16/03/2023 basta.media  10 min #225649

Baisse des salaires, hausse du chômage : les effets pervers de la réforme des retraites

Les précédents reculs de l'âge de départ à la retraite ont augmenté les dépenses de santé et de prestations sociales. Les conséquences du passage à 64 ans s'annoncent encore plus désastreuses.

La retraite de Damien n'a pas été versée bien longtemps. Jeune apprenti électricien, il a commencé à travailler sur des chantiers pour des particuliers - parfois pour des vedettes - puis en tant qu'intermittent sur des décors d'émissions de télé. Il est même devenu le régisseur apprécié d'un théâtre francilien.

En insuffisance cardiaque, il ne peut plus monter sur les échelles pour régler un projecteur ou changer une gélatine. Mis en arrêt maladie par son médecin, le retour au travail s'éloigne alors peu à peu. Un plus jeune le remplace. Damien finit par signer une rupture conventionnelle. À 62 ans, il n'est pas un as de la paperasse et tarde à retrouver tous les documents nécessaires au bouclage de son dossier.

Un jour de 2021, ce « petit ouvrier » comme il aimait s'appeler, se lève à son heure habituelle. Une douleur intense à l'épaule, il s'en plaignait depuis quelques jours, le saisit puis il s'effondre contre la table. Les secours n'ont rien pu faire. Damien est décédé l'année de ses 63 ans. Quelques mois après avoir touché sa première mensualité de la caisse de retraite.

Un ouvrier meurt en moyenne dix ans avant un cadre

Comme Damien, ils et elles sont nombreux à illustrer tragiquement le slogan de la CGT de 1910 : « Non à la retraite pour les morts ! » Chez les plus de 55 ans, les accidents du travail, certes moins fréquents, sont sensiblement plus graves que la moyenne. Les seniors sont plus sujets à des maladies professionnelles et des incapacités permanentes. Particulièrement celles et ceux qui occupent les métiers les plus pénibles.

Un ouvrier meurt en moyenne dix ans avant un cadre. Contrairement à ce que laissent croire certains élus macronistes, travailler deux ans de plus n'est donc pas anodin. Au point d'inquiéter la Mutualité française  qui appelle à élargir les départs anticipés et à une meilleure prise en compte de la pénibilité-.

Son président, Éric Chenut, a récemment chiffré le coût de la hausse des accidents du travail et des maladies professionnelles induite par la réforme des retraites. Résultat : 10 milliards d'euros, dont 8 milliards en pensions d'invalidité. Les 17 milliards que le gouvernement espère engranger, à l'horizon 2030, par son projet de loi afin de combler l'éventuel manque à gagner de l'assurance vieillesse (12 milliards) risquent-ils d'être dépensés par d'autres en soins et prestations ? Combien de vies cette loi va-t-elle fragiliser ?

160 000 personnes invalides en plus

Selon la Direction des statistiques du ministère de la Santé (Dress), allonger de deux ans la durée de travail provoquerait l'invalidité d'au moins 160 000 personnes supplémentaires. Pour s'en convaincre, il suffit de regarder en arrière.

Des chercheurs du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) mettent en avant, dans une étude publiée en février,  une « augmentation significative » des dépenses liées à l'absence pour maladie des plus de 60 ans, à la suite du report à 62 ans, imposé par Nicolas Sarkozy en 2010. Le surcoût s'élève à 68 millions d'euros.

« Sas de précarité »

Ceux qui ne sont pas en arrêt maladie risquent de passer leur préretraite à Pôle emploi. Les licenciements pour inaptitude sont en forte hausse à partir de 59 ans. Idem pour les ruptures conventionnelles. Et une partie de l'inactivité « pourrait s'expliquer par des problèmes de santé plus fréquents avec l'avancée en âge », explique l'Unédic, l'organisme gestionnaire de l'Assurance chômage, dans une étude parue ce mois de mars [1]. Ce qui au passage pèse à hauteur de 400 millions d'euros sur le maintien au chômage des allocataires en fin de droits jusqu'à leur passage à la retraite à taux plein. Passé 60 ans, deux tiers des actifs n'ont pas d'emploi à l'heure actuelle. Et un actif sur deux n'est plus embauché au moment de prendre sa retraite.

