1- Une interprétation de l'abolition de la peine de mort
2 - Une espèce condamnée à se produire masquée
3 - La condition humaine est-elle aporétique par nature ?
4 - L'humanité et son cadavre
5 - Une psychanalyse de la mort
6 - Vers une éthique de la politique internationale
7 - Comment gérer l'héritage de dieux morts ?
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1 - Une interprétation de l'abolition de la peine de mort
Qu'adviendra-t-il de la conjonction entre deux disciplines encore en cours d'élaboration théorique, mais d'ores et déjà prospectives et appelées à se féconder l'une l'autre par l'élaboration de la méthode qui rendra leur collaboration aussi nécessaire que prometteuse : la spectrographie politique de l'inconscient des théologies d'une part et l'interprétation simiantropologique de l'évolutionnisme, d'autre part ? La symbiose entre ces deux champs d'un savoir encore entièrement inexploré exigera une distanciation critique étroitement partagée, la première à l'égard de " Dieu ", la seconde à l'égard d'une espèce qui se réfléchit inconsciemment dans une figure démiurgique d'elle-même tour à tour cataclysmique, pateline et caricaturale. Les apories anthropologiques insurmontables auxquelles se heurtent les Etats se trouveront illustrées par l'examen spectral des contradictions politiques que l'idole rencontre sur son chemin, puisqu'elle se trouve nécessairement construite en miroir de ses adorateurs.
- Une espèce ingouvernable, 13 octobre 2008- La postérité du siècle des Lumières et l'avenir de la pensée mondiale: A propos de la visite du pape Benoît XVI à Paris du 12 au 15 septembre 2008, 22 septembre 2008
Alors, les théologies deviendront des otages éloquents de l'Histoire simiohumaine ; et ce sera à ce titre qu'elles se révèleront des documents anthropologiques d'un intérêt inestimable.
Qu'enseigne de fondamental, par exemple, la radiographie simianthropologique de l'abolition de la peine de mort à laquelle la plupart des Etats civilisés se sont ralliés depuis plusieurs décennies ? Cette révolution inouïe du droit pénal n'avait jamais été tentée par aucun groupe humain. Se fonde-t-elle sur une indulgence nouvelle du législateur à l'égard du meurtre ou même sur une complaisance affichée ou discrète du monde moderne à l'égard de Caïn ou bien s'agit-il, tout au contraire, d'une condamnation absolue du crime sous les dehors d'un adoucissement des mœurs, puisque les Etats eux-mêmes se frappent désormais de l'interdiction de jamais porter atteinte à la sacralité de la vie des citoyens ? On sait qu'autrefois ils y mettaient toute la solennité qu'ils attachaient aux rites parareligieux traditionnels que la bonne conscience du droit positif mettait d'instinct à habiller le vieux dicton : "Œil pour œil, dent pour dent."
2 - Une espèce condamnée à se produire masquée
La question est devenue d'une grande actualité au terme de l'expérience politique, désormais étendue sur plus de trois décennies, de la mutation officielle des Etats caïnesques en Etats abéliques; car il était bien évident que la suppression soudaine du spectacle des exécutions publiques - Ravaillac - ou discrètes - Socrate - appelle une pesée psychanalytique nouvelle des masques mi-sacrés et mi-profanes que le simianthrope affiche tour à tour afin de consolider l'auto sanctification publique de son surmoi politique.
De deux choses l'une : ou bien le renoncement aux apprêts rituels qui permettaient aux juristes de couvrir la plus vieille loi du monde, celle du talion, des vêtements décents du droit et de la justice, ce renoncement, dis-je, exprime un progrès moral immense sur la cruauté des méthodes ancestrales qui conduisaient l'humanité à enjoliver la face sanglante de l'ordre public ; ou bien il faut se décider à tracer une frontière tout autre entre la barbarie et la civilisation, celle où la conscience simiohumaine accéderait à un tel degré de maturité de sa réflexion tant politique que philosophique qu'elle parviendrait à clouer au pilori une forme de la sauvagerie native d'Adam inaccessible à la pesée des anthropologues d'autrefois, celle où le singe vocalisé se découvrirait condamné à "faire l'ange", en ce sens qu'il habillerait maintenant ses motivations et ses comportements de vêtements séraphiques. Car, aux yeux de nos ancêtres, le crime d'Etat se trouvait non seulement légitimé, mais canonisé par la loi et cautionné par l'idole, de sorte que le : "Tu ne tueras pas" biblique s'arrêtait vertueusement à l'heure où l'intérêt général "bien compris" réclamait l'exécution qualifiée de rédemptrice des auteurs d'homicides. On se souvient qu'en ce temps-là, tout le cérémonial qui théologisait la hache du bourreau ou la corde du pendu faisait de l'Etat un substitut de la parole du ciel. Mais quid s'il s'agissait seulement d'une falsification dévote et proprement " angélique " du meurtre qui fonde encore de nos jours le mythe chrétien, celui qui légitime d'instinct le vieux sacrifice sanglant de l'autel désormais déguisé en une offrande tout ensemble odorante et payante à la divinité?
