24/10/2022 elucid.media  22 min #217752

« Les Travailleurs Ne Sont Pas Des Mercenaires De Passage » - Jean Auroux

Pour l'ancien ministre du Travail de François Mitterrand, les acquis sociaux et les réformes du droit du travail du début des années 80 sont des éléments essentiels qu'il faut conserver et protéger. Dans cet entretien inédit réalisé par Olivier Berruyer en 2016, Jean Auroux, à l'origine d'une profonde réforme du droit du travail en 1982, revient avec moult anecdotes sur son arrivée au ministère du Travail après la victoire de François Mitterrand.

Il insiste sur l'importance du dialogue social et des retours de terrain dans la construction des lois, et regrette l'explosion de l'intérim, la faiblesse du droit d'expression en entreprise et la hausse considérable du poids de la finance dans le monde du travail. Il dénonce enfin l'explosion de l'individualisation, l'affaiblissement du collectif, l'Europe des marchands qui n'a jamais voulu être sociale, et la classe des énarques auto-entretenue par « la complaisance, la connivence et la cooptation ».

Jean Auroux (1942 -) est un homme politique français. Ancien professeur dans un lycée à Roanne, puis inspecteur d'académie à Lyon, il commence une carrière politique dans les années 1970, en se présentant aux élections cantonales de 1976 sous la bannière du Parti socialiste. Il fut par la suite chargé des questions sur le logement dans l'équipe de campagne de François Mitterrand, puis nommé ministre du Travail. À cette occasion, il fut à l'origine d'importantes réformes du droit du travail, les fameuses « Lois Auroux ».

Olivier Berruyer : Monsieur Auroux, vous avez été nommé ministre du Travail en 1981, quel a été le parcours qui vous a conduit au gouvernement ?

Jean Auroux : Tout d'abord, je n'étais pas programmé pour avoir une « carrière politique » même si je n'aime pas trop le mot. Mon ambition était d'entrer dans l'enseignement. Je suis d'ailleurs devenu professeur de Lettres dans un lycée technique à Roanne, dans lequel je suis resté une quinzaine d'années. J'avais alors pour intention de devenir inspecteur d'académie. J'étais adhérent du PS depuis 1972 - au moment de l'union. Je n'avais guère d'engagement politique, mais arrivent les élections cantonales de 1976. Au moment de désigner un candidat, personne n'a voulu y aller ; j'ai fini par dire oui. À la surprise générale, j'ai été élu ; le député en place avait été battu par un inconnu.

Puis, en 1977, je suis élu maire de Roanne, avec un premier adjoint communiste. Je m'occupais beaucoup des questions de collectivités locales et, à cet égard, j'étais souvent sollicité au sein du Parti socialiste. Rapidement, j'ai eu des contacts avec Mitterrand. Puis, à la suite des élections législatives de 1977-1978, j'ai été élu à l'Assemblée nationale à seulement 35 ans. C'est à ce moment que Mitterrand m'a appelé pour sa campagne électorale. Comme je suis un passionné de l'urbanisme, d'architecture, que je présidais un office HLM, je connaissais les questions du logement. Mitterrand m'a dit : « Il faut un petit jeune avec moi qui connaisse les choses, donc vous venez dans l'équipe de campagne ».

Et puis Mitterrand gagne les élections présidentielles. Je me souviens, j'étais en voyage à Madrid, et au moment précis où le guide qui nous faisait visiter l'Assemblée nous montrait dans le plafond les traces de balles (il y avait eu un attentat à ce moment-là), je vois un huissier qui arrive et me dit : « Vous êtes monsieur Auroux ? On vous demande au téléphone ». Alors j'y vais, j'étais un peu surpris quand même, et là au téléphone Bérégovoy, secrétaire général de l'Élysée, qui me dit : « J'ai eu de la peine à te trouver. Voilà, le président voudrait t'inviter pour le jour de sa prise de fonction, il t'invite à boire le café ». Puis il me dit en rigolant « Je crois qu'il ne va pas te proposer que le café ».