On les appelle les « NER ». Ces « Ni emploi ni retraite » sont déjà 1,4 million en France, en majorité des femmes. Un tiers vit sous le seuil de pauvreté. « Décaler une nouvelle fois l'âge légal de départ va forcément allonger le sas de précarité dans lequel se trouvent déjà piégés les plus de 60 ans »,  dénonce la CGT. « Un report de l'âge légal augmenterait à la fois les recettes et les dépenses de l'Assurance chômage », pointe également l'Unédic dans sa nouvelle étude. Avec un « solde incertain », positif ou négatif, de plusieurs centaines de millions d'euros par an.

Effets cumulés des réformes de la retraite et du chômage

Après avoir passé toute sa vie dans les restaurants du Sud-Ouest, Mickaël va devenir un de ces « NER » en raison de sa santé. Engagé dans l'équipe d'un restaurant gastronomique, ce cuisinier se retrouve aujourd'hui sans emploi. À 61 ans, usé, s'appuyant sur ses hernies discales, il ne peut plus tenir la cadence et le rythme en cuisine. Problème : les dernières réformes du chômage, dont celle de février 2023, réduisent drastiquement la durée d'indemnisation et l'accès à l'ouverture de droits à Pôle emploi.

Les effets cumulés des deux lois, sur le chômage et sur la retraite, seront désastreux,  alertent dans une tribune des économistes et sociologues. Ce sera une « double peine pour les précaires ».

Mickaël fait partie des premiers touchés par ce combo législatif. Ses contrats courts, ses missions saisonnières, entrecoupées de pause et de travail au noir, l'empêchent de prétendre à des indemnités chômage convenables. Ni à une retraite qui se fait de plus en plus attendre. Du fait de sa carrière à trous, le sexagénaire devra alterner entre minimum vieillesse et petits boulots difficiles, cumulant, comme un demi-million de seniors, emploi et - modeste - retraite. D'ici là, Mickaël doit vivoter.

Vers une explosion du nombre de personnes au RSA ?

Sans emploi, ni retraite, ni chômage, 100 000 personnes pourraient basculer vers les minima sociaux. Une « explosion » du nombre de bénéficiaires est  redoutée par les conseils départementaux, financeurs du RSA. Cela avait déjà été l'une des conséquences du report de l'âge de la retraite à 62 ans : 80 000 bénéficiaires en plus. En 2019, la Cour des comptes s'alarmait du surcoût des montants de RSA versés aux 60-64 ans, à la suite de la loi de 2010 : + 157 % en 10 ans. Pour la version Borne et Macron de la réforme des retraites, la Dress prédit au total, toutes prestations confondues - hors assurance chômage -, 3,6 milliards d'euros supplémentaires de dépenses en minima sociaux sur un an [2].

Tous ces « néo-RSAistes » devront d'abord mériter leurs 598 euros mensuels en s'adonnant à 20 heures de « travail gratuit », comme le prévoit la prochaine « loi France travail ». Sans compter cette double peine que pointe la Cour des comptes : « Leurs périodes d'allocation ne donnent pas lieu à des cotisations d'assurance vieillesse ». Les 1200 euros par mois garantis par le gouvernement s'éloignent davantage...

Autre effet pervers ou triple peine : une couverture santé au rabais. En sortant de l'emploi sans pouvoir entrer rapidement en retraite, les ex-salariés perdront leurs garanties liées aux mutuelles d'entreprises, plus avantageuses que les contrats individuels [3].

