1 -Une Europe ensorcelée
2 - Une collision entre le mythique et le terrestre
3 - Le chemin de croix de la raison française
4 - La bombe de Xerxès
5 - La médiocrité et la férocité de l'Histoire
6 - La démocratie et le corsetage des tyrans
7 - Pourquoi la démocratie accouche-t-elle d'élites municipales ?
8 - Les désastres de l'ignorance démocratique
9 - La planète de la candeur
10 - Qu'est-ce qu'une classe dirigeante ?
11 - L'avenir des conquistadors
12 - Les deux voix de la civilisation mondiale
1 - Une Europe ensorcelée
- Deux jours avant le sommet des vingt à Washington du 15 novembre dernier, une rencontre à Nice entre M. Medvedev et M. Nicolas Sarkozy avait paru s'inspirer d'une vision prophétique de l'avenir politique de la planète : les deux interlocuteurs avaient pris acte de ce que le monde offrait depuis longtemps le spectacle de l'ascension de la Russie, de la Chine, de l'Inde, du Pakistan, de l'Indonésie, de l'Amérique du Sud, du Mexique, de la Corée du Sud et même de l'Afrique. Dès lors, il semblait devenu évident à tout le monde que, depuis un demi siècle, l'Europe demeurée à l'écoute de son âme ne s'était jamais reconnue dans la vassalisation forcée de la planète de Gutenberg par un empire étranger. Le Vieux Monde attendait ses Christophe Colomb et ses Pizarre. Les nouveaux conquistadors allaient conduire leurs caravelles labourer les mers d'un astéroïde rouvert aux travailleurs des Océans.
Mais dès le 16 novembre, M. Sarkozy, revenait sur ses déclarations de Nice et réaffirmait la nécessité, pour "l'Europe de la défense", d'installer des missiles du Nouveau Monde en Pologne et en Tchéquie afin, disait-il derechef, de protéger à la fois le Nouveau Monde et l'Ancien d'un ennemi commun redevenu tout subitement redoutable. Le quartier général du Mal retrouvait son domicile. La Perse moderne servait de forteresse mondiale au Diable. Après deux millénaires d'errance, Lucifer installait définitivement ses foudres dans la capitale des Cyrus et des Darius. Jamais le Démon n'avait été aussi proche de pulvériser la goutte de boue sur laquelle nous trottinons.
Comment le cerveau de l'Europe des Copernic, des Darwin et des Freud -t-elle pu devenir à ce point l'otage d'un univers asservi à des dieux étrangers? J'ai tenté de radiographier ce prodige à la lumière de mes esquisses d'une anthropologie critique qui scannerait l'encéphale des civilisations.
- La sotériologie démocratique et "l'instinct de mort" de l'Europe, Un décryptage de l'inconscient mythologique de l'Histoire,24 nov.2008
2 - Une collision entre le mythique et le terrestre
- Mais le messianisme démocratique ne pose pas seulement la question de l'interprétation psychophysiologique du sacré : ce délire international incite à la réflexion sur le destin temporel de l'Europe dans un monde livré aux sortilèges d'un nouveau Moyen-Age. Car le revirement diplomatique de M. Nicolas Sarkozy n'est pas une simple péripétie, mais un désastre politique de première grandeur, du fait qu'il illustre pour la première fois et de la manière la plus exemplaire une collision catastrophique entre la politique sotériologique, donc fantasmagorique de la démocratie messianisée à l'échelle mondiale, d'une part, et la politique demeurée toute terrestre de notre espèce, d'autre part. Or, la science historique d'aujourd'hui manque encore tragiquement des instruments de la pensée rationnelle et des méthodes d'analyse du "temporel" susceptibles de comprendre cette situation et de guider une diplomatie cohérente à l'échelle de la planète des songes. Nous entrons dans la vraie postérité de La Boétie, celle d'une anthropologie de la servitude politique. Une voix l'a compris dans l'Islam, et cette voix est de culture marocaine et française. "Aujourd'hui, La Boétie aurait vomi et tremblé" écrit le Professeur Chahid Slimani *.