On voit qu'il faut bien davantage qu'une simple anthropologie dite scientifique - il faut une simianthropologie psychanalytique - pour disposer d'une problématique en mesure d'observer les masques à la fois divins et meurtriers du "Bien" cachés sous le pieux adage : Dura lex, sed lex. Du reste, l'idole démontre éloquemment cette aporie, puisqu'elle se voulait saintement génocidaire quand elle déclarait, dans son style répétitif, qu'il lui fallait se résoudre à exterminer sa créature devenue irréparablement pécheresse. "L'Eternel vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre et que les pensées de leur cœur se portaient chaque jour uniquement vers le mal. L'Eternel se repentit d'avoir fait l'homme sur la terre et il fut affligé en son cœur. Et l'Eternel dit : J'exterminerai de la face de la terre l'homme que j'ai créé, depuis l'homme jusqu'au bétail, aux reptiles et aux oiseaux du ciel, car je me repens de les avoir faits." (Gn 6, 5-7)
Mais voici que la même divinité invente l'abolition de la peine de mort : "Caïn dit à l'Eternel :'Mon châtiment est trop grand pour être supporté. Voici, tu me chasses aujourd'hui de cette terre ; je serai caché loin de ta face, je serai errant et vagabond sur la terre et alors, quiconque me trouvera me tuera.'L'Eternel lui dit :'Si quelqu'un tuait Caïn, Caïn sera vengé sept fois.'Et l'Eternel mit un signe sur Caïn pour que quiconque le trouverait ne le tuât point." (Gn 4, 14-15)
3 - La condition humaine est-elle aporétique par nature?
- Une espèce ingouvernable, 13 octobre 2008
Que signifie, aux yeux du simianthropologue, un ciel simiohumain oscillant entre le meurtre rageur et une protection des coupables concédée du bout des lèvres? Pour tenter de l'apprendre, demandons-nous ce qui ne manquera pas de se produire sitôt que le représentant officiel de l'intérêt général, donc de l'ordre public, et, à ce titre, le nouveau chapeautage transcendantal des sociétés - j'ai nommé l'Etat - aura librement renoncé aux apanages autrefois attachés au sceptre que les dieux et les rois se partageaient d'un commun accord? Car enfin, bis repetita placent, la finalité civilisatrice de l'abolition du droit de vie et de mort de tous les souverains sur leurs sujets était de rendre l'homicide plus odieux que jamais, donc de sacraliser la vie au point d'interdire en retour et à jamais au créateur lui-même de toucher un cheveu de la tête d'Adam. Mais alors, quelle existence les meurtriers mèneront-ils leur vie durant à traîner le boulet de leur crime, quelle fatalité règnera-t-elle inexorablement sur leur destin de damnés de la terre parmi leurs congénères innocents ? "Dieu dit à Caïn : maintenant tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur la terre." (Gn 4, 11-13)
Et voici que la race d'Abel et celle de Caïn sont condamnées à cohabiter sainement. Caïn se trouvera-t-il frappé sa vie durant d'une pestifération irrémédiable ? Et, dans le cas contraire, comment le législateur régira-t-il les relations réputées iréniques entre les deux communautés si l'accomplissement de la peine n'entraînera jamais l'oubli pur et simple de la faute?
Pas de doute, l'Etat tomberait dans une contradiction insoluble s'il demandait aux citoyens d'accueillir à bras ouverts des frères qu'il aura lui-même maculés d'une salissure tellement irrémédiable que lui-même ne saurait en partager la tache. Si la civilisation satanise le meurtre au point de s'interdire à jamais de le commettre, comment ne rendrait-elle pas la survie de Caïn parmi ses congénères aussi invivable que le voulait l'idole? Mais si, tout au contraire, la nouvelle éthique universelle exige le pardon d'un forfait rendu innommable et inguérissable, ne va-t-elle pas banaliser d'une main le meurtre dont elle aura interdit, de l'autre, à Dieu lui-même de se rendre coupable? Alors les citoyens se diront qu'après tout, il n'est pas si grave de tuer son prochain, puisque l'Etat lui-même le démontre à épargner les meurtriers.
