outils du savoir en instruments aiguisés du pouvoir - mais au fur et à mesure qu'Adam déshabille son créateur et qu'il en vient à inverser les rôles au point de chasser son souverain du jardin de la connaissance, il découvre avec effroi qu'il s'était pris à son propre piège et qu'il s'était laissé flouer par l'idole dont il avait apprêté les parures.

Quand le verbe com-prendre se trouve privé de tous ses affûtiaux, il devient moqueur à son tour. Voyez comme il se rit alors de son compagnon de route et d'infortune, voyez comme le verbe penser en est tout pantois, voyez comme il se trouve dévêtu à son tour. Quel est donc le sceptre que la pensée et la com-préhension se partagent en secret si chacun entend jeter son rival à la ferraille ? Comment se fait-il que le savoir intelligent veuille déposséder le pouvoir du trésor de la vérité et le pouvoir priver la raison de ses droits, sinon parce que la question de la légitimité de leurs titres et apanages respectifs se pose à l'un et à l'autre en des termes tellement opposés que tous deux s'appliquent à disqualifier le blason de leur adversaire.

Mais si le pouvoir ne porte pas l'écusson de la vérité aux yeux de la pensée, le plus embarrassé des deux demeurera celui dont la charge nobiliaire sera de métamorphoser le baudrier doré de son autorité en sceptre de la vérité - ce qui nous ramène à la question précédente, celle de désigner la toge et la toque habilitées à trancher ce débat. Entre quelles mains la balance à peser la vérité se trouvera-t-elle placée ? Quelles lois régiront-elles la pensée et à quelle législation le pouvoir se soumettra-t-il si tous deux entendent faire tourner à leur avantage le rouet du savoir ? Assurément, le verbe penser présente l'avantage de renvoyer au bas latin pensare, peser, et à pensio, la pesée, mais aussi le paiement. Mais que pèse et que paie le pouvoir, que pèse et que paie la pensée si tous deux déposent les mérites de la vérité sur les plateaux de la balance de la connaissance?

4 - Où le verbe com-prendre perd la tête

Voici que le verbe penser, ne pouvant par trop s'apitoyer sur le verbe com-prendre sans célébrer ses propres funérailles, se dit en lui-même : " Qu'ai-je à tracer une frontière incertaine et toujours contestée entre ce que je pense et ce que je crois com-prendre? Ne serait-il pas plus digne de la raison qui m'habite et qui voudrait se faire jour en moi d'analyser les substances intellectives dont le verbe com-prendre se nourrit? Les aliments avariés dont ce gros mangeur de la vérité se remplit l'estomac entraînent ses ossements sous la terre. Quelles sont donc les relations que la pensée entretient avec le verbe com-prendre ? Pourquoi ai-je rencontré ce séducteur sur ma route, pourquoi ce tentateur m'a-t-il barré le passage, pourquoi sa cuisine est-elle le réceptacle de la vérité du monde, pourquoi mes accords et mes chamailleries alternées avec ce corrupteur ne m'ont-ils jamais permis de séparer le bon grain de l'ivraie et de savoir enfin clairement quel est le véritable enjeu de nos divorces et de nos entendements durables ou passagers ? Sans doute la vérité et la force se nourrissent-t-elles secrètement des mêmes poisons et du même nectar sans seulement s'en douter et courent-elles d'un même pas vers un sépulcre commun. Mais puisque le venin se change quelquefois en remède, ne serais-je pas bien inspiré d'observer les ingrédients qui entrent dans la composition de ma ciguë, afin de vérifier que cette liqueur-là ne saurait couler dans les cornues du verbe com-prendre ? Alors la comparaison méthodique entre les substances thérapeutiques et les toxiques me conduira jusqu'aux arcanes de la malheureuse espèce dans laquelle le chimpanzé vocalisé a fait basculer mes chromosomes. "

