« La solution est juste sous nos pieds ». Voilà ce que Josh et Rebecca Tickell répondent à la question climatique. Pour le duo américain multi-récompensé, il n'y a rien de plus simple : les sols sont la clef de la vie sur Terre. Ils peuvent même, affirment-ils, inverser la courbe du réchauffement climatique, à condition que nous réapprenions à mieux les connaître et à en prendre soin. De l'ignorance organisée par les multinationales, dont Monsanto est la figure de proue, à la réintroduction pédagogique d'une agriculture régénérative au sein d'un secteur américain, historiquement bercé par le progrès et l'engouement industriel, en passant par l'évolution de notre rapport à l'alimentation : « Mission Régénération », le nouveau documentaire des Tickell, expose l'influence positive et sous-estimée des terres agricoles sur la viabilité du monde. La sortie en cinéma est prévue le 9 novembre : voici notre analyse critique.
Plus nous en savons sur l'état de la planète, plus notre esprit est enclin à broyer du noir. C'est d'ailleurs cette peur du couperet - entre autres couplée aux campagnes de désinformation des lobbys pétroliers - qui pousse encore de bien trop nombreuses personnes à nier, voire à souhaiter, le réchauffement climatique et la pollution massive que nos modèles font subir à l'écosystème.
Pourtant, une fois la réalité de nos abus affrontée - par-delà l'anxiété et les visions apocalyptiques -, chacun peut découvrir le fourmillement d'un monde infini d'idées, d'alternatives et de savoir-faire... Car alors, las de savoir sans faire, nous sommes bien plus qu'il n'y paraît à finir par agir, regagnés par la conscience stimulante que chaque crise comporte une occasion en puissance de repenser et recréer des sociétés plus saines, dignes et solidaires.
C'est en faveur de cet enthousiasme fécond que Josh et Rebecca Tickell ont réalisé Mission Régénération, distribué dans les salles françaises à partir du 9 novembre 2022 grâce à Destiny Films. À travers cette réalisation, le binôme fait la promesse d'un remède simple et efficace pour inverser la crise climatique, un remède qui « se trouve juste sous nos pieds » : les sols - ou, plus exactement, leurs capacités naturelles à revitaliser l'ensemble du cycle terrestre, que nous avons petit à petit annihilés.
En effet, le postulat de ce documentaire, porté par la voix de Woody Harrelson (Édouard Bergeon, réalisateur de Au nom de la Terre, en version française) et les interventions de Patricia Arquette, Jason Mraz ou encore Ian Somerhalder, est on ne peut plus banal, mais d'une banalité que peu se sont jusque-là permis : prendre soin des sols pourrait nous sauver du réchauffement climatique, et ce d'ici 2050, car la terre est centrale dans le cycle de l'eau, la régénération des cultures alimentaires ou encore l'absorption du CO2 émis par l'activité humaine. Or, bien sûr, pour avancer une telle hypothèse, le long-métrage s'est reposé sur une large documentation. Explications.
Un état des lieux juste et pertinent
La structure de Mission Régénération reste classique, mais efficace : état des lieux, problèmes, résolution. De fait, toute la première partie du documentaire est consacrée à dépeindre l'origine du mal : l'introduction du modèle agricole américain au sein des fermes traditionnelles, avec tous les effets néfastes qui ont fatalement suivi. Cette synthèse introductive, profondément pédagogique et référencée, illustrée d'archives frappantes, mériterait sans doute à elle seule d'aller découvrir le film.
Pendant plus d'une heure, le public est ainsi immergé dans plusieurs années de transformation des terres fermières en méga-cultures, notamment par l'introduction du labourage intensif. C'était, à l'époque, considéré comme une solution miracle pour nourrir tout une population de façon plus rapide, moins coûteuse et, donc, plus rentable : creuser des sillages dans le sol, le mettre à nu, l'entailler, l'ouvrir en grand, grâce à de gigantesques machines que tout un secteur industriel - à l'affut de nouveaux débouchés après la guerre - était ravi de fabriquer.