Donc j'entre dans l'Élysée, et là Mitterrand me dit : « Vous, vous êtes extraordinaire ! Il faut que j'aille vous chercher en Espagne. Sérieusement, j'ai pensé à vous pour le gouvernement. J'ai pensé à vous pour le ministère du Travail ». J'étais complètement sous le choc. Je lui ai dit : « Monsieur le Président, vous avez prévu une réforme et moi je ne suis pas juriste », ce à quoi il m'a répondu : « Précisément, je ne veux pas d'un juriste. Vous êtes maire d'une ville ouvrière, vous connaissez les partenaires, les gens ; c'est vous qui sentez les choses, vous trouverez des juristes pour écrire ». Et il a ajouté : « Vous savez ce qu'on ne fait pas dans la première année ou les dix-huit premiers mois d'un gouvernement, on le fait jamais. Par contre je vous aiderai sur le plan du calendrier parlementaire pour que vous puissiez tenir les délais » et il l'a toujours fait.

« Les directeurs généraux m'ont tous assuré que je pouvais compter sur eux. Ils m'ont dit : "Nous sommes des amoureux du droit du travail et, depuis des années, on ne fait pas grand-chose. Avec vous, en revanche, on va s'éclater". »

Je me suis laissé la nuit pour réfléchir et j'ai finalement accepté. Après 23 ans sans alternance, ce n'était vraiment pas une décision facile ; je peux vous dire que c'était chaud. Je me rappelle Krasucki qui arrive avec un dossier et qui me dit « Tiens, je t'apporte vingt-trois ans de revendications ». Et finalement le fait que je sois peu connu, je crois que ça m'a beaucoup aidé. D'abord Mitterrand m'avait dit « Vous n'êtes pas partie d'un camp universitaire ni rien, vous avez l'esprit beaucoup plus libre, vous aurez l'esprit beaucoup plus libre et ça vous permettra de faire... ». Et je reconnais, par rapport à ce que l'on voit aujourd'hui, que Mitterrand et Mauroy m'ont foutu une paix royale, ils m'ont laissé faire.

J'ai commencé par faire venir les directeurs généraux et je leur ai proposé de me quitter s'ils ne souhaitaient pas travailler sur les réformes. J'avais bien conscience qu'ils étaient dans la maison depuis longtemps, des années pour la plupart, et je ne voulais pas forcer leur conscience. S'ils souhaitaient faire autre chose, je m'étais engagé à leur trouver une solution. Ils m'ont tous assuré que je pouvais compter sur eux. Ils m'ont dit : « Nous sommes des amoureux du droit du travail et, depuis des années, on ne fait pas grand-chose. Avec vous, en revanche, on va s'éclater ». Ensuite, premier Conseil des ministres : ça a été un moment un peu émouvant...

Olivier Berruyer : Quel souvenir gardez-vous de ce premier Conseil des ministres ?

Jean Auroux : La solennité. Lorsqu'on arrive au conseil des ministres, vous avez vos places qui sont inscrites. Tout le monde se met debout derrière son fauteuil, et puis quand le Président arrive il fait s'asseoir tout le monde. C'est un moment particulier, avec un sentiment à la fois de solennité et de responsabilité. Comme on ne connaissait pas trop le métier quand même, on avait la peur de se tromper, de se planter en fait, parce qu'il y avait beaucoup de réformes qui étaient prévues, dans tous les domaines.

Mon premier décret, avec Jacques Delors qui était alors ministre de l'Économie et des Finances, portait sur l'augmentation du SMIC : une augmentation de 10 % avec un effet de 50 % sur les charges sociales.

« Il y avait à l'époque une droite excessive qui parlait de chars sur les champs Élysées parce qu'il y avait 4 ministres communistes. Ils disaient que je faisais « le soviet dans les entreprises », ça a été un numéro... »

Vous avez été à l'origine d'une profonde réforme du droit du travail. Comment s'est déroulée la mise en œuvre de ce projet ?