Piégés dans ce « sas de précarité » rallongé, ils devront payer plein pot leurs mutuelles. Et les prix des complémentaires santé ne cessent de grimper. Ils ont encore augmenté de 7 % cette année,  dénonce l'UFC-Que choisir !. Plus on vieillit, plus on a besoin d'une mutuelle, et plus c'est cher. « Même une personne qui touche 1200 euros par mois ne peut pas payer 150 euros par mois de mutuelle », glisse un président de groupe mutualiste.

Un« dommage collatéral » ?

Cette précarisation n'est pas un « dommage collatéral » selon François Ruffin, mais « un bénéfice qui est tiré ». « Cette réforme n'est pas faite pour les salariés, pour les retraités. Elle est faite pour les marchés et les financiers », a-t-il déclaré sur Europe 1 le 5 mars. Le député LFI de La Somme, s'appuie sur une étude de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) selon laquelle le projet du gouvernement pourrait entraîner un affaiblissement général des salaires de 0,3 %. Dans la vision néolibérale, cette baisse du « coût du travail » favoriserait la croissance et l'emploi.

Le Sénat a pris les devants en votant l'instauration d'un « CDI senior ». Un contrat spécial pour les plus de 60 ans, amputé de la cotisation famille pour calmer les entreprises ayant plutôt tendance à se séparer de leurs anciens. Depuis 2013, les  départs anticipés s'envolent. Pour 81 % des cadres seniors,  la rupture de contrat serait à l'initiative de l'employeur, indique Pôle emploi. Si le gouvernement s'est dit « sceptique » en raison du coût de 2,2 milliards d'euros des exonérations sociales, il reste ouvert au principe de ce contrat. À condition que la différence entre ce contrat « fin de carrière » et le CDI classique « soit particulièrement marquée ».

« Bon courage déjà pour arriver à 62 ans ! »

Quitte à moduler le taux des cotisations patronales en fonction de l'âge, comme le prône le libéral Institut Montaigne ? L'employeur serait incité à embaucher des moins de 30 ans et des plus de 55 ans grâce à des cotisations plus basses pour ses tranches d'âge. Voilà qui ne va pas renflouer les caisses la Sécurité sociale, et pourrait accentuer la concurrence générationnelle entre les travailleurs.

« Il s'agit de prendre conscience que c'est la même violence [que les autres discriminations, ndlr] quand l'âge devient une variable de gestion du marché du travail », explique Bernard Friot dans son dernier livre [4]. Il n'est pas à exclure que l'interdiction de partir à la retraite avant 64 ans ait des « effets non positifs » sur le chômage des jeunes, selon l'euphémisme du Conseil d'orientation des retraites.

En attendant, jeunes ou vieux  multiplient les allers-retours entre chômage et activité. Dans ces conditions, remplir les critères d'annuités, de trimestres pour ouvrir ses pleins droits va devenir mission impossible. Partir à taux plein est de moins en moins fréquent : la part des retraités à carrières complètes tend à décroître [5].

« Quand on est soi-même en difficulté et qu'on a une carrière fractionnée, bon courage déjà pour arriver à 62 ans ! » En 2019, ce virulent détracteur du report à l'âge de la retraite avait conscience du problème. Et d'ajouter sur plateau de France 2 : « Si on décale l'âge légal, on dit aux gens restez plus longtemps au chômage. C'est pas correct ! » Il s'appelait Emmanuel Macron.

Ludovic Simbille

Photo de une : ©Anne Paq

Notes

[1] Voir ce document.

[2] Voir ce document.

[3] En cas de rupture du contrat de travail, l'article 4 de la loi Évin du 31 décembre 1989 prévoit la possibilité de maintenir les garanties de sa complémentaire santé d'entreprise. L'employeur ne contribue plus à 50 % du tarif, mais le décret du 21 mars 2017 oblige le plafonnement des tarifs échelonné sur trois ans.

[4] Prenons le pouvoir sur nos retraites, Bernard Friot, La Dispute, 2023.

[5] Selon une note du ministère de la Santé.

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