En effet, de cette manière, les usines étaient relancées, le marché florissait de nouveau et, de fait, la poursuite du rêve économique était assurée. Or, pour alimenter un tel enthousiasme, encore fallut-il fonder sa nécessité.
C'est ainsi qu'une méconnaissance massive a été soigneusement organisée, via des informations médiocres niant tous les mécanismes du vivant et ses besoins temporels, structurels et organiques, en faveur de croyances agro-chimiques et d'objectifs comptables.
Ces lacunes ont bien entendu été creusées par les industriels eux-mêmes avec la complicité des institutions politiques et législatives afin d'atteindre, à court-terme et sans aucune prévision de durabilité, le sacro-saint fantasme d'abondance. Abondance alimentaire pour calmer le peuple - au point d'atteindre une logique de gaspillage normalisé jusqu'à l'écœurement - et abondance financière pour les géants de l'agro-alimentaires. Le tout, bien sûr, propulsé à son paroxysme par les pesticides, nés des recherches militaires en matière d'armes chimiques.
Le tableau était fin prêt : d'immenses hectares de terres incisés de long en large, aspergés par tous les vents, dopés au-delà de leurs potentiels originels pour toujours plus, toujours plus vite. Et, ce, pour nourrir la Machine, bien plus que les citoyens, jusqu'à l'effondrement. Car ces ressources primordiales sont aujourd'hui menacées d'un fléau grandissant : celui de la désertification, cette mutation des terres fertiles en sable, poussière friable et stérile.
Mais ce n'est pas tout : les pesticides ont réduit de près de moitié les populations d'insectes, dont les pollinisateurs, les labourages ont libéré en continue le CO2 stocké par les sols pendant des années, les épandages pétrochimiques ont contaminé les nappes phréatiques et ont rendu les terres toxiques, mais également imperméables, et donc vulnérables aux intempéries, ne retenant plus l'eau ce qui multiplie les risques d'inondation, la monoculture a vidé les sous-sols de leurs nutriments, les déforestations - causées en partie par les besoins en soja des élevages intensifs à travers le monde - favorisent l'érosion des plaines...
Et pourtant, loin des dogmes du capitalisme vorace et impatient, les sols - si on s'autorise à renouer avec eux - se révèlent être des viviers éternels, des sources fiables et saines de nourriture riche, pour l'être humain, comme pour le reste du vivant et des cycles naturels. Et cela, la recherche le confirme, au-delà de toutes les espérances.
Les sols sont un terreau pour la vie.
« Pas d'humains en bonne santé sans une planète saine »
En effet, pour croire à ce point au pouvoir des sols, Mission Régénération s'appuie sur le rapport Drawdown, signé par l'écologiste Paul Hawken. Cette étude énumère pas moins de 100 solutions complémentaires dont la mise en place holistique permettrait d'absorber d'ici 2050 plus de carbone que nous n'en émettons, jusqu'à inverser la courbe du réchauffement climatique, en refroidissement climatique.
De ces conclusions scientifiques, Mission Régénération a retenu l'issue spécifique de l'agriculture régénérative : une méthode qui, afin de décarboner l'atmosphère, mise sur la collaboration de tous les pans de la biodiversité, via de nombreuses techniques ancestrales, comme un retour à la polyculture (en opposition à la mono) complétée, par exemple, par du pâturage en semi-liberté.
Durant toute la seconde partie du film, les réalisateurs produisent un renversement de perspectives : des horizons fermés par l'agro-industrie, le spectateur est promis à un avenir respirable. Il lui suffit pour cela d'entendre que les sols ont besoin de son attention : lorsqu'il consomme, lorsqu'il vote, lorsqu'il sensibilise autour de lui ou lorsqu'il lutte pour un monde meilleur. Le ton est alors positif, la musique est joyeuse, les couleurs sont plus vives, la lumière plus intense.
