19/01/2023 basta.media  10 min #222684

Hôpitaux, écoles, universités : « Il ne s'agit plus d'une lente dégradation, on arrive à un point de rupture »

Alors que l'hôpital, l'école, les transports sont à bout, Lucie Castets, co-porte-parole du collectif « Nos services publics », alerte sur l'état alarmant du secteur public et esquisse des solutions concrètes pour sortir de l'impasse. Entretien.

Basta! : La Poste a acté début janvier la fin du timbre rouge. Est-ce pour vous un nouveau révélateur de la dégradation de ce service public ?

Lucie Castets [1] : On constate que la logique de rentabilité prend parfois le pas sur des logiques de service public. On entend très bien que le maintien d'un timbre rouge, qui comporte des contraintes en matière de délai de délivrance du courrier, ça coûte cher. Mais cela ne doit pas être la seule considération à prendre en compte lorsqu'on décide du maintien ou non d'une politique. Sinon, par exemple, et c'est ce qui arrive, on supprime des lignes de train et on ferme des lits dans les hôpitaux.

Quels sont les autres secteurs du service public qui se dégradent particulièrement selon vous ?

Un des domaines où c'est le plus flagrant, c'est la santé. N'importe quelle personne qui se rend aux urgences peut voir à quel point la situation est délétère. Le personnel de santé fait face à des conditions de travail inacceptables. C'est le cas dans de nombreux secteurs du service public.

Cette situation s'illustre aussi par le fait qu'on n'arrive pas à recruter des fonctionnaires. Il y a énormément de places vacantes dans tous les domaines du service public, avec de moins en moins de personnes qui se présentent aux concours de la fonction publique. Pour vous donner un chiffre : on avait en moyenne pour les concours du services public 15 candidats pour une place en 1997 contre six candidats pour une place l'année dernière.

Ça s'explique assez facilement par d'une part des rémunérations qui ne sont pas attractives et d'autre part des conditions de travail dont on sait qu'elles sont extrêmement difficiles. C'est un cercle vicieux : si vous savez que les conditions de travail sont dures, vous ne postulez pas et les agents déjà en poste se retrouvent dans une situation encore plus dure parce qu'ils doivent faire le travail de plusieurs personnes. C'est vrai à l'hôpital, mais aussi à l'école.

Est-ce qu'on ne va pas arriver à un point de rupture ?

Cela s'est progressivement étiolé et on arrive en effet à un point de rupture. Par exemple, à l'école, on voit la qualité de l'enseignement se dégrader, il y a de moins en moins de mixité sociale. Les gens favorisés mettent de plus en plus leurs enfants dans des écoles privées.

Les indicateurs sont malheureusement encore plus manifestes à l'hôpital public. La conséquence, ce sont des pertes de chance, c'est-à-dire que des gens peuvent mourir parce qu'ils sont soignés dans de moins bonnes conditions ou pas pris en charge assez vite. Je pense qu'on arrive là au point de rupture que vous mentionnez, dans un pays où le système de santé a longtemps été une référence internationale. Il ne s'agit plus simplement d'une lente dégradation.

Le collectif « Nos services publics », dont vous êtes l'une des cofondatrices, a été lancé en 2021. Pourquoi avoir décidé de constituer ce groupe ?

L'idée est née du constat que tous les services publics se détériorent, mais aussi du constat paradoxal que le rôle de l'État et des collectivités territoriales n'a jamais été aussi décisif alors que la défiance envers les institutions publiques est très forte. Face au changement climatique, on pense que le rôle d'organisation de l'État et des collectivités est majeur et que les besoins, notamment en investissements publics, seront très importants. Sans la puissance publique, sans des agents publics bien formés, bien traités et motivés, on ne saura pas organiser l'adaptation et la lutte contre le réchauffement.

Le collectif est essentiellement composé d'agents publics. On parle de l'intérieur du service public. L'idée, c'était que nous ne sommes pas élus, mais que nous avons quand même un devoir qui est celui de servir au mieux le public et de répondre aux besoins des gens. À notre sens, notre parole est importante pour décrire le fonctionnement, mais aussi les dysfonctionnements des services publics.

