21/03/2023 basta.media  12min #225851

 Elisabeth Borne déclenche l'article 49.3 pour faire adopter la réforme des retraites

« Nous assistons à l'acte de décès de la démocratie sociale »

Le mouvement contre la réforme des retraites marque un retour en force d'un mouvement syndical uni. Comment cette dynamique peut-elle se transposer au plan politique après le passage en force du 49.3 ? Réponses avec le sociologue Karel Yon.

basta!  : La mobilisation contre la réforme des retraites marque-t-elle une remobilisation du mouvement syndical en France ?

Karel Yon est sociologue, chargé de recherches au CNRS. Il est notamment le coauteur de  Sociologie politique du syndicalisme.

Karel Yon : Il y a indéniablement un regain de mobilisation syndicale depuis l'automne dernier, autour des luttes pour les salaires occasionnées par l'inflation. Tout cela nourrit et prépare le mouvement pour les retraites.

A une échelle temporelle plus longue, on constate surtout une disjonction croissante - et le mouvement contre la réforme des retraites en donne une illustration éclatante - entre des capacités grévistes qui s'étiolent nettement et des capacités manifestantes plus fortes que jamais. C'est tout le drame de l'intersyndicale aujourd'hui et tout le problème stratégique qui se pose à elle ces derniers jours : comment articuler la bataille de l'opinion, qui a été d'emblée victorieuse, avec une pression économique qui s'avère poussive.

Comment expliquer cette situation ?

Le taux de syndicalisation a de nouveau tendance à baisser depuis quelques années, alors qu'il était stable depuis les années 1990, après avoir chuté brutalement à la fin des années 1970. À l'époque, on a environ un quart de syndiqués parmi les personnes salariées. On est descendu autour de 10 % au début des années 1980. Ce nouvel effritement du taux de syndicalisation reste limité : on passe de 11,2 % à 10,3 % de syndiqués entre 2013 et 2019. Mais il nous montre que le plancher qu'on croyait atteint en matière de présence syndicale peut encore s'affaisser. Si la dégradation des conditions d'emploi est déterminante dans ces évolutions - plus on est stabilisé dans l'emploi, plus on a de chances d'être syndiqué -, il faut aussi pointer les effets des ordonnances Macron de 2017. Celles-ci ont affaibli le syndicalisme en réduisant d'un tiers le nombre des mandats de représentation du personnel.

Cette fragilisation du tissu militant ne s'est pas forcément vue à l'échelle des manifestations contre la réforme des retraites. Ce qui en fait la force et la massivité, c'est qu'avec un front syndical aussi uni, les réseaux syndicaux locaux peuvent ainsi s'entremêler. Cela rend possible la forte mobilisation, notamment dans les petites villes, où, schématiquement, vous aurez la CFDT ou FO qui sont fortes à l'hôpital, la CGT bien implantée dans l'usine principale ou chez les agents EDF, la FSU chez les enseignants et les militants de Solidaires qui vont investir l'animation d'assemblées générales interprofessionnelles.

Cette articulation de la diversité du monde du travail fonctionne bien pour faire venir les gens dans les rues, mais pas forcément pour les mettre en grève. Sur ce point, tout le monde n'est pas d'accord. Dans l'intersyndicale, deux lignes coexistent de manière relativement harmonieuse jusqu'à maintenant. D'un côté, une ligne de mobilisation plus citoyenne repose sur l'appel à l'opinion publique, à la manifestation, et essaie de convaincre les politiques qu'il faut tenir compte de l'opinion des salariés qui sont aussi des citoyens électeurs. Et il y a la ligne « classiste », qui correspond plus à l'image traditionnelle du syndicalisme ouvrier, qui repose sur l'idée que les salariés ont une légitimité et un pouvoir d'action spécifique qui doivent s'exprimer par la grève.

L'équilibre entre ces deux lignes renvoie au rapport de force dans le monde syndical aujourd'hui, avec la position de leadership de la CFDT qui est plutôt sur l'orientation citoyenne, d'interpeller les pouvoirs publics, de les mettre en garde sur les conséquences de leur indifférence aux revendications syndicales, en espérant qu'ils comprennent. De ce point de vue, l'indifférence totale des pouvoirs publics la place dans une situation inconfortable.

Voyez-vous une disjonction entre la stratégie actuelle de l'intersyndicale et les mobilisations syndicales sur le terrain, de grèves sectorielles pour les retraites ou locales sur les salaires ?

S'il n'y avait pas eu ce travail de l'intersyndicale pour expliquer les enjeux de la réforme et légitimer l'opposition, on n'aurait pas connu ce mouvement de masse et on n'aurait même pas pu envisager des actions de grèves. Il y a certes une différence entre ce qui peut se jouer au sommet de l'intersyndicale et sur le terrain, mais il y a surtout des différences sectorielles. La grève contre la réforme des retraites repose sur quelques secteurs où, si on met de côté la SNCF, la CGT est hégémonique. C'est le cas pour les éboueurs, les ports et docks, l'énergie, la pétrochimie.