3 - Le chemin de croix de la raison française
- Les conséquences du retournement de M. Nicolas Sarkozy sont de deux ordres, l'un national, l'autre mondial. Le premier peut se diviser en trois stations. En tout premier lieu, c'est alors qu'il se trouvait aux côtés du Président Bush et à l'issue même de l'échec du sommet des vingt du 15 novembre à Washington, que le Président de la République est revenu sur sa déclaration rationnelle de Nice, ce qui témoigne de la capitulation cérébrale de la diplomatie française, donc du naufrage de l'intelligence politique que l'Elysée avait défendue pendant toute la préparation de la conférence susdite - je rappelle qu'elle était censée inaugurer une ère nouvelle dans l'histoire mondiale, je rappelle que la France allait prendre acte de la chute de l'empire du dollar et de l'enterrement des accords de Bretton Wood de 1944. La seconde station du chemin de croix de la raison cartésienne est celle de l'effondrement de la crédibilité de M. Nicolas Sarkozy sur la scène internationale, tellement il est devenu évident que personne ne prendra plus au sérieux l'esbrouffe d'un Président de la République française capable d'un changement de cap et de veste aussi instantané qu'aveugle. La troisième station est celle du spectacle public qui a été donné de cet effondrement au cours de la conférence de presse de M. Medvedev devant le conseil des relations étrangères le 16 novembre : pour la première fois, un homme d'Etat censé représenter la nation la plus prestigieuse du continent européen aura été ridiculisé physiquement devant les caméras du monde entier, M. Medvedev ayant imité, sous les rires de la salle, les mouvements rotatifs des bras et des épaules de M. Nicolas Sarkozy. Une entorse aussi humiliante aux usages diplomatiques ne peut que souligner l'anéantissement de la personne même du Président, qui a été présenté comme un pantin aux gesticulations désordonnées sur le théâtre de l'Histoire par un Dimitri Medvedev qui allait rencontrer G.W. Bush et amorcer avec lui seul le changement radical de cap sur l'Iran préparé à Nice - on savait déjà que telle serait la politique du nouveau Président des Etats-Unis à l'égard de Téhéran.
De plus, il était évident que le gigantesque "plan de relance" projeté par M. Obama avec le secours de la "planche à billets" du Nouveau Monde allait affaiblir un dollar qui ne se montrerait pas de taille à sauver la planète, il était évident que l'agonie de cette monnaie provoquerait la hausse de l'euro, du rouble, du yen et même du yuan, il était évident que la ruée parallèle sur l'or fissurerait la cuirasse militaire d'un empire qui ne pourrait plus entretenir mille places fortes titanesques sur les cinq continents aux frais du vulgum pecus mondial. La reddition de M. Sarkozy en rase campagne devant le sceptre magique d'un dollar fatigué était une seconde capitulation de Sedan.
4 - La bombe de Xerxès
- Les conséquences de la volte-face aussi irraisonnée que spectaculaire de M. Nicolas Sarkozy seront plus désastreuses qu'on ne l'imagine pour la diplomatie française, parce que, pour la première fois, comme je l'avais soutenu en mai 2006, la bombe mythologique de Xerxès s'est placé au cœur de la réflexion de fond sur le destin politique de la planète tout entière.
- L'anthropologie logique et la bombe thermonucléaire iranienne, 10 mai 2006
On sait que l'ex-Chancelier Schröder avait dûment averti une Europe apeurée de ce que seule la Russie disposait d'une alternative à l'exportation de ses ressources énergétiques dans le cas où le Vieux Monde demeurerait figé, mais tremblant sous le commandement d'un général américain. Or, le Kremlin vient de conclure un accord séparé avec l'Empire du Milieu pour l'exportation massive à 80 dollars le baril de son gaz et de son pétrole.
Du coup, c'est tout le Vieux Monde cadenassé dans la geôle de l'OTAN, qui est devenu l'otage de la politique anti-iranienne de Tel Aviv, dont on sait qu'elle n'est fondée sur le subterfuge de l'invocation d'une menace évidemment toute mythologique de destruction d'Israël par l'Iran qu'en raison du refus de l'Etat hébreu de subir un ébranlement psychologique de sa suprématie militaire dans la région. Car deux puissances devenues virtuellement suicidaires se neutralisent nécessairement du seul fait que leur instinct de conservation partagé les arme d'un grain de bon sens; mais toutes deux jouissent pendant quelques décennies d'un prestige diplomatique artificiel et emprunté au mythe du Déluge ou de l'Apocalypse, parce que l'esprit de logique est un champignon qui demeure longtemps embryonnaire dans l'encéphale de notre espèce. On voit que, sans une spéléologie de l'imagination religieuse, il n'y aura pas de décryptage de la mythologie politique contemporaine.