Sitôt que le verbe penser eut achevé sa tirade, il endossa ses nouveaux vêtements et il se dit : "Comment se fait-il que ma parole me dédouble ? Comment se fait-il que je fasse tenir le discours de la vérité à la fois aux faits dont l'existence m'est irréfutablement démontrée et au verbe co-mprendre qui voudrait leur tenir compagnie et même s'attacher à leurs chausses, mais qui fait mauvais ménage avec eux ? Comment le verbe penser change-t-il de dégaine pour qualifier de vrai tantôt ce qu'il sait de science certaine et tantôt ce qu'il croit com-prendre, tantôt ce qu'il constate de ses yeux et tantôt ce qu'il explique au tribunal de l'intelligence qu'il préside en son for intérieur? Car enfin, je constate que la goutte de boue qui virevolte sur elle-même et qui m'emporte dans une ronde inlassable autour du soleil me raconte seulement ce qui se passe et que les télescopes vérifient. Si, en revanche, j'en viens à appeler vérité ce qui m'est expliqué, donc ce que je crois com-prendre, comment prétendrais-je que je demeurerais sain d'esprit si je me proclamais capable de com-prendre que des masses inertes s'attirent réciproquement dans le vide, et cela de telle sorte que la force centrifuge qui découle de leur rotation équilibrera très exactement leur connivence et, de plus, proportionnellement à leur masse et à leurs distances entre elles ? Là encore, le calcul ne m'apporte rien de plus qu'un savoir exact; mais je défie le verbe com-prendre de savoir ce qu'il dit quand il croit expliquer davantage ce qu'il se contente de mesurer qu'il n'enregistre bêtement le silence d'une pierre posée à tel endroit. Il me faut donc distinguer deux vérités, l'une certaine, mais muette en diable sous l'attrape-nigaud du calcul, l'autre loquace, mais folle à lier de marmonner des chiffres et de tenir des nombres pour des arguments.

5 - Où la pensée marque des points

C'est ainsi que le verbe penser a commencé de s'exercer à penser la surdité des démonstrations de son rival, puisqu'il ne sait encore ni quel est l'objet propre à la pensée, ni ce que signifie un paiement, donc un tribut à verser à une autorité - ce qui n'est pas une mince affaire, puisque la pesée, pensio, verse une pension à son créancier, la vérité dont elle se veut la servante. Décidément, l'entente cachée du verbe penser avec les faits que le verbe comprendre s'imagine expliquer ne promet rien de bon à nos deux négociateurs. Car ce qu'il fallait maintenant se décider à chercher avec un sérieux nouveau et sur un chemin de plus en plus rocailleux n'était rien de moins que le pont qui rattacherait les deux verbes et qui conjoindrait leurs définitions respectives et toutes deux falsifiées du terme même d'une vérité garantie par un banquier. Car ce qui faisait penser le verbe penser et com-prendre le verbe com-prendre se trouvait sûrement contaminé à la fois par une certaine dette dont le bien fondé n'était pas garanti.

C'est pourquoi les scolastiques disaient, dans leur mauvais latin, que le bon sens facit comprehendere, "fait comprendre", en ce sens qu'il vous fabriquait du compréhensible, c'est-à-dire de l'intelligible, histoire d'adresser un signe discret à leur alter ego à tous deux, le verbe penser. Mais si penser et comprendre échangent des œillades, s'ils vont même jusqu'à cligner de l'œil en complices, où se cache-t-il, le trésor auquel ils s'aliment? Et s'ils se font des signes de connivence, où puisent-ils leur provision de signaux, sinon dans le coffre de leurs signifiants ? Et si le bon sens, comme ils disent, les comble de signifiants qu'ils rattachent naïvement à leurs " lumières naturelles ", la vérité est-elle donc tout entière un signifiant auquel ils paieraient une redevance? Dans ce cas, quelles sont les relations périlleuses que le verbe penser et le verbe com-prendre entretiennent de conserve avec les hordes ou les cohortes de signifiants avides que la meule du bon sens leur donne à moudre et auquel ils paient tribut? Quelle est la nature de ce versement et comment en sont-ils à la fois les bénéficiaires et les otages ?