Cette intersyndicale a-t-elle aussi pour effet de recrédibiliser le mouvement syndical dans la société ?

Incontestablement. Un des reproches qu'on oppose souvent au syndicalisme, c'est d'être divisé. Les salariés le voient à l'occasion des élections professionnelles. Là, l'intersyndicale a cette intelligence politique de réussir à construire un discours qui permette à toutes les sensibilités de se reconnaître. Le syndicalisme uni s'est imposé comme le seul porte-parole légitime du monde du travail.

Voyez-vous un lien entre le mouvement des Gilets jaunes et cette nouvelle mobilisation syndicale ?

J'y vois au moins quelques analogies. À commencer par le poids des petites villes dans la mobilisation actuelle. Ce sont des territoires avec des proportions plus élevées de travail manuel, que ce soit dans l'industrie ou les services à la personne. L'expérience de la pénibilité du travail y est plus forte, d'autant plus que les salaires sont faibles. L'autre aspect qui fait écho aux Gilets jaunes, c'est, en creux, le sort fait à la grève : c'était un mode d'action impensable pour les Gilets jaunes et il est difficilement envisageable actuellement pour beaucoup de salariés. En cela, les deux mouvements sont des révélateurs de l'affaiblissement du pouvoir structurel des syndicats.

La mobilisation des Gilets jaunes a cependant été marquée par le refus de toute représentation. Elle a fait irruption dans un désert de représentation politique et sociale. Aujourd'hui, le syndicalisme donne une expression politique à cette colère. Cela nous renvoie à une caractéristique du syndicalisme à la française, qu'il a depuis ses origines, liée la fois à sa matrice révolutionnaire et au lien étroit qu'il a progressivement noué avec l'État, dès la Troisième République et encore plus après la Seconde Guerre mondiale avec le programme du Conseil national de la Résistance.

En France, le syndicalisme est un pilier de la démocratie sociale autant que politique. Il n'est pas simplement un rouage des relations professionnelles, comme dans certains pays, car il prolonge sur le terrain du travail, par la citoyenneté sociale, la citoyenneté politique démocratique. On le voit dans le fait que la légitimité du syndicalisme procède en France de l'élection plutôt que du nombre d'adhérents. Ou encore dans le droit de grève : en Allemagne par exemple, la grève est illégale si elle n'est pas appelée par un syndicat. En France, il s'agit d'un droit individuel qui s'exerce collectivement. La légitimité du syndicalisme est d'ordre politique, il est un support de la participation politique et sociale des classes populaires.

N'oublions pas cependant que cette légitimité, parce qu'elle s'éprouve en actes, peut toujours être contestée. On assiste ainsi depuis ce week-end à un début de débordement de l'intersyndicale, avec beaucoup de rendez-vous manifestants qui circulent spontanément, via les réseaux sociaux, sans toujours transiter par les réseaux syndicaux. On retrouve une dynamique de mobilisation plus horizontale qui était caractéristique des Gilets jaunes, et qui avait aussi marqué le mouvement contre la loi Travail, en 2016, avec Nuit debout notamment [1].

Au niveau politique, observez-vous une volonté des partis, sûrement plus à gauche, de renouer avec les syndicats ?

À l'issue de la dernière séquence électorale, notamment avec les résultats de La France insoumise, on a vu revenir au sein de l'Assemblée nationale des profils d'anciens syndicalistes, ou en tous cas des profils ouvriers ou employés,  la plus emblématique étant Rachel Kéké. Il y a cette idée de promouvoir des personnes qui soient plus à l'image de la diversité de la société française. Mais c'est certain qu'il y a encore du boulot quand on regarde les statistiques sur la représentativité des parlementaires et que l'on constate qu'il y a 6 % d'ouvriers et d'employés au Parlement.

Je pense que le mouvement actuel pose directement la question de la responsabilité des syndicats sur ce point. Aujourd'hui, un pouvoir politique décide de passer outre l'opposition unanime du mouvement syndical et de l'opinion publique et salariale. C'est un peu l'acte de décès d'un modèle de démocratie où la décision politique se nourrit d'interactions avec la société, avec les contre-pouvoirs, en premier lieu les organisations syndicales. Nous assistons à la fin de l'idée, qui était peut-être une illusion, que la démocratie sociale pouvait exister comme un espace distinct et autonome de la démocratie politique. Un espace où les syndicalistes pouvaient négocier tranquillement avec le patronat ou le gouvernement, quelle que soit l'équipe politique au pouvoir.