Mais si le refus de M. Nicolas Sarkozy d'ouvrir les yeux sur l'arène aux fauves qu'on appelle la politique internationale fait, du monde entier, le prisonnier de la politique extérieure malthusienne d'Israël au Moyen Orient, il est non moins évident que ni l'Amérique de M. Obama, ni la planète émergeante tout entière ne se soumettront durablement à la vision étriquée du monde dont l'Etat juif tente d'imposer la myopie à la planète. Nous nous trouvons donc au carrefour le plus décisif de l'histoire du monde : ne pouvant choisir de subordonner l'avenir de l'Europe aux ambitions d'un petit Etat né en 1948 par la seule volonté d'une assemblée des Nations unies fort inexperte dans l'art de ressusciter les peuples et de les transplanter d'un Continent à l'autre avec deux millénaires de retard, il est devenu inévitable que le sort d'Israël se placera désormais au cœur de la politique mondiale.
5 - La médiocrité et la férocité de l'Histoire
- Quel est le sens de ce tournant décisif et pourquoi est-il demeuré si longtemps en suspens dans les antichambres de l'histoire, sinon parce que la question est désormais posée de l'incapacité congénitale aux élites politiques qu'enfante l'esprit municipal des démocraties de jamais apprendre à porter un regard d'aigle sur la jungle où les fauves qu'on appelle des empires se déchirent et se dévorent depuis des millénaires ? Comment se fait-il que les castes supposées diriger la "civilisation de la Liberté" ignorent que ces monstres naissent aussi bien de la démocratie que de la monarchie ou de la tyrannie? Une Athènes fortifiée mais dont les guerriers ne valaient pas ceux de Lacédémone était devenue un géant plus puissant que celui de sa rivale volontairement privée de murailles, parce que sa massue s'appelait la Liberté, ce qui avait permis à Périclès d'élever la cité de la déesse de la sagesse et de son rameau d'olivier au rang d'"éducatrice de toutes les cités de l'Hellade". Rome non plus n'est en rien devenue un empire sous le sceptre de ses empereurs, mais sous la poigne d'un Sénat républicain en acier trempé et qui, chaque année, s'épurait lui-même de ses membres myopes ou gangrenés. A ce titre, les démocraties grecque et romaine ont préfiguré les nôtres en ce qu'elles ne toléraient la supériorité d'aucun citoyen sur tous les autres. Le vainqueur d'Hannibal a été condamné à achever sa vie dans un village et Thémistocle a été exilé.
6 - La démocratie et le corsetage des tyrans
- De nos jours, le même parcours des démocraties devrait crever les yeux des politologues. Le Sénat américain est demeuré fidèle au boucher de Bagdad jusqu'au terme de son mandat, alors même qu'en plein XXIe siècle, ce tyran de passage avait non seulement réintroduit, mais légalisé la torture dans la patrie de Jefferson et de Lincoln. Quant à la Chambre des représentants, quoique redevenue majoritairement démocrate au cours du mandat d'un Président des temps barbares, elle a été rapidement mâtée, parce que la Maison Blanche dispose d'un droit de veto qui en fait le vrai maître des représentants élus du peuple américain - ce qui a permis à une nation que symbolisait une statue de la Liberté dressée à l'entrée du port de New-York de remplir à ras bords le camp de concentration de Guantanamo et à la CIA de déverser de pleines cargaisons de prisonniers à torturer sur le territoire des vassaux de l'empire.
Aucune démocratie n'est durable sans un corsetage du chef de l'Etat. En France, la chambre des députés entérine mécaniquement des décrets ambigus, attentatoires aux libertés ou d'ores et déjà tyranniques du Président de la République; car ce ne sont pas les principes de 1789 qui rendent impossible sur notre territoire la reproduction de la même dérive de la démocratie qu'aux Etats-Unis. Le seul verrou solide est une Constitution qui limite la durée du mandat présidentiel. Rome est demeurée en principe une République jusqu'à la fin ; mais le Sénat romain a félicité Néron, après qu'il eut fait assassiner sa mère Agrippine par un centurion, d'avoir échappé au terrible danger qu'elle était censée lui avoir fait courir. Aussi tout législateur sérieux, si peu anthropologue qu'il soit devenu, prend-il le plus grand soin de limiter la durée du pouvoir des chefs d'Etat élus au suffrage universel. Mais il se trouve que, sitôt laissées à elles-mêmes, les démocraties chassent le génie politique de l'arène de l'histoire et que l'autorité parlementaire ne porte pas un regard perçant sur l'histoire de la planète. Qui pilotera durablement le destin ascensionnel d'une Europe livrée aux tempêtes du cap de Bonne Espérance des démocraties?