6 - Le verbe com-prendre va-t-il battre en retraite ?

C'est alors que le verbe penser a commencé d'observer d'un œil méfiant les signifiants de confection que le verbe com-prendre lui apportait tout empaquetés dans les emballages du bon sens. Car enfin, se disait maintenant l'embryon de pensée qui germait dans les entrailles du verbe penser, si le sens est composé de signifiants bien agencés et étroitement connectés entre eux, la vérité dont il m'appartient de peser la moisson se cache dans les souterrains des signes et des signaux du sens que notre espèce s'adresse à elle-même et à toutes choses en ce bas monde et dans l'autre.

Mais comment les pierres, les arbres, les saisons et les astres nous adresseraient-ils des signaux à titre gratuit ou coûteux? Comment leur empressement à nous envoyer des messages codés ou en clair nous comblerait-il d'aise, alors que la cargaison des signifiants dispendieux que nous nous sommes mis sur les bras nous parle seulement de nos travaux et de nos jours, comme disait le vieux Pindare, et que leur surabondance ne nous fait pas sortir définitivement de nos enclos ? Et si nous découvrions dans le cosmos des signifiants aussi énormes que bienveillants et dont la pléthore ferait de nous des Titans pompeux du sens, je démontrerai que leur gigantisme de façade n'a que faire de nos arpents et de nos labours. D'abord, un signifiant n'est pas un beau discours que nous tiendrait l'univers, mais une parole sortie de nos gosiers, une vibration de nos cordes vocales, une sonorité flûtée par la soufflerie de nos poumons. Comment des signifiants en lambeaux et apprêtés de longue date à notre modeste usage changeraient-ils tout subitement de nature à s'asseoir sur des trônes? Comment habiteraient-ils en Crésus le silence et le vide ? Comment nos signifiants laborieux changeraient-ils de statut, comment scelleraient-ils jamais un pacte éternel avec l'espace et la durée dont l'infini nous encapsule ?

Décidément, mon fidèle compagnon de route, ce brave verbe com-prendre, ne me lâche pas d'une semelle et croit m'épauler à changer d'encablure, mais il se révèle tout crotté par sa vassalité. Car sitôt que je voudrais penser ma pensée, sitôt que je désire peser ce que je pense, sitôt que je m'applique à déposer ma raison, mon intelligence et mon cœur sur la balance de la vérité, je cherche en vain des yeux le fléau et le cadran du cosmos censés se cacher dans ma pauvre cervelle et me donner la réplique. Bien plus, c'est avec commisération que j'observe maintenant mon vieux frère d'armes tout essoufflé et transpirant. Il est entraîné à s'agenouiller devant des autels, il boit la parole des idoles, il s'empare du sceptre imaginaire de son Créateur et en fait l'assommoir de sa pensée; car le signifiant auquel il veut payer tribut n'est nullement la vérité, mais le pain de la croyance. Comment la vérité se cacherait-elle sous le soufflé d'un signifiant proféré par un maître majestueux du cosmos ? Car si la vérité était un feu du ciel que mes "lumières naturelles" auraient allumé parmi les caissiers du verbe com-prendre, si les flambeaux de la vérité faisaient bon ménage avec ceux du simple bon sens, si la vérité se nourrissait des fruits du jardin ou des récoltes des champs, alors le verbe penser s'acoquinerait avec le verbe com-prendre et en partagerait les pauvres recettes.

7 - Le verbe penser change de paysage et de caméra

Où en sommes-nous du dialogue manqué du verbe penser avec le verbe com-prendre ? Peut-être pouvons-nous commencer de retracer un certain itinéraire que ce verbe aurait suivi et observer les relations chaotiques qu'il n'a cessé d'entretenir au cours des âges avec les réseaux du sens qui pilotaient son compagnonnage malheureux avec les gâte-sauce du verbe comprendre.