Les équipes qui se succèdent au pouvoir se soucient de moins en moins de l'avis des organisations syndicales. Les prémices, c'était le Juppé de 1995 [au moment du large mouvement contre la réforme de la Sécurité sociale]. Sarkozy a ensuite été dans une confrontation violente avec les syndicats sur la question du report de l'âge de la retraite en 2010. Au point que les confédérations étaient sorties de leur réserve pour appeler plus ou moins ouvertement à le battre en 2012. Ensuite est arrivé Hollande, avec cette duplicité de s'appuyer sur le rejet syndical de Sarkozy pour ensuite faire adopter la loi Travail, au mépris des oppositions massives dans la rue.

Ce changement d'attitude des élites politiques vis-à-vis du syndicalisme, qui affichent un mépris sinon une hostilité ouverte à son égard, renvoie à des transformations profondes du personnel autant que des structures de l'État. Et je ne parle même pas de ce qu'entraînerait l'arrivée au pouvoir de l'extrême droite... Je pense que Cela justifierait pour le mouvement syndical de se poser en nouveaux termes la question de son rapport au champ politique, de réfléchir à la façon dont ce front syndical qui existe de manière unitaire pendant la séquence de mobilisation contre la réforme des retraites peut trouver des prolongements directement sur le terrain politique.

Comment le pourrait-il ?

On a aujourd'hui une configuration assez exceptionnelle. D'un côté, la gauche est unie autour de la Nupes, ce qui désamorce les procès en division et peut permettre aux organisations syndicales d'entrer dans un rapport plus apaisé avec la gauche. Dès lors qu'on s'adresse à une coalition unitaire, on ne joue pas les intérêts de tel ou tel parti contre tel autre.

C'est une réflexion personnelle, mais si jamais devait surgir une dissolution de l'Assemblée, on pourrait envisager une solution où, par exemple, la Nupes décide d'accorder au front syndical un nombre réservé de circonscriptions. Sans leur demander de se plier à leur programme, mais simplement parce que le monde du travail doit être représenté là où s'élaborent les lois. Cela permettrait de poser la question du prolongement politique de l'action syndicale autrement que dans les termes héroïsant, par exemple, la possible carrière politique de Laurent Berger.

Cela permettrait de créer des conditions structurelles pour que cette parole syndicale unifiée qui s'est créée dans ce mouvement puisse se traduire sur le plan politique. La Nupes pourrait aussi s'approprier un programme minimal pour permettre aux syndicats de se redéployer dans toute la diversité du monde du travail. On a fait avec des collègues des propositions en ce sens  dans une note pour Intérêt général[laboratoire d'idées de gauche].

Qu'attendez-vous de l'intersyndicale à la suite de l'adoption de la réforme des retraites par le 49.3 ?

Le recours au 49.3 témoigne déjà d'une victoire du mouvement social, car il prouve que l'exécutif n'a pas de majorité pour voter la réforme. Cela permet de relancer la mobilisation, car on lisait déjà entre les lignes qu'une partie de l'intersyndicale aurait jugé la protestation moins légitime si un vote majoritaire avait eu lieu. Dans le même temps, le passage en force suscite une immense colère qui s'est traduite dès le 16 mars au soir par des scènes dignes du mouvement des Gilets jaunes, avec un embrasement de la rue au sens propre comme au figuré. Cette colère est entretenue par la répression qui est en train de s'abattre sur les secteurs mobilisés, qu'il s'agisse des syndicalistes et des jeunes massivement interpellés et placés en garde en vue, le plus souvent sans aucune raison, ou des réquisitions d'éboueurs.

Pour ces deux raisons, on entre dans un « acte 2 » du mouvement qui correspond à un moment où la crise sociale est en même temps devenue une crise politique. Cela risque de déstabiliser l'intersyndicale, ou du moins à la pousser vers de nouveaux équilibres : les seuls appels au calme n'impriment pas, car tout le monde a fait l'expérience que la contestation pacifique dans le cadre des manifestations ne suffit pas.

L'enjeu pour le mouvement syndical va être de réussir à maintenir son unité tout en accompagnant la colère vers des formes constructives : coordonner et donner de la visibilité aux actions coup de poing, porter un discours plus net d'élargissement et d'amplification de la grève, pour que la radicalité se projette vers des actions porteuses de sens, tendues vers l'objectif du retrait de la réforme, plutôt que dans des gestes gratuits de destruction.

L'intersyndicale avait appelé à mettre la France à l'arrêt le 7 mars, mais on a vu que certains y avaient surtout mis un sens symbolique. Jeudi 23 mars, lors de la prochaine journée d'action nationale, il devient à peu près évident que cette mise à l'arrêt devra procéder d'actions de grève et de blocages qui paralysent effectivement l'économie. L'Acte 1 du mouvement avait fait de la CFDT le protagoniste principal, c'est peut-être maintenant le tour de la CGT.

Recueilli par Rachel Knaebel

Photo de une : Action de blocage du périphérique parisien, le 17 mars / © Anne Paq

Notes

[1] Voir à ce sujet ce texte de Karel Yon, publié sur Contretemps, «   Le syndicalisme, la retraite et les grèves ».

 basta.media