7 - Pourquoi la démocratie accouche-t-elle d'élites municipales ?
- Certes, M. Nicolas Sarkozy est suffisamment intelligent pour ne pas croire un traître mot de ce qu'il dit quand il feint de croire qu'une bombe iranienne pourrait traverser les airs et zigzaguer au besoin pour s'en aller pulvériser les trois lopins qu'occupe la Maison Blanche. Mais une espèce qui s'est précipitamment proclamée humaine pour avoir découvert le feu est demeurée trop flottante dans ses chromosomes pour que le chef de l'Etat se trouve informé du fonctionnement dans le fantasmagorique religieux, para-religieux ou idéologique de la boîte osseuse des fils d'Adam. Et pourtant, depuis la parution de L'Evolution des espèces en 1859, l'humanisme occidental est entré dans une mutation radicale de sa connaissance ancienne de la politique et de l'histoire des semi évadés du règne animal.
Prenez le cas d'une Martine Aubry, qui parle de "tendre la main à M. Obama". Le degré zéro de la conscience politique socialiste est sans doute le scoutisme international. Quant à Mme Ségolène Royal, ne lui demandez pas de vous expliquer les lois de l'Histoire qui régissent l'expansion des empires de type démocratique. On attend le faisceau de lumière qui percerait les brumes de l'ignorance et de la cécité des élites politiques que forge les gouvernements démocratiques.
Pourquoi la liberté politique n'accouche-t-elle que d'esprits municipaux ? Parce que les bienfaits d'un régime moins barbare que les tyrannies font aisément oublier le revers de la médaille. Si je mets ma main au feu qu'aucun agent de la police française ne viendra à potron-minet frapper à ma porte et ne me tirera une balle dans la nuque à quelques pas de ma chambre, ce confort, que je ne saurais dédaigner, détournera mon attention de l'essentiel: si l'on veut bien vous laisser la vie sauve, vous n'allez pas vous demander jusqu'où porte le regard du peuple quand il choisit des gouvernants chargés seulement de gérer le train-train du quotidien. Pourquoi tuer des gens dont l'encéphale ne dérange personne? Mais quels jurés me garantissent-ils, la tête sur le billot, que le jugement politique d'un demi pour cent de la population qui se sera prononcée en faveur de tel dirigeant ou de tel autre sera plus infaillible qu'un décret du Saint Siège?
Tout savoir digne de ce nom est nécessairement peu répandu. Il est donc illogique de prétendre que les majorités auraient raison à coup sûr. Vous me direz que les démocraties ont renoncé à tuer les raisonneurs. Mais comment philosopher sérieusement dans une démocratie qui ne veut penser qu'à demi, alors que, depuis Platon, les exigences d'une logique radicale fondent la définition même de l'esprit critique de l'Occident? Mais la haute politique des Etats est nécessairement tournée vers l'extérieur ; et s'il est donc absurde par définition de présupposer que le suffrage universel serait majoritairement compétent dans un domaine aussi altier par nature, comment former des élites dirigeantes informées, alors qu'elles n'accèdent au pouvoir qu'épuisées par une trentaine d'années de combat pour tenter de séduire les masses un instant?
8 - Les désastres de l'ignorance démocratique
- Le résultat est là : l'immense majorité de la classe politique mondiale ignore que l'empire américain veut s'étendre à la Géorgie et à l'Ukraine parce qu'il entend ouvrir la Mer Noire à sa flotte de guerre et contrôler le débouché des pipe-line en provenance des champs pétroliers d'Asie centrale; l'immense majorité de la classe dirigeante des démocraties ne sait pas que l'OTAN n'est qu'un instrument docile de l'expansion politique et militaire de Washington ; l'immense majorité des esprits municipaux au pouvoir en Europe croit sincèrement que Washington est le temple de Delphes de la Liberté mondiale et que son seul souci est de faire triompher une démocratie d'évangélistes de la démocratie. Tant que la classe dirigeante de la planète sera composée d'enfants de chœur de l'Histoire, comment l'Europe de l'avenir prendrait-elle conscience de la nature et des exigences cérébrales de la civilisation de la logique née à Athènes il y a vingt-cinq siècles? Tel est le tragique de la question que le laxisme des classes dirigeantes des démocraties pose à la réflexion sur la politique internationale; et le tragique de cette aporie est tellement ancien et tellement constant qu'il se trouve exposé tout au long dans la République de Platon, d'où il n'a pas bougé depuis deux millénaires et demi.