Un évènement qui m'a marqué est la demande de Mitterrand, sans m'avoir prévenu au préalable, en Conseil des ministres, de préparer un rapport sur les nouveaux droits des travailleurs. J'ai recruté mes interministériels et j'ai fait travailler les syndicats, sauf le Conseil National du Patronat Français (CNPF), dont les représentants m'avaient dit venir « la corde au cou ». Il y avait à l'époque une droite excessive qui parlait de chars sur les champs Élysées parce qu'il y avait 4 ministres communistes. Ils disaient que je faisais « le soviet dans les entreprises », ça a été un numéro...

Donc j'ai préparé ça pendant des vacances studieuses et le 8 octobre, j'ai présenté le rapport sur les nouveaux droits des travailleurs, dans lequel il y avait toutes les lois que j'ai faites en 1982.

Il y avait eu deux séquences dans ces réformes. La première, au début de l'année 1982, était liée à la loi d'habilitation qui permettait de prendre des ordonnances, notamment sur la durée du travail. Le résultat : 39 heures de travail payé comme 40 heures, réduction du temps de travail sur la semaine, généralisation de la cinquième semaine de congé payé, réduction du temps de travail sur l'année, retraite à 60 ans, et réduction du temps de travail sur la vie.

Le 13 mai, ce fut au tour de la présentation de mes 4 lois. Pour préparer les textes, je m'étais inspiré du Conseil National de la Résistance, du programme d'union de la gauche, et surtout des 110 propositions de Mitterrand. Grand moment, la salle était pleine. Je me vois monter à la tribune pour défendre les textes Jospin, premier secrétaire du PS, et Marchais, secrétaire du PC. J'ai présenté tous mes textes. J'ai passé des nuits à l'Assemblée parce que j'étais asphyxié par la droite qui multipliait les amendements, souvent fabriqués par le MEDEF. C'était une génération qui arrivait et qui s'est fait les dents sur moi : Seguin, de Villiers, Toubon, Michel Noir, Léotard, etc.

Moi, j'avais entendu les syndicats, les partenaires sociaux, l'interministérielle, les militants, et j'avais réuni à Roanne les sections socialistes d'entreprise (3 000 quand même !). Elles s'appellent les Lois Auroux, mais en réalité, elles appartenaient plus à ces acteurs. Aujourd'hui, en revanche, de nombreux textes sont perçus comme étant « extérieurs au peuple », imposés par le gouvernement. Selon moi, c'est une grave erreur. Ils comprenaient bien qu'on ne pouvait pas tout faire, mais ils étaient associés.

La démocratie politique a ses échéances, je pensais que la démocratie économique devait avoir ses rendez-vous. Quand j'ai reçu les premières délégations syndicales en 81, je leur ai demandé s'ils souhaitaient de la cogestion, de la codétermination, la réponse a été non : « Les patrons veulent le pouvoir, ils l'exercent. Nous, on revendique. Nous voulons des lois ». Je ne parle pas du CNPF, mais bien de la CGT, de FO. J'ai répondu que faire une même loi pour une usine, une aciérie, et une confection de textiles à Roanne me semblait peu pertinent ; qu'il faut faire les fondamentaux, mais que le reste devait se décliner par métier.

« À la première réunion au sommet à Bruxelles, je me suis fait jeter au bout d'un quart d'heure quand j'ai avancé, notamment, qu'une légère convergence en matière fiscale et sociale serait nécessaire. Personne pour approuver. »

Comment résumeriez-vous le contenu de vos lois ? Sur quel plan ont-elles fait évoluer le droit du travail ?

Mes lois s'adossaient à quatre principes. Premier volet, particulièrement mis à mal aujourd'hui, c'était de reconstituer la collectivité de travail par symétrie avec les collectivités locales, c'est-à-dire parvenir à ce que la collectivité de travail soit constituée d'hommes et de femmes unis autour d'un projet économique, technologique et social partagé. La réussite se fait comme cela, grâce à une certaine stabilité - les travailleurs ne sont pas des mercenaires de passage. C'est pour cette raison que j'avais pas mal verrouillé l'intérim, en le limitant aux remplacements et aux renforts.

Le deuxième volet tenait au développement des droits individuels, ou à la restitution des droits individuels. Le troisième volet concernait les droits collectifs, c'est-à-dire les représentations collectives, et le dernier volet se rapportait au développement d'une politique contractuelle dynamique.