Nous partons à la rencontre de personnes inspirantes et actives, qui consacrent leur quotidien à nos lendemains, comme Ray Archuleta, un professionnel certifié qui possède plus de 30 ans d'expérience à son actif en tant que conservateur des sols, spécialiste de la qualité de l'eau et agronome de conservation au sein du Natural Resources Conservation Service (NRCS). Un savoir qu'il partage à travers les Etats-Unis, auprès d'agriculteurs souvent méfiants, pour réintroduire au sein de leur labeur journalier, jusque-là millimétré par Monsanto & Cie, des notions fondamentales de sciences naturelles et de temps long, mais pas moins prolifères.
Car les méthodes agricoles régénératives produisent en réalité plus de denrées au mètre carré que l'intensif, qui plus est avec moins de moyens. Puisque dans ce cas, le travail est pour ainsi dire pris en charge par la nature elle-même, dont les compétences sont mises à l'honneur ; là où les professionnels doivent, depuis quelques dizaines d'années, travailler à contre courant de leurs cultures, forcés de compenser sans relâche les défaillances de leurs terres, programmées au déclin par des mastodontes du secteur qui avaient tout intérêt à fabriquer des manques de toute pièce, en rendant par exemple l'écosystème moins spontanément productif, afin de continuer à vendre des besoins et une dépendance financière systémique.
En ce sens, nul doute que ce basculement est revigorant. Il redonne espoir là où il n'y avait plus que de l'impuissance, et éradique les impressions paralysantes de solitude face au système globalisé. Toutefois, si cette solution reste tout à fait prometteuse et désirable, elle n'en est pas moins incomplète. Une dimension que Mission Régénération n'aura pas tant développée, ce qui ne nuit pas pour autant à son indiscutable utilité.
Un deus ex machina à l'américaine
Le format typiquement américain du documentaire n'aura échappé à personne : têtes d'affiche, imagerie léchée, vues du ciel, rythme dynamique et narration hollywoodienne. C'est ce qui lui permet de toucher un large public, c'est ce qui le rend également si familier, et ce, malgré le tableau grinçant qu'il expose ou les solutions encore lointaines et si incertaines qu'il sollicite. C'est aussi ce qui rend son propos plus audible à notre moral fragile. C'est par ailleurs ce qui lui confère d'autant plus de force qu'il en devient une critique de son propre modèle, américain, depuis l'intérieur de ses codes.
Mais si Mission Régénération réussit à nous emporter dans sa célébration, il interroge également. D'abord, la vision salvatrice du film est principalement fondée sur le problème climatique. Or, nous ne le savons que trop bien, le climat n'est qu'un symptôme parmi d'autres de notre modèle de société contemporain. Autrement dit, si nous rassemblons nos forces uniquement contre le réchauffement climatique et le CO2, nous ne sauverons rien, ni personne, car l'emprise du capitalisme est bien plus tentaculaire, structurelle et variée : ce dernier parvenant, comme il parvient déjà à travers le greenwashing, à muter pour mieux nous duper et, dès lors, s'infiltrer dans nos nouvelles mœurs et idéaux.
De fait, l'extermination du vivant ne saurait être réduite à du carbocentrisme : elle passe chaque jour par l'exploitation outrancière des animaux, les violences faites aux femmes et minorités de genre, la surproduction et surconsommation, la colonisation, la domination des êtres, des peuples autochtones, des futures générations, la priva(tisa)tion de leurs terres, de leur air, par la déforestation, l'industrialisation, l'urbanisation, la pollution plastique, les extractions minières, et bien d'autres crimes. Voilà les fondements mêmes de notre idéologie globalisée, sorte de nécro-capitalisme énergivore par essence et profondément mortifère, qui sont à questionner.
Et une agriculture plus saine, bien que véhiculant des valeurs indispensables dont on serait bien déraisonnables de se passer, ne suffira pas à modifier la trajectoire écocidaire de notre système.
POUR REPRENDRE LA FORMULE DU SYNDICALISTE brésilien CHICO MENDES, l'écologie, sans lutte des classes, se réduit au jardinage.