9 - La planète de la candeur
- Mais si ce tragique ne bougeait pas de nos jours, c'en serait fait de l'Europe. Car, comme je l'ai rappelé plus haut, M. Nicolas Sarkozy n'est pas dupe de son propre discours. Mais quand M. Donald Tusk, Premier Ministre de Pologne, le rappelle à l'ordre avec une grande rudesse de ton, quand ce dirigeant se permet de lui remettre vigoureusement en mémoire que les missiles américains installés sur son territoire protègeront toute l'Europe des foudres conjuguées de la Russie et de l'Iran, est-il candide ou cynique, ignorant ou acheté par l'étranger ? Prenons l'exemple de M. Stephen Harper, Premier Ministre du Canada qui, au cours de la conférence des vingt à Washington le 15 novembre, a reproché sans ménagements à M. Nicolas Sarkozy de ne pas se montrer "serviable" : "Nous étions autour de la table et tout le monde montrait beaucoup de bonne volonté à tenter de résoudre le problème. Seul M. Nicolas Sarkozy ne cessait d'exposer la vision française du monde." Ne nous y trompons pas, M. Harper est trop bon garçon pour qu'on le soupçonne d'une insincérité cauteleuse. Il ne lui a jamais seulement traversé l'esprit de contester le droit naturel de l'Amérique de conduire les affaires de la planète.
C'est cela, la municipalisation inconsciente de la raison politique au sein des démocraties, c'est cela le cœur de la formation civique ad usum delphini qui fait de l'acquiescement larvé des peuples à leur servitude une forme de la décence attachée à l'ignorance vertueuse. La politique est tenue pour l'art de gérer le pouvoir, honnête par définition, que l'autorité du statu quo est censée dispenser et dont les prérogatives sont réputées se trouver légitimés d'avance et à jamais par un ordre des choses entériné avant la venue au monde des parents et des grands parents de la jeunesse d'aujourd'hui.
C'est ici que la postérité de la pensée de La Boétie féconde notre époque; car l'ami de Montaigne est le premier anthropologue de la politique qui ait étudié l'alliance native des peuples et de leurs dirigeants dans le culte qu'ils rendent en commun à leur propre servitude. C'est pourquoi il est important que ce soit un penseur musulman, mais de formation cartésienne qui jette le pont de la réflexion sur la servitude entre l'islam et l'Occident. Le Professeur Chahid Slimani nous rappelle que le tyran et le peuple jouent depuis des siècles la même pièce sur le théâtre de la cécité humaine. Quelle est la différence entre "le pain et les jeux" d'autrefois et ceux d'aujourd'hui ? C'est le peuple, écrit l'auteur du Discours sur la servitude volontaire qui, "s'asservit et se coupe la gorge".
Mais La Boétie, mort à trente trois ans, en 1563 et dont l'ouvrage, rédigé à l'âge de dix-neuf ans, n'a été édité qu'en 1576, n'avait pas eu le temps d'approfondir sa réflexion sur Platon, dont la lecture lui aurait sans doute rappelé que ce n'est pas le goût pour la servitude, mais l'ignorance mêlée à la lâcheté et à la sottise qui se révèle "la source de tous les maux". Du moins La Boétie pose-t-il la question très moderne de savoir si la volonté d'ignorer ne serait pas l'expression du goût de l'humanité pour les conforts d'une servitude, certes abêtissante, mais guérisseuse de la peur.
10 - Qu'est-ce qu'une classe dirigeante ?
