08/03/2023 infomigrants.net  7 min #225238

Réfugiées d'Ukraine : « Nous ne sommes pas des immigrées » (1/3)

Réfugiées d'Ukraine : « Je n'ai plus de maison, je n'ai plus de chez-moi » (2/3)

Oleksandra veut refaire sa vie en Allemagne avec son fils / Photo : Marco Wolter

"L'histoire d'Oleksandra n'est pas l'histoire moyenne des Ukrainiennes aujourd'hui réfugiées en Allemagne. Son cas est particulièrement dramatique", prévient Irina Vasilkevic, de l'association d'aide des  Ukrainiens d'Aix-la-Chapelle. C'est elle qui a organisé la rencontre dans une pâtisserie de la ville. Oleksandra fait partie d'une chorale d'Ukrainiennes créée par l'association et a accepté de se confier à InfoMigrants.

Il est autour de 16 heures, la pâtisserie est remplie de monde. "On peut prendre la table que vous voulez", explique Oleksandra. "Je peux raconter mon histoire n'importe où, je n'ai pas de problème avec ça", explique-t-elle, quand on lui demande si elle préférerait un lieu plus discret pour l'interview.

"Je suis ici depuis onze mois. Je suis arrivée l'an dernier début mars. Je suis la femme la plus chanceuse du monde, parce que j'ai échappé à Boutcha", débute Oleksandra.

"Le 24 février, quand l'invasion russe a commencé, je me suis levée et pensais aller au travail comme tous les jours. Puis j'ai regardé par la fenêtre et ai vu qu'il se passait quelque chose au niveau de l'aéroport. J'ai d'abord cru qu'il s'agissait d'une intervention des pompiers."

Il s'agit d'hélicoptères de l'armée russe qui frappent l'aéroport d'Hostomel dans la matinée du 24 février.

Oleksandra, qui travaille pour le gouvernement ukrainien dans l'administration du cadastre reçoit un appel de son chef, la sommant de ne pas venir au bureau.

Il y avait des snipers sur les toits. Ils ont simplement abattu les gens.

Divorcée, la cinquantenaire élève seule son fils de dix ans. "Il est né très malade, prématurément après six mois de grossesse. Nous avons passé les premières années de sa vie à l'hôpital. Il est handicapé et a des problèmes moteurs. Il se fatigue vite et souffre en plus de la maladie cœliaque, une intolérance au gluten".

Boutcha, le 4 avril 2022 / Photo : Efrem Lukatsky/AP Photo/picture alliance

Oleksandra cherche conseil chez son ex-mari, qui n'est pas le père de son fils mais avec lequel elle est restée en bons termes. Retraité, celui-ci a longtemps travaillé pour l'agence de presse ukrainienne. "Je me suis dit qu'il devait savoir quelque chose. Il m'a alors dit de me mettre à l'abri dans une cave." Cette cave se trouve sous l'école où son fils était scolarisé.

Oleksandra marque une pause dans son récit et sort son téléphone portable. Elle fouille dans ses photos jusqu'à tomber sur une image prise en septembre 2021. "Là vous voyez la maison dans laquelle j'habitais, et là juste à côté se trouve l'école. Et là, se trouve la cave."

Sur le cliché, les bâtiments se trouvent à l'arrière-plan. Au premier plan, son fils pose avec d'autres enfants de son école pour une photo de classe. Tous sourient."

A lire aussi :  Réfugiées d'Ukraine : "Nous ne sommes pas des immigrées" (1/3)

Oleksandra reste d'abord comme prise au piège dans cette cave. "J'étais sous le choc. Avec du recul, j'aurais tenté de réagit plus rapidement", se souvient-elle. Elle n'a alors plus d'argent et les distributeurs automatiques ne fonctionnent plus. De toute manière, les rayons des magasins sont vides. Trouver de quoi manger devient difficile.

Oleksandra en veut à son ex-mari, qui ne donne plus de nouvelles. Elle se sent abandonnée. "Le 2 mars, je suis retournée dans mon appartement pour me faire un café. Puis j'ai vu les avions de combat survoler la maison. Il y avait des snipers sur les toits. Ils ont simplement abattu les gens. J'ai regardé par la fenêtre et je les ai vu abattre des passants. Je me suis dit, d'une manière ou d'une autre, on risque de ne pas survivre."

Oleksandra décide de rejoindre Kiev pour prendre un train d'évacuation. "J'ai pris nos deux passeports pour pouvoir être identifié en cas de décès." Mais pour arriver à Kiev, il faut traverser des ponts qui mènent vers Irpine, une localité coincée entre Boutcha et la capitale. "J'avais des amis de l'autre côté du fleuve, mais les ponts ont été détruits".