Ensuite, même en se focalisant sur le réchauffement climatique, il est crucial de noter que l'agriculture régénérative ne représente qu'une seule des 100 solutions proposées par Hawken. Comme le souligne Plant Based News : « Ce qui est clair et net dans le rapport de Hawken est que lorsqu'il s'agit de notre alimentation et des émissions de gaz à effet de serre, les deux domaines dans lesquels nous pouvons avoir le plus grand impact sont la réduction du gaspillage alimentaire (première solution) et le passage à une alimentation riche en végétaux (deuxième solution). »
Autrement dit, Mission Régénération attire l'attention sur une seule - même si non des moindres -, des alternatives proposées à notre modèle, et en ajuste ainsi les contours selon son propre référentiel. Aussi, pour Plan Based News, produire un duel entre modèle industriel et modèle régénératif s'avère-t-il partiel. D'abord, une telle comparaison mettra forcément en valeur la solution régénérative : personne ne saurait contredire que laisser des animaux pâturer librement pour compléter la pousse des cultures végétales est davantage respectueux et sage que d'entasser un bétail-marchandise dans des fermes géantes et cruelles.
Or, cette adversité omet qu'entre l'horreur de la Machine intensive et le décor, certes champêtre, mais tout de même fondé sur l'exploitation et la consommation d'êtres vivants, nous disposons de plusieurs autres voies d'action.
Si le pâturage, en effet propice au renouvellement des sols, n'est pas un ennemi en tant que tel, pourquoi l'inscrire dans un modèle de consommation carnée auquel l'industrie se réjouit d'avance de participer ? À nouveau, une alimentation plus végétale (évoquée par le documentaire sans en être au cœur) et une lutte contre le gaspillage alimentaire (peu abordé) sont les deux principales solutions admises par le rapport Drawdown de Paul Hawken, bien plus que le pâturage qui - s'il devait se démocratiser à grande échelle pour répondre à une demande toujours croissante de viande que personne n'oserait remettre en question, ni dans sa nature même, ni dans les proportions - s'inscrirait inévitablement dans la continuation de notre paradigme destructeur et de notre rapport marchand aux autres espèces.
En outre, la solution vulgarisée par Rebecca et Josh Tickell s'annonce comme un dispositif universalisable, là où, au contraire, la réparation du monde ne saurait prendre forme autrement que par un certain localisme. Chaque région, chaque peuple, chaque climat, chaque culture, ayant des besoins différents et des problématiques diverses, il est important de sortir de notre désir de mondialisation uniformisante (« une solution unique pour tous ») pour se mettre à l'écoute d'une multitude d'approches complémentaires et particulières à chaque espace. Une précaution qui éviterait par ailleurs les risques de colonialisme vert.
Ces réserves, ces nuances, nous devons les garder en tête. Mais pour qu'elles aient pu s'écrire à cet endroit, il a d'abord fallu voir le film. En d'autres termes, si les sols, bien que prépondérants dans la lutte climatique, ne sont pas le secours miraculeux qu'on nous décrit, Mission Régénération est en revanche bel et bien une source inépuisable et qualitative de débats et de réflexions indispensables.
En plus d'apprendre ou réapprendre de nombreux points d'histoire, de relancer la lutte contre les multinationales de l'agro-alimentaire (ce qui n'est pas négligeable pour une production américaine grand-public), de renouer avec la puissance oubliée des terres et d'inhaler une dose d'espoir rare, ce documentaire sert de support pédagogique précieux à davantage d'échanges constructifs sur l'avenir du monde. Un avenir si flou, si incertain et instable que toutes les contributions authentiques, fondées et bienfaisantes à imaginer demain, aussi fragmentées soient-elles, sont bienvenues autour de la table des discussions citoyennes.
Séances à partir du 9 novembre, avec de nombreux ciné-débats organisés par notre partenaire [https://www.facebook.com/profile.php?id=100063565273004
- S.H.