En ce qui concerne les droits individuels, il s'agit du droit disciplinaire que j'ai créé. N'existaient auparavant que les Règlements Intérieurs qui n'étaient faits que par les patrons. La loi codifiait désormais ce qui pouvait être inscrit ou non dans le règlement intérieur, et tout cela devait être supervisé par les inspecteurs du travail.

Dans le droit individuel, il y avait deux choses : le code des libertés individuelles et le fameux droit d'expression. Comme je le disais, l'entreprise ne doit pas être le lieu du bruit des machines et du silence des Hommes. C'était ma formule consacrée. Mais, j'ai dû faire face à des réticences. En effet, le patronat n'y tenait pas : « Cela consomme du temps, cela crée de la zizanie » qu'ils disaient. Ceux de l'encadrement, notamment de proximité, n'y étaient pas non plus favorables, car ils pensaient qu'ils seraient tenus pour responsable de toutes les difficultés auquel leur service devrait faire face. Les syndicats estimaient qu'ils leur appartenaient à eux uniquement de créer le dialogue. Et enfin, certains salariés n'étaient pas enthousiastes de peur que ce qu'ils disent se retourne contre eux, ou d'être mal compris. Libertés individuelles, droit disciplinaire, droit d'expression ont été votés le matin du 4 août. On l'a fait exprès avec les syndicats et Matignon. Il n'est pas interdit de se faire plaisir.

En ce qui concerne les institutions représentatives, le pouvoir de protection et les droits ont été étoffés : délégations horaires, délégués du personnel, organisations syndicales, CE avec droit d'alerte, droit d'expertise et le 0,2 % de part salariale qui a fait un peu tousser dans les chaumières patronales.

Enfin, nous avons créé le Comité Hygiène, Sécurité, Conditions de Travail (CHSCT). Des Comités hygiène et sécurité existaient déjà, mais étaient limités à l'aspect sécuritaire hygiéniste d'après-guerre. J'ai ajouté à leur fonctionnement la prise en charge des conditions de travail. Objectif : ne pas être uniquement défensif, pouvoir faire des propositions d'amélioration des conditions de travail, de la qualité du travail. Les conseillers en communication m'affirmaient que « CHSCT » était un mot trop compliqué qui ne passerait pas. Pourtant, il s'est intégré dans le paysage. Il a été voté le 23 décembre à l'Assemblée : c'était le cadeau de Noël.

Par ailleurs, Mitterrand m'avait demandé de préparer un mémorandum sur l'espace social européen. À la première réunion au sommet à Bruxelles, je me suis fait jeter au bout d'un quart d'heure quand j'ai avancé, notamment, qu'une légère convergence en matière fiscale et sociale serait nécessaire. Personne pour approuver. Je ne parlais pourtant que d'une convergence, pas d'une harmonisation des SMIC ou des cotisations. J'ai donc défendu une politique contractuelle à tous les niveaux avec une grande prudence. Pour la politique contractuelle des entreprises, c'était la NAO (Négociation Annuelle Obligatoire), elle aussi transformée un peu en réunion de posture. Le patron se prépare, les syndicats se préparent, on se dit au revoir, il n'y a pas obligation de conclure. C'est un peu dommage.

« Aujourd'hui, c'est la politique du "Je te prends, je te chasse" qui s'applique. »

Quel jugement portez-vous sur votre travail ? Avez-vous des regrets ?

Je suis globalement satisfait de mon travail, mais il y a des choses qui n'ont pas apporté les résultats que j'attendais. Le développement de l'intérim, par exemple, est contraire à mon esprit de la collectivité de travail. D'autant plus que la flexibilité existe déjà dans les textes par le biais du temps partiel partiel et du recours à l'intérim mais cadré, pas au niveau de ce qu'il est devenu aujourd'hui. Il existe aussi le portage salarial, les détachements d'entreprise, les groupements d'employeurs. Or maintenant, vous avez même des CDI intérimaires. C'est la politique du « Je te prends, je te chasse » qui s'applique.