Je veux revivre

Les images de ces routes et ponts démolis par l'armée russe feront partie des premières photos à circuler dans les médias à travers le monde. On y voit des centaines d'Ukrainiens traverser le cours d'eau en équilibre sur les gravats, simplement muni de sacs à dos, d'une valise ou portant un animal de compagne à bout de bras.

La voix d'Oleksandra commence à trembler. "Le pont pour piétons avait disparu. Le niveau d'eau était très élevé. Il ne restait qu'une sorte de tuyau pour traverser. Un homme avait tendu un fil pour que l'on puisse s'y tenir. J'ai alors dit à mon fils d'y aller en premier."

Repassant ces images dans sa tête, Oleksandra s'interrompt pour essuyer ses larmes. "J'ai dû le laisser y aller seul, je ne pouvais pas l'aider, le tuyau était trop instable. J'ai crié de toutes mes forces pour l'encourager, pour qu'il tienne bon." Elle dit se souvenir de journalistes postés de l'autre côté du pont. "Mais personne ne lui a tendu la main pour l'aider".

J'ai vu des choses qu'aucun être humain ne devrait voir

Oleksandra et son fils vont parcourir des dizaines de kilomètres à pied jusqu'à la gare de Kiev. Ils traversent notamment une forêt où les combats font rage. "On entendait des soldats ukrainiens et russes des deux côtés. Mais je ne savais pas les différencier. Mon fils m'a demandé si on allait mourir. Je lui ai expliqué que la forêt était notre amie, qu'elle nous protégerait. Pour ne pas nous faire repérer, je lui ai proposé de jouer à la petite souris. Le défi était de faire le moins de bruit possible."

Plus d'un million de personnes fuyant la guerre en Ukraine sont arrivées en Allemagne depuis le début du conflit / Photo : Marco Wolter

Après un interminable voyage, Oleksandra et son fils finissent par arriver à Aix-la-Chapelle, dans l'ouest de l'Allemagne. "Pendant la pandémie de coronavirus, j'avais commencé à apprendre l'allemand. Je voulais occuper mon temps à la maison pendant le confinement. J'ai acheté un cours en ligne pour neuf euros. Dans un groupe de conversation, il y avait un Allemand de Aix-la-Chapelle. C'est lui qui est venu me chercher à la frontière polonaise pour m'amener dans cette ville."

Aujourd'hui, Oleksandra veut se remettre de ce passé douloureux et cherche de l'aide psychologique. "J'ai vu des choses qu'aucun être humain ne devrait voir. Mais aujourd'hui je veux rendre quelque chose à l'Allemagne qui m'a accueillie. Je veux être utile, retrouver une stabilité psychologique et maîtriser mes émotions pour pouvoir trouver un travail. Je ne veux pas passer mes journées à pleurer, à parler de la guerre. Ce que j'ai vécu ne doit pas affecter les autres. Je veux revivre."

Elle vient de trouver un appartement, elle sent que sa nouvelle vie se met en place. Son fils prend des cours de piano chez un musicien ukrainien à Aix-la-Chapelle et progresse en allemand.

Selon une nouvelle étude menée auprès de près de 12 000 Ukrainiens réfugiés en Allemagne, près d'un tiers se voit rester pour au moins quelques années dans le pays. Pour Oleksandra, Aix-la-Chapelle pourrait même devenir définitivement son nouveau lieu de vie.

A lire aussi :  Réfugiées d'Ukraine : "Je suis partie pour mes enfants" (3/3)

L'étude note par ailleurs, qu'une nette majorité des réfugiés ukrainiens se sentent bien accueillis en Allemagne. Seule une minorité, près de 7% des interrogés, ne se sent pas du tout ou à peine les bienvenus.

On sait où sont enterrés les gens

Lorsqu'on lui demande pourquoi elle ne compte pas retourner en Ukraine à la fin de la guerre, Oleksandra ressort son téléphone. Elle montre une photo envoyée par un habitant de Boutcha. On voit le mur de l'école, celle devant laquelle avait été prise la photo de classe en septembre 2021. On y voit un sol ratissé et plane.

"Des gens ont été enterrés ici, dans des fosses communes", explique-t-elle. "Après le retrait de l'armée russe de Boutcha, lorsque l'on a commencé à retrouver les corps et qu'on a voulu les identifier, on pouvait consulter des listes sur internet, dans des groupes Facebook et sur Telegram, pour voir si l'on connaissait une victime. J'ai regardé ces listes tous les jours. Comment voulez-vous retourner là-bas. Comment mon fils pourrait-il retourner dans cette école, où il aurait pu mourir et où tout le monde est mort. On sait où sont enterrés les gens. Je n'ai plus de maison, je n'ai plus de chez moi."

 infomigrants.net

 Commenter