Est-ce principalement la baisse des dépenses publiques qui occasionne ces dysfonctionnements et cette dégradation ?

Pour nous, il y a deux raisons principales qui sont très liées. La première correspond à une tendance de long terme. Les gouvernements successifs ont progressivement imposé des instruments de finances publiques qui encadrent très strictement les niveaux de dépenses et l'évolution du nombre d'agents publics. On a ce qu'on appelle des « plafonds d'emploi » par ministère et des normes renforcées en matière de dépenses publiques. On pilote avec le prisme de la dépense, pas du besoin. Par exemple, dans la santé, ce qu'on appelle l'Ondam [Objectif national de dépenses d'assurance maladie, ndlr] fixe un plafond pour les dépenses de santé.

 CC BY 2.0 Jeanne Menjoulet via  flickr.

Qui ne peut pas être dépassé ?

Qui n'est pas censé être dépassé. Et ça conduit à des aberrations. Parfois, vous avez une nouvelle mission à remplir et vous ne pouvez pas le faire parce que vous n'avez pas assez d'agents en interne. Donc, vous faites appel à un cabinet de conseil qui coûte beaucoup plus cher. C'est absurde et contradictoire.

La deuxième raison est plus d'ordre culturel ou sociologique. C'est ce qu'on appelle dans notre collectif « une petite pensée magique ». C'est l'idée selon laquelle le privé fonctionnerait mieux par nature que le public et qu'il serait donc important de rationaliser la taille de l'État en la réduisant à des missions « absolument nécessaires ». Mais en réalité, on ne définit pas ce que c'est la mission nécessaire. Et force est de constater que ces doctrines-là ont conduit à réduire des pans entiers de service public ou à en détériorer l'efficacité.

Les services publics fonctionnaient-ils mieux « avant » ?

Notre revendication n'est pas de dire « il faut absolument restaurer ce qui existait avant, car c'était parfait ». On dit simplement qu'il faut revenir sur les règles de finances publiques qui sont aujourd'hui extrêmement contraignantes et donc les assouplir. Il faut se redonner les moyens d'avoir un service public qui répond aux besoins des gens.

Nous ne disons pas qu'il ne faut rien changer par rapport à ce qui était fait avant. Il y a notamment beaucoup d'efforts à faire en matière de simplification de la bureaucratisation et il faut une gouvernance qui fasse plus confiance aux agents publics. Ce n'est pas un discours passéiste ou réactionnaire. Nous revendiquons plutôt de nous donner les moyens, et une fois qu'on a les moyens, on réfléchit à comment faire fonctionner tout ça pour répondre aux besoins des citoyens. Il y a d'ailleurs des besoins qui évoluent beaucoup. Nous avons par exemple une population vieillissante, il faudra s'y adapter.

Votre collectif a publié  une étude sur la plateforme Parcoursup, dont le processus d'affectation commence ce 18 janvier. Vous parlez d'une « génération en attente ». Pourquoi ?

C'est tout simplement lié au fonctionnement de Parcoursup. Les vœux d'affectation ne sont plus classés [comme sur l'ancienne plateforme Admission post-bac, ndlr]. Donc, tant que ceux qui sont mieux classés que vous par les établissements n'ont pas donné leur réponse dans le système, vous devez attendre. Ça crée énormément de frustrations.

Par ailleurs, on peut douter de la qualité de l'appariement entre les vœux et l'affectation finale. D'une part, on ne sait pas le mesurer puisque comme vous ne classez plus vos vœux, on ne sait pas si vous auriez préféré avoir le vœu numéro un ou numéro dix. D'autre part, parce qu'on ne peut pas interroger tous les élèves post-affectation.

Je pense qu'il faut revoir les algorithmes de Parcoursup, qui ne fonctionnent pas en l'état. Par ailleurs, il faut donner plus de moyens à l'enseignement supérieur pour ouvrir plus de places à l'université et éviter une telle situation.

On revient toujours à la question des moyens. Est-ce la solution centrale ?