4 - L'humanité et son cadavre
Voici venus les temps heureux où le crime va se payer d'un prix fixe et modéré, voici l'heure de la délivrance où la somme à acquitter pour un meurtre sera établi par la loi de l'offre et de la demande, à l'instar de celui des fruits et des légumes sur les marchés. Les citoyens seront les nouveaux créanciers divins. A leur tour de tenir le meurtrier pour quitte sitôt qu'il aura remboursé sa "dette à la société". Mais à vivre dans les félicités de la foi démocratique, le nouveau paradis convaincra-t-il aisément les citoyens de tenir les crimes pour des délits ordinaires?
La fraction de la population la plus embarrassée sera celle des croyants en leur éternité. L'idole elle-même n'a-t-elle pas qualifié de "péché originel" la désobéissance d'un Adam devenu trop gourmand dans son jardin? N'a-t-elle pas jugé ce forfait tellement irréparable que seule l'immolation de son fils unique sur l'autel du Golgotha a permis à son cœur de père outragé d'effacer une créance habilement rendue immémoriale ? Et puis, ce meurtre définitivement rédempteur ne se révèle-t-il pas ineffaçable en catimini, puisque dans toutes les Eglises, le pardon du Père se fait attendre depuis deux mille ans ? Comment un sacrifice serait-il validé pour solde de tout compte s'il se trouve glorifié en tapinois de se révéler à la fois payant et inlassablement recommencé ? Comment blanchir les meurtriers dans une civilisation fondée sur l'échec perpétuel de l'exécution ressassée d'une Iphigénie publique?
Si les meurtriers ne se laissent plus mettre au placard, si la mort se fait tirer l'oreille pour les recevoir, si les sépulcres sont appelé à une patiente attente, les assassins croiseront-ils à longueur de journée la famille de leur victime dans la rue? Comment le pardon du péché d'homicide deviendra-t-il la nouvelle loi du monde et le vrai fondement de la morale publique? A peine absous par l'exécution de sa peine, le criminel purifié par la charité dernier cri d'une espèce rendue angélique par leurs Etats pourra-t-il se lancer dans une carrière politique et solliciter le suffrage bienveillant d'un peuple de séraphins? Seule une certaine répugnance instinctive et fâcheusement irrationnelle de l'opinion empêchera Caïn de se présenter à la présidence de la République. Mais les sociétés simiohumaines sont-elles à ce point avancées sur le chemin de leur auto béatification qu'elles survivront à la liquéfaction rieuse de la notion de culpabilité?
Certes, la peine de mort n'était pas expressément réservée aux meurtriers : elle châtiait les hérésies, la profanation d'un culte, l'apostasie, le crime de lèse-majesté, l'héliocentrisme, l'athéisme, la sodomie, le viol, l'adultère, le vol, le blasphème, le sacrilège et quantité d'autres forfaits. Tacite raconte que Caius Luterius Priscus ayant offensé Tibère par un libelle, il avait été condamné à mort pour outrage à la personne de l'empereur et précipitamment exécuté - statim exanimatus - sur ordre du Sénat, de sorte que les Sénateurs, saisis d'un scrupule tardif, avaient décrété qu'un délai de dix jours s'écoulerait désormais entre la sentence fatale et l'exécution des condamnés à mort. Puis ce délai est devenu torturant, puisque aux Etats-Unis les voies de recours peuvent entraîner une retard de plus de vingt ans dans l'exécution de la peine de mort.
5 - Une psychanalyse de la mort
Mais le meurtre est-il un délit comparable aux autres ? Pourquoi le genre simiohumain est-il à la fois terrifié et fasciné par le meurtre ? Sans doute est-il angoissant de savoir que le cosmos est un navire sans pilote, mais plus angoissant encore de se rendre maître de la vie et de la mort d'autrui, donc de rivaliser avec la plus grande puissance dont la planète offre le mystérieux spectacle, la Mort. Quelle audace de courir sur les brisées de ce roi, quelle témérité de précéder ses verdicts ! Au plus secret de l'inconscient simiohumain, tuer, c'est défier la divinité régisseuse du trépas. Le débat politique sur la peine de mort s'est toujours enraciné dans la référence au sacré, parce que l'idole tient le sceptre de la mort entre ses mains. La législation anglaise a longtemps fait passer en justice les suicidaires qui avaient échoué dans leur tentative sacrilège d'abréger leurs jours. Pourquoi fallait-il les exécuter, comme pour les punir d'être demeurés en vie, sinon parce que leur impiété avait usurpé les pouvoirs du ciel ? Une psychanalyse qui ne déchiffre pas l'inconscient des relations que l'humanité entretient avec sa mort n'est à l'écoute ni de la politique, ni de l'histoire. Car Dieu accueille la mort volontaire qu'il a demandée à son propre fils, donc son suicide, en paiement du tribut meurtrier d'allégeance qu'il juge nécessaire à l'effacement du péché que sa créature a commis à son égard. Cela n'est-il pas autrement parlant que le complexe d'Oedipe? On attend une psychanalyse du blasphème attentive aux relations que l'inconscient de la politique entretient avec l'inconscient de la mort.