Un autre point que je regrette concerne le droit d'expression, qui fonctionne mal en entreprise. Il devait permettre d'alimenter, d'éclairer les décisions patronales et la pratique syndicale. Cela n'a pas évolué de cette manière... Or, cette absence de droit à la parole, c'est ce que les gens ne supportent plus dans tous les domaines, en politique à plus forte raison, mais aussi dans le domaine syndical.

Enfin, je regrette la hausse considérable du poids de la finance dans le monde du travail. Personnellement, j'avais pour référence les textes fondateurs du Conseil National de la Résistance et les 110 Propositions. Les textes du CNR indiquent clairement que l'économie ne doit pas être aux mains de la finance et qu'il faut, au contraire, redonner de la place au monde du travail. Les forces financières doivent être contrôlées par l'État et les travailleurs, pas l'inverse.

Malgré ces quelques regrets, j'ai conscience d'avoir eu la chance historique d'être ministre à une époque où nous étions pour le changement : la décentralisation a été mise en place, l'information a été réformée par Georges Fillioud, le logement par Roger Quilliot, la culture par Jack Lang, le droit des femmes par Yvette Roudy, etc.

J'écoutais mes partenaires sociaux et des gens qui avaient une vraie réflexion. Il y avait moins de communication et on fonctionnait moins, y compris les syndicats, à l'émotion. De nos jours, trop de lois, à gauche comme à droite, sont faites sur le coup de l'émotion parce qu'il faut faire quelque chose et les médias notamment renforcent cette idée d'urgence. J'ai eu la chance d'être dans une dynamique de réformes puissantes et de pouvoir dire « je démocratise », comme avait pu le dire Defferre. Dans cette dynamique, j'ai eu la liberté et peut-être la sagesse d'écouter un peu tout le monde.

« C'est moi qui ait fermé la mine de Saint-Étienne. Avec la silicose, on ne trouvait plus personne pour descendre. »

Comment avez-vous perçu le début de mandat du Président Mitterrand, la première alternance depuis longtemps ?

Quand la gauche est passée, il y a eu beaucoup de conflits, car ça revendiquait de tous les côtés. En tant que ministre du Travail, j'étais en première ligne et ça ne se passait pas toujours bien. Pour les mineurs ça a été chaud par exemple, mais il n'y a pas eu de violences.

En 1983, Pierre Maurois devait faire face à de sérieuses difficultés dans le secteur du charbon. Nous étions dans une situation catastrophique : on ne trouvait plus personne pour descendre dans les mines. En raison de la silicose, il n'y avait pas foule..., d'autant que le charbon français sortait à 400 francs la tonne, alors qu'on le retrouvait à 20 francs la tonne sur le marché international. Mitterrand me dit : « Écoutez, vous avez fait des lois sociales, vous allez faire des travaux pratiques. En revanche, je ne veux pas d'histoires ». Il y en avait eu temps du Général de Gaulle à Lens, avec des morts dans les manifestations.

À Saint-Étienne, j'avais pour partenaires deux députés communistes, deux députés socialistes et le maire de Saint-Étienne, communiste et ex-secrétaire de la CGT des Mineurs. C'est avec lui que j'ai fermé la mine. On y a passé la nuit. Je lui ai dit : « Tu sais que ça va fermer. Alors de deux choses l'une : ou tu fermes avec moi ou tu fermes avec un autre. À ton avis, qu'est-ce qui est le mieux pour toi ? ». À quatre heures du matin, on s'est serré la main. On a fait la même chose avec Maurois. Mais c'est vrai que j'ai compris une chose : les mineurs, ce n'était pas un métier, c'était une culture. C'est beaucoup plus que ça. On a retrouvé des postes aux anciens mineurs dans d'autres secteurs de l'énergie : ceux qui plantaient les poteaux en bas, je leur ai dit : « Vous allez les planter à EDF, vous serez beaucoup plus à l'air ». On a négocié des préretraites. Bref, on a fait ce qu'il fallait pour que les choses se passent bien.

Puis il y a eu la politique de rigueur et là aussi on s'aperçoit que ce n'est pas si simple. Je vois bien tout ce qui se dit, mais vous savez, quand un ministre des Finances vous dit « Je vais en Arabie saoudite pour chercher des finances pour payer les fonctionnaires » ça vous fait drôle...