C'est une solution indispensable, mais pas suffisante. Il faut se donner davantage de moyens pour avoir un service public de qualité dans tous les secteurs. Cela passe notamment par la rémunération des agents publics. Si vous ne changez pas durablement la rémunération des personnels de santé, par exemple, les gens ne vont pas venir dans le métier pour recevoir une prime de 100 euros de temps en temps. On a oublié très rapidement la question des premiers de corvée. Après le Covid, on s'était quand même rendu compte qu'il y avait des métiers socialement plus utiles que d'autres et que paradoxalement c'était probablement ceux qui étaient le moins bien rémunérés. C'est ça qu'il faut changer.

Toutefois, ce n'est pas qu'une question de rémunération. C'est une question globale de valorisation des agents et d'attractivité de la fonction publique. Les moyens matériels sont aussi un enjeu. Des écoles qui s'effondrent, un hôpital public avec la queue pour faire un scanner, ce n'est pas acceptable.

Il faut aussi davantage faire confiance aux gens qui sont sur le terrain. Aujourd'hui, les agents publics doivent justifier en permanence de ce qu'ils font. Cela crée beaucoup de bureaucratie et donne un service public de moindre qualité.

Avec son nouveau projet de réforme des retraites, le gouvernement souhaite supprimer certains régimes spéciaux des agents publics. Garder ces régimes spéciaux est-il pour vous un moyen de redonner de l'attractivité ?

Quand nous avons réalisé  notre étude sur la crise de sens des agents du service public, nous avons constaté que la raison principale qui motive les gens à rejoindre le service public, c'est de servir l'intérêt général. Ce n'était pas l'emploi à vie ou les conditions de rémunération.

Ce résultat est très loin des caricatures qu'on entend souvent de « tu deviens fonctionnaire parce que c'est la bonne planque ». Je ne pense pas que les gens rejoignent tel service public ou parapublic parce qu'il y a un régime de retraite spécial. Donc, je ne dirais pas que c'est un enjeu d'attractivité.

Quelles autres pistes d'amélioration concrètes voyez-vous pour l'avenir du service public ?

Ce qui est notable, c'est qu'on ne parle jamais du service public en termes d'objectifs. Jamais on n'entend des ministres dire « j'aime le service public ». On a quasiment jamais de pub pour le recrutement de fonctionnaires non plus. On en a quelques-unes pour l'armée ou pour l'administration pénitentiaire, mais pas de campagne qui valorise d'autres types d'agents ou le service public en tant que tel. Pour nous, c'est l'illustration d'un manque total de vision sur le rôle de l'État et ça joue aussi sur le consentement à l'impôt, pourtant déterminant pour financer des services publics qui fonctionnent bien.

Mais les gens voient aussi que les grandes entreprises bénéficient de baisses d'impôt et trouvent peut-être injuste qu'eux contribuent à financer les services publics ?

Je partage totalement votre réflexion. Il y a un manque de progressivité du système fiscal, qu'il faudrait réformer. Quand vous êtes de la classe moyenne, vous vous retrouvez à payer quasiment autant d'impôts, proportionnellement à vos revenus, que les gens très riches. Notamment parce qu'ils ont plein de dispositifs d'optimisation et des revenus qui ne sont pas des revenus du travail, mais plutôt des revenus du capital. Je comprends que ça soit de nature à renforcer la méfiance envers l'impôt.

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Mais je pense que c'est important que les gens comprennent que si on baisse les impôts, demain, il y a beaucoup de choses auxquelles ils n'auront plus accès. Je pense que beaucoup de gens prennent comme acquis le fait que quand on va aux urgences, on nous soigne. Pour moi, le cœur de la question, c'est le renforcement du consentement à l'impôt. Ça va de pair avec le discours qu'on a sur le rôle de l'État. On va avoir massivement besoin de l'État pour planifier la transition écologique et j'espère que cela va participer à la diffusion de messages plus positifs sur le service public.

Propos recueillis par Nils Hollenstein

Photo de une : Lucie Castets/©Nils Hollenstein

Notes

[1] Lucie Castets est cofondatrice et co-porte-parole du collectif « Nos services publics ».

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