Au début de son parcours douteux, le verbe penser a conquis une première distance à l'égard du langage de son homme de peine, qui piétinait encore dans le disparate et ne savait comment assembler les gerbes de l'abstrait. Platon nous raconte que si l'on demandait au verbe com-prendre des Athéniens ce qu'était la beauté, par exemple, il vous énumérait seulement de beaux objets à la chaîne. Du coup, Socrate avait emprunté à Pythagore un premier illuminateur de l'univers, l'idée pure, dont les feux éclairaient de toute éternité le vide et le plein. Ce signifiant de toute beauté se présentait si bien en phare sans rival du cosmos que le Dieu des chrétiens s'était partiellement rallié à sa lumière - mais le verbe penser, lui, ne s'y est pas laissé prendre : si l'idée pure était un signe, disait-il, à quel signifiant sa chandelle renvoyait-elle à son tour ? Quel message ce beau signal nous adressait-il? Allons donc, comment Socrate aurait-il payé tribut à l'Idée ? Une autre étoile encore, disait-il, éclairait de plus haut ces créances. Il fallut néanmoins attendre plus de seize siècles qu'un nouveau purificateur du verbe com-prendre, un certain Abélard, réduisît le flambeau de l'idée à la flammèche du concept, ce qui conduisait à un nouveau rabougrissement de la vérité des puissants: qu'est-ce qu'un concept, disait le nouvel Abel, sinon un ratatinement légitime de l'Idée?

Car enfin, si je regarde le pommier du paradis, n'est-il pas, à lui seul, bien plus resplendissant que sa masse, sa dureté, sa couleur, sa ramure, son écorce et ses feuilles prises séparément ? Les concepts de couleur, de forme, de matière, de branchages, ne sont donc que des abstractions, du verbe latin tirer hors de, donc de misérables soustractions dont la maigreur et même le rachitisme réduisent la superbe de l'Idée dite pure à un ramassis de lumignons. Mais s'il y a loin du concept à la pensée, qu'en est-il maintenant du soleil de la vérité définie comme un signifiant dont le miel n'a ni payeurs, ni hommes-liges? Qu'est-ce que comprendre un signifiant si le signal censé nous le montrer et qui m'indique la direction à suivre pour tenter de le capturer a passé de l'idée au concept et si ce sceptre s'étiole entre mes mains ?

Et si je portais maintenant l'attention du verbe penser aux constellations des idées et des concepts dont la signalétique générale me servira de réseau de référence des signifiants et en quelque sorte d'arène du sens, si je vais maintenant m'enhardir jusqu'à baptiser du terme de problématique l'enceinte dans laquelle le verbe penser va se livrer à la traque du problème du sens, si je me donne maintenant un nœud serré des signes interconnectés entre eux et si j'en fais le Sésame qui accouchera du sens, donc de l'intelligible, ne me trouverai-je pas, enfin, en marche sur le chemin des accoucheurs associés dont la coalition va me fournir la brebis immaculée d'une vérité tributaire de personne? Je vais donc, se dit le verbe penser, examiner une à une les composantes dont les problématiques commandent la cohorte, afin de vérifier la capacité de chacune d'enfanter le Signifiant, donc le vrai et de collaborer à sa parturition ; et je verrai bien si le verbe com-prendre reprendra des forces et en viendra à me tenir la dragée haute ou s'il continuera à agoniser dans l'arène.