« Ce qui me frappe le plus aujourd'hui, c'est l'affaiblissement du collectif. »

Depuis cette époque, qui semble à vous écouter presque bénie, comment jugez-vous l'évolution du monde politique et social ?

Le monde a changé de bien des manières. Dans le domaine de la communication d'abord, il y a une véritable explosion de l'individualisation et de l'émotion. Le monde est de moins en moins rationnel. Il semble que personne ne prend le temps de la réflexion, de se poser des questions avant de s'emballer sur un sujet. Mais, ce qui me frappe le plus aujourd'hui, c'est l'affaiblissement du collectif, plus précisément des démarches collectives. Il suffit de regarder les candidatures aux primaires, c'est ahurissant ! Auparavant, c'était le parti, le collectif, qui importait ; aujourd'hui, on cherche le guide. Il faudrait peut-être aller faire un stage en Iran, puisqu'ils ont l'habitude du guide suprême...

Ce qui me frappe tout autant, c'est le matérialisme. Chacun cherche le bonheur dans l'objet que l'on achète ou dans le service que l'on paie, et non plus dans la relation humaine gratuite, dans la générosité. C'est ce que j'appelle la différenciation redoutable entre le pouvoir d'achat et le vouloir d'achat. Le vouloir d'achat est différent, car il crée nécessairement une frustration. Vous avez ainsi une société complètement instable, égoïste et frustrée. On le voit bien, la vie associative, au niveau national, est de plus en plus faible. Quand j'étais maire, il y avait 400 associations pour une ville de 50 000 habitants.

Par ailleurs, l'État n'est plus perçu comme un bien commun, mais comme un prestataire de service qui doit être à la disposition du désir de chacun - et plus du besoin. Quand on confond désir et besoin, c'est qu'il y a un vrai problème. Le matérialisme et l'individualisme sont attisés, je crois, par l'innovation et la publicité, mais aussi par un système relationnel fondé sur l'interconnexion qui remet en cause toutes les démarches collectives durables. Il va être difficile d'être gouvernant.

Ajoutons à cela que le sentiment de fierté, concernant notre République et ses valeurs, est complètement mort. Aujourd'hui, tout vaut tout, chaque chose à peu près égale à l'autre - il n'y a plus de quoi être fier. Ce relativisme a engendré deux maux, deux types d'attitudes : ceux qui sont totalitaires, qu'ils défendent leur religion ou une autre doctrine, et ceux qui doutent d'eux-mêmes, de leurs institutions et de leurs responsables. Les démocraties sont fragiles. Elles peuvent toutes avoir leurs limites.

Je suis également inquiet pour le devenir de l'Europe. J'ai voté contre la Constitution Européenne en 2005. J'ai relevé tout à l'heure, l'absence de convergences sociales et fiscales qui créeraient des liens. En effet, l'Europe ne produit que des règlements ; elle n'a pas de véritable projet en elle. J'avais travaillé sur le Livre vert avec Jacques Delors pour faire de grands projets européens qui constituent un ciment fédérateur. Il n'y a rien ! On s'est fait rouler à Lisbonne ensuite. On a repris la même chose en changeant de virgule. Il n'y a pas marqué pigeon là. Cette Europe des marchands, de la finance, n'a pas de dimension sociale ni de grand projet fédérateur.

« Notre société est idéalisée par la publicité ; une société de consommation qui crée des frustrations - tout cela dans une gestion libérale qui en vit. »

Le développement du matérialisme et de l'individualisme sont souvent pointés du doigt. Selon vous, comment en est-on arrivé là ? Que s'est-il passé dans nos sociétés pour que les gens changent ainsi ? 

Le creusement des inégalités dans notre pays est sans doute un premier facteur. Puis, vous avez une représentation généralement idéalisée de la société. Cette société idéale, dont l'image est renforcée par la publicité, est une société de consommation qui, nécessairement, crée des frustrations - tout cela dans une gestion libérale qui en vit.