6 - Vers une éthique de la politique internationale
Le rejet de l'homicide dépasse à ce point les clivages politiques traditionnels qu'il s'enracine dans les profondeurs de la migration du chimpanzé vers une espèce rendue meurtrière par les progrès de son outillage. Rien ne le démontre mieux que l'ex-Chancelier d'Allemagne, Helmut Schmidt, qui raconte dans son dernier ouvrage (Ausser Dienst, eine Bilanz, Siedler 2008) que les débats du Bundestag sur la prolongation du délai de prescription pour les crimes de sang se sont prolongés de 1960 à 1979 : "J'ai défendu le principe, écrit le Chancelier, de laisser chaque parlementaire prendre une décision personnelle et de le soustraire à la discipline de son parti. C'est par respect pour la conscience de chacun que je n'ai pas tenté d'obtenir une opinion unitaire. (...) Chaque député avait beaucoup de temps pour peser le pour et le contre. Celui qui approuvait le prolongement de la prescription de vingt à trente ans a connu tous les doutes de celui qui le rejetait. Aucune autorité humaine n'était secourable : la Constitution autorise aussi bien le oui que le non et la religion, elle aussi, permet l'un et l'autre. C'est ainsi que chacun a été conduit à prendre une décision de morale et de droit public d'une grande signification pour lui-même." (p. 162)
Mais si l'impératif catégorique kantien n'a plus cours et si les citoyens sont devenus responsables de leur éthique devant leur conscience et devant elle seule, non seulement la subjectivité et l'irrationnel ont pris d'assaut la forteresse de la morale internationale, mais tout accès à une réflexion universelle sur la notion de culpabilité se trouvera exclue d'avance et à jamais du champ de la politologie et de la pensée. C'est pourquoi le monde moderne cherche désespérément une boussole. Mais du coup, la Genèse se révèle un document anthropologique angoissant : " Suis-je le gardien de mon frère ? " demandait Caïn. Pour tenter de répondre à cette question, il faudra se demander à quel titre et à quelle fin le simianthrope est en mesure de devenir le gardien de lui-même et de se dire : "De quoi suis-je le gardien en moi-même ?"
7 - Comment gérer l'héritage de dieux morts ?
C'est en connaisseur de Kant que M. Helmut Schmidt tente de donner à une raison universelle une morale universelle pour fondement. J'y reviendrai la semaine prochaine, parce qu'il n'est pas courant qu'un homme d'Etat qui a dirigé un pays de quatre-vingt cinq millions d'habitants se pose une question de ce genre, à la fois en praticien de la géopolitique et en philosophe de l'avenir de la civilisation européenne. Pour l'instant retenons seulement que l'analyse anthropologique des théologies désaffectées conduit à une réflexion morale et politique sur l'inconscient des mythes sacrés: car si gouverner, c'est prévoir, l'idole n'a sérieusement réfléchi ni à la portée morale de sa décision de soustraire Caïn au châtiment de la justice simiohumaine, ni à la rationalité politique de sa clémence relative - celle de sauver le seul Noé du Déluge - tandis que les Etats modernes se trouvent contraints, eux, de prendre seuls sur leurs épaules les lourdes responsabilités auxquelles leurs divinités défuntes se sont dérobées. Ce serait une régression morale inimaginable de réhabiliter la peine de mort. Mais qu'en est-il de l'immoralité de rejeter les fardeaux que les dieux trépassés ont mis sur les bras du singe idolâtre? N'est-il pas tout aussi immoral de refuser l'héritage des nombreuses divinités sur lesquelles nos ancêtres avaient appris à se défausser?
Deux millénaires après son entrée dans la postérité de Jupiter, voici que la philosophie est entrée dans celle des trois dieux uniques. Ne nous y trompons pas, une civilisation appelée par sa propre intelligence à vivre parmi des assassins blanchis répond à un tout autre type de solitude de la pensée humaine et exige un tout autre niveau de la réflexion que toutes celles qui nous ont précédés. Puisse-t-elle enfanter des géants et des prophètes du "Connais-toi" de demain.
Le 20 octobre 2008