8 - Le naufrage du verbe com-prendre se dessine

Alors, le verbe penser passe en revue les parcs, jardins et jardinets des problématiques de la connaissance certaine et signifiante dont le verbe comprendre a aménagé les allées, les carrefours et les auberges ; et il s'étonne du nombre, de l'instabilité et de l'usure des signifiants, ainsi que de la difficulté de les réparer ou de remplacer les pièces défectueuses. Mais ce qui inquiète le plus le verbe penser, c'est la provenance du sens. Par bonheur, il découvre en Descartes le premier Hercule qui nettoya les écuries d'Augias de la coutume et de la tradition et qui fit si bien place nette de tout ce fatras qu'il se retrouva avec la logique du bon sens sur les bras. Mais comme cette logique de la roture lui parut à la fois innée, donc consubstantielle à la matière, et platonicienne sous le sceptre du cogito souverain des géomètres, la nature produisit, cent cinquante quatre ans seulement après sa mort, un certain Emmanuel Kant, dont l'esprit aussi méthodique que celui de l'auteur du : "Je pense donc je suis", se dit en son âme et conscience de protestant branché tout ensemble sur le ciel de Luther et sur celui de la grosse industrie naissante qu'il convenait en tout premier lieu de se poser une singulière question : la raison bifide de l'auteur du Discours de la méthode lui démontrait-elle son existence en ce sens qu'il se trouvait bel et bien doté de bras et de jambes, ou bien en ce sens qu'il se demanderait enfin qui il était de penser sur le modèle du vieil Euclide ? Car enfin, qui peut douter que son corps soit bien davantage que l'ombre d'une ombre ou le songe d'un songe ? En revanche, si la question porte sur la capacité de penser des fuyards de la nuit animale, comment mon cerveau ne serait-il pas un organe schizoïde, une machinerie biphasée, un infirme dichotomisé entre le réel et l'imaginaire, le rêve et le monde?

Le verbe penser se rend introspectif ; et il se met à examiner au microscope le contenu bipolaire de la boîte osseuse du simianthrope. Puis il passe en revue les rouages qui faisaient trotter la géométrie d'Euclide dans le cosmos et il retrouve, fidèles aux ritournelles du bon sens, les sottes "lumières naturelles" d'Aristote et toutes les platitudes du Moyen-Age. Mais, à sa grande surprise, parmi les divers compartiments chargés d'assurer la fausse cohérence entre des jugements tenus pour innés et des antennes cérébrales branchées d'avance sur le monde des phénomènes, le principal coffrage de l'entendement, celui qui contenait le trésor des causes et des effets, présentait la particularité tragique et monstrueuse de répandre dans la nature un flot invisible, mais tout puissant de causes et d'effets introuvables. Alors, le Descartes allemand se dit, en bon logicien, que si aucun lunetier ne découvrait des causes en tant que telles, et encore moins la causalité en elle-même, ni dans le vide du cosmos, ni au plus secret de la matière, les animalcules de l'intelligence causative et de la raison logicienne ne pouvaient se rencontrer ailleurs que dans sa tête.

Mais dans quelle direction faisaient-ils signe ? De quel signifiant suprême se voulaient-ils donc les porte-voix et les messagers? Assurément, d'une Raison génitrice non seulement de la Causalité, mais de l'innombrable progéniture des causes agiles et trottinantes dont ce concept ne cessait d'accoucher en son entendement miraculé. Mais comment, la causalité, cette reine du cosmos, prouvait-elle ses dires à ses brebis? Que le soleil chauffe les pierres, leur dit-elle, et aussitôt le lien de causalité enfante la raison du monde à vous rassembler toutes bêlantes autour de mon sceptre, à la manière dont le juriste frappe la reproduction vagabonde et désordonnée de l'humanité du coup de la baguette magique du lien de parenté et aussitôt Génitrix rencontre sur son chemin le sens juridique d'un cosmos légalisé de naissance, donc sa rationalité à la fois construite de main d'homme et immanquablement fidèle au rendez-vous du cosmos avec les décalques taillés sur mesure des juristes des phénomènes.

Du coup, le verbe penser monte sur ses grands chevaux. Comment le verbe com-prendre enfanterait-il l'intelligible à fabriquer un personnage imaginaire, la raison causative, dont toute l'activité se réduit à enregistrer ce qui se passe sans elle dans la nature et à en prendre acte ? Et si ce qui se passe avec constance dans le vide du cosmos se révèle prévisible par nature, donc profitable par définition, qu'est-ce qu'une raison qui croit rendre signifiantes, donc intelligibles, les redites imperturbables de la matière et le carrousel des redites de l'univers ? Bien plus, le verbe com-prendre n'est jamais que le valet d'armes du potentat qui se fabrique la sorte de raison ventrale qui le nourrira de ses ritournelles en retour et qui armera son sceptre et son glaive sur cette terre.