Sans parler des monstres économiques, voyez Google, Apple, les fameux quatre préoccupants ! Il faudra toujours garder un œil sur ces nouvelles technologies, car elles pourraient encourager l'affaiblissement des États pour garder voire accroître leur pouvoir.

Les multinationales semblent, en effet, exercer une certaine influence. Comment l'expliquer ?

Le problème de la fiscalité nationale de ces grandes boutiques n'est pas traité. Je pense que le lobbying pesait moins lourd à l'époque. Les lobbies étaient présents, mais ce n'était pas l'industrie florissante qu'ils sont devenus aujourd'hui. Vous avez deux systèmes. Le système : « J'ai une usine chez vous » celui-là c'est le pire. Vous comprenez bien que si vous mettez à mal une usine, une succursale, une filiale... vous allez le payer cher.

Outre la corruption du style « Vous viendrez pantoufler à la maison », il existe aussi le technique du : « Écoutez, les autres États le font, si vous vous ne le faites pas, on va déserter ». Il ne jamais négliger la pression qu'exercent ces entreprises sur les pays dans lesquels ils emploient, en se servant de la délocalisation comme menace.

Revenons sur la situation politique française. Pensez-vous qu'il faille réformer les institutions de la Ve République ?

Je serais pour un mandat de 7 ans non renouvelables pour le Président de la République. Et il faut revenir sur la réforme de Chirac et Jospin, qui fait coïncider les mandats des parlementaires avec celui du Président. C'est sécurisant parce que vous avez un bloc homogène, mais selon moi, cela pose un vrai problème.

Également, la faible diversité au Parlement devrait être améliorée avec davantage de proportionnelle. Et je ne suis pas un fana du Sénat (mais depuis que de Gaule a échoué à fusionner le Sénat et le Conseil économique et social, je suis prudent dans mes propos). Mais que représente le Sénat ? Les sénateurs représentent leur département et se représentent eux-mêmes. Je leur rends cette justice : ils n'usent pas trop les fauteuils du Sénat !

« Les gens de l'ENA composent une classe sociale avec tout ce qu'il peut y avoir de complaisance, de connivence et de cooptation. »

Que pensez-vous de la classe politique de manière générale, notamment de l'uniformisation intellectuelle des sortants de l'ENA ?

Ils composent une classe sociale avec tout ce qu'il peut y avoir de complaisance, de connivence et de cooptation. Ce n'est pas bon pour la démocratie ; cela empêche clairement le renouvellement. Des catégories sociales se sentent ainsi éternellement mises à l'écart, car jamais représentées.

Quand j'ai voté mes lois, j'avais deux hommes et deux femmes comme rapporteurs : Jean Heuler qui était mécanicien en Alsace, Cofino qui était postier, Ghislaine Toutin qui était journaliste et Jacqueline Frez-casalis qui était médecin. Deux hommes, deux femmes, dont deux salariés. Cherchez aujourd'hui. Combien y a-t-il d'ouvriers ? Ne cherchez pas, il n'y en a plus !

Je me souviens bien : ceux de l'ENA me proposaient des concepts et, moi, je les repassais au tamis de la réalité vécue et là ça calmait quelques ardeurs et ils m'ont fichu la paix. Mais certains textes de loi sont tellement compliqués qu'il y a maintenant une classe qui sait les expliquer et les utiliser. Il est pourtant fondamental que les textes votés ne soient pas vus comme extérieurs au peuple. Regardez avec la Loi El Khomri, le texte est tombé de Bruxelles avant de se retrouver sur le bureau de Matignon...

Quel message auriez-vous envie de passer à de jeunes étudiants qui liraient cet entretien ?

Un : le destin n'est pas écrit, deux : on respecte tout le monde, trois : on défend les convictions républicaines. Si nous ne défendons pas, nous, la liberté, l'égalité et la fraternité, alors qui le fera ?

Propos recueillis par Olivier Berruyer en avril 2016.

Photo d'ouverture : Des manifestants défilent lors d'une manifestation à Rennes, le 18 octobre 2022, après que les syndicats CGT et FO ont appelé à une grève nationale pour réclamer une hausse des salaires, et contre la réquisition par le gouvernement des raffineries de carburant - Damien Meyer - @Shutterstock

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