9 - La résurrection du verbe penser

Puis, le verbe penser se dit, primo, que si la raison du monde est bâtie en miroir d'une scolastique du répétitif, les théologies attendent le gril sur lequel l'intelligence transanimale les soumettra à la même psychanalyse du profitable et du coutumier que l'expérience scientifique ressassée et qui croit vérifier du sens à vérifier seulement l'inlassable, secundo, que le verbe penser se rend transspéculaire et se met en mesure de défricher un champ nouveau et immense de la connaissance, celui d'une spéléologie des problématiques en miroir qui, depuis le paléolithique, enfantent les jugements simiohumains aux yeux des évadés rarissimes des ténèbres que nous avons tout récemment commencé de recenser en divers lieux du globe terrestre.

Le verbe com-prendre se trouve-t-il pour autant hors de combat ? Dans ce cas, le mérite ne saurait lui en revenir. Ce n'est pas lui qui a découvert le creuset dans lequel la raison et le sens, le réel et l'intelligible, la vérité et la logique de la matière se donnent le ridicule de paraître courir côte à côte et de creuser un seul et même lit, celui d'une signification du cosmos censée consubstantielle à l'imperturbable qui régit leur double coulée. Seule la pensée proprement dite peut revendiquer le spectacle de cet exploit de singes égarés par leur signalétique, seule, la pensée métasimienne a reçu le secours décisif de l'écroulement de tout l'édifice de la raison d'Euclide. Car depuis plus d'un siècle maintenant, la victoire du verbe penser sur le verbe com-prendre s'est inscrite dans les équations aussi muettes que profitables des physiciens de l'incompréhensible.

L'espace et le temps sont retournés au chaos originel dont le verbe com-prendre croyait les avoir délivrés, l'univers ne sait plus comment donner de la voix dans l'immensité, la matière s'est mariée avec l'énergie et les atomes avec la durée, la géométrie des ancêtres a trépassé parmi les horloges qui égrènent en titubant les heures devenues les otages de leurs moyens de transport, la vitesse de la lumière cherche en vain les limites de l'espace où l'infini se moque de la lenteur de ses photons, le cerveau demeuré semi animal n'entend pas ses geôliers lui expliquer en long et en large que les barreaux de sa cage lui demeureront à jamais invisibles, puisque les boîtes osseuses de Descartes et d'Euclide, d'Aristote et de Kant condamnées à confesser le temps et l'espace comme inconcevables et incapturables : qui peut imaginer une étendue prisonnière de ses frontières et au-delà de laquelle ne s'en ouvrirait pas une autre ou un temps au-delà duquel le temps déposerait les armes ?

Mais si le verbe penser a fini par terrasser le verbe com-prendre, que lui reste-t-il à penser? Comment se connaître dans l'inconnaissable ? Comment se com-prendre dans un univers où l'espace et le temps ont déserté nos conques cérébrales? Que reste-t-il à com-prendre si le cadavre du verbe com-prendre expose ses organes décomposés dans un cosmos sans voix ? Peut-être le verbe penser est-il déjà sorti de son sépulcre. Quel paradis pour la pensée, se dit-il, d'observer l'animal qui se faisait regarder sous le nez par ses idoles, quel Eden de la raison que d'autopsier la dépouille mortelle des dieux !

Alors le verbe penser se met à parler à voix basse dans le cosmos. Prêtons l'oreille à ses balbutiements. Apprendre à penser, murmure-t-il, ce sera tenter de m'initier à la faculté de peser l'espèce de raison d'un animal qui se croyait en mesure de penser le monde, apprendre à penser, ce sera découvrir le télescope ou le microscope qui me permettra de regarder de loin les phalènes de la pensée des singes, apprendre à penser, ce sera radiographier les signifiants simiohumains que met sur orbite le satellite d'observation de la vérité dont les instruments de bord truqués étaient ceux du verbe com-prendre du simianthrope.

10 - Les premiers pas de la pensée

Revenons sur nos pas, se dit le verbe penser. Je me disais donc que les faits et les signifiants font deux, je me disais que si la vérité est un signifiant, elle m'adresse des signes et qu'il me faut trouver le code de référence qui donnera au signe sa parole ; sinon comment le saisirais-je en tant que signal de la vérité ? Mais les Bernardins ne savaient-ils pas déjà que les faits sont muets par nature et pour définition, puisqu'ils disaient que seule l'allégorie exprime le sens ?

- La postérité du siècle des Lumières et l'avenir de la pensée mondiale: A propos de la visite du pape Benoît XVI à Paris du 12 au 15 septembre 2008, 22 septembre 2008

Toute la science expérimentale se trouve donc condamnée à reconnaître à son tour que les faits réels et constants sont aussi silencieux de naissance que les faits imaginaires des théologiens et qu'il est bien sot de les revêtir de la tenue des juristes. Quelle sera l'allégorie réputée les rendre signifiants, donc les faire entrer dans le royaume d'une connaissance enfin rationnelle et intelligible ? L'allégorie n'est-elle pas le récit codé qui métamorphose les faits en signaux de la symbolique qui les portera au signifiant, donc à la vérité dont ils se révéleront les vecteurs? Dans ce cas, les "lois de la nature" qu'invoquait la physique classique étaient des métaphores qui transportaient les faits avérés dans l'univers allégorique qu'exprimait la cité des lois. Quel était le sens du coup de force qui transformait en signifiants légaux les routines de la matière légalisées par la parole? A quelle allégorie de l'humanité une législation mythique du cosmos renvoyait-elle l'expérimentateur?

Car si les faits constants à souhait ne se laissent pas davantage assermenter par un univers des lois et du droit que le récit tout onirique de la Genèse ne prend place dans le récit des physiciens, quel est donc le signifiant proprement humain qui élève l'humanité à l'allégorie et qui en fait le véhicule du sens allégorique du monde? Quelle est la gestuelle du sujet de conscience qui fait du passage d'un homme en chair et en os sur la terre un signe du signifiant allégorique qu'il incarne ? Quel est le sens allégorique du geste de Diogène quand il jette un coq plumé aux disciples de Platon en disant : "Voilà l'animal à deux pattes et sans plumes que vous appelez un homme"? Quelle est la gestuelle de Socrate quand il boit le poison de l'ignorance dans la coupe de la sottise? Quelle est la gestuelle du Bouddha quand il fait de l'homme le signe de son éveil? Quelle est la gestuelle de Jésus quand il fait de son corps le crucifié de son éternité sur l'allégorie de l'Histoire que figure une potence?

Décidément les Bernardins n'avaient pas encore découvert le sens de ce qu'ils pensaient avec leur: "Littera gesta docet, allegoria quid credas" (La lettre enseigne l'histoire, l'allégorie ce que tu crois ). Encore faut-il savoir que seuls les faits parlants orchestrent l'allégorie, encore faut-il savoir que la pensée, au sens qu'enseigne l'allégorie, est celle qui fait de l'homme une gestuelle de la "vérité", encore faut-il savoir que le cosmos n'a pas de gestuelle et qu'on appelle destinée la trajectoire d'un corps porteur de l'allégorie qu'on appelle l'humanité.

Quelle est l'allégorie qui attend le "spirituel" du XXIe siècle ? Quelles sont les gestuelles respectives du verbe penser et du verbe com-prendre si le premier élève la longue agonie du second à l'apprentissage des allégories du sens ? Peut-être le XXIe siècle attend-il la philosophie qui ouvrira l'anthropologie transcendantale à la spectrographie des gestuelles de la "vérité".

Le 6 octobre 2008
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