- Une élite politique asservie à un empire étranger ne mérite pas l'appellation de classe dirigeante. La fonction naturelle des chefs d'Etat que la "volonté du suffrage universel" a placés à la tête d'une nation vassalisée par ses prédécesseurs est de combattre pour la reconquête de l'indépendance et de la souveraineté de son pays. A ce titre, son devoir est de se montrer l'ennemi le plus intelligent possible, donc le plus machiavélien de l'empire dominant du moment. Aucun homme politique d'un génie supérieur n'échappe à une définition aussi élémentaire de sa vocation. Aussi M. Harper n'est-il même pas un garçonnet résigné, puisqu'il n'est nullement conscient de son rôle de rouage "serviable", donc aveugle d'une puissance étrangère; mais la naïveté de son ignorance fait néanmoins frémir si l'on songe que tel est l'état d'esprit de l'immense majorité des élites politiques puériles que sécrète la planète de la candeur démocratique.
La faute de M. Nicolas Sarkozy n'est pas d'avoir tenté de tirer les conséquences mondiales de la crise financière qui ébranle les cinq continents, mais d'avoir organisé une offensive diplomatique internationale contre le souverain momentané du monde avec les mêmes méthodes d'illusionniste et de prestidigitateur qui lui ont permis de décontenancer ses rivaux sur le territoire national et dont les simulacres stupéfactoires n'étaient appropriés qu'aux arpents d'une campagne électorale. Du coup, il était inévitable que l'adversaire auquel il s'attaquait avec des armes municipales, donc dérisoires par définition, disposerait d'une majorité d'Etats devenus ses serviteurs les plus fidèles depuis plus d'un demi siècle. Les trois Etats arabes conviés à la conférence étaient des adorateurs du dollar, l'Australie et le Canada se voulaient des vassaux cravatés aux côtés du Japon et de la Corée du Sud, l'Inde et l'Indonésie ne sont pas encore devenus des rebelles inconvenants, que je sache, l'Allemagne est ensommeillée depuis soixante ans par deux cent cinquante trois bases américaines incrustée sur son territoire, l'Italie de M. Berlusconi se trouve amputée du port de Naples et ne lève pas le petit doigt pour le reconquérir, l'Angleterre n'a pas réellement changé de camp et se trouve toujours sous pavillon américain en Irak, la Chine reste prisonnière de l'immensité de ses réserves en dollars et de la nécessité dans laquelle elle se trouve de déverser ses produits manufacturés à bas prix sur le marché américain.
M. Sarkozy n'a pas non plus pris la juste mesure du degré de vassalisation de l'Europe d'aujourd'hui: sur vingt-sept de ses membres, vingt-deux veulent prolonger le bras armé de l'empire américain à la Géorgie et à l'Ukraine, y compris le Luxembourg, dont l'un de ses citoyens, M. Junker, préside l'euro-groupe. Seules, la France, l'Allemagne, l'Italie, la Belgique et, ô miracle, la Hollande, s'opposent à ce projet - et encore, les motifs allégués sont-ils, tantôt de ne pas "irriter la Russie", tantôt de "ménager un partenaire" fournisseur de gaz et de pétrole. Une vraie science de la volonté d'expansion viscérale de tout empire demeure dans les limbes.
Dans ces conditions, la France ne pouvait compter que sur la Russie, le Brésil, l'Argentine et le Mexique. L'échec diplomatique était certain, mais le pire des échecs était de changer d'uniforme en cours de route, de déserter piteusement le champ de bataille et de métamorphoser un revers inévitable en un désastre irréparable. L'histoire secrète dira qui a mis un pistolet sur la tempe de M. Nicolas Sarkozy.
11 - L'avenir des conquistadors
- Les décadences font osciller les Etats entre leur solitude et leur dissolution dans l'empire souriant de leur vainqueur. Sparte s'est adossée à ses ruines avec une fierté hautaine et, longtemps encore, sa gloire a campé sur quelques hectares d'un village, la Grande Grèce s'est fondue dans l'empire romain où le flambeau de sa mémoire n'a plus éclairé qu'un parc culturel à usage scolaire. Un autre avenir reste ouvert à l'Europe, celui de tourner le dos aux poissons à l'œil mort qu'on voit flotter dans le bocal de l'OTAN. Il y faut deux Pizarre, celui du courage politique et celui du courage de la pensée ; mais un pacte entre ces deux vaillances est à portée de leur glaive.
Le courage politique est d'enseigner leur avenir à la Russie, à la Chine, à l'Inde, à l'Amérique du Sud. De son côté, le courage propre à la pensée l'appelle à démythifier l'arme nucléaire. Certes, cette entreprise de l'intelligence exige des analyses anthropologiques de l'inconscient théologique qui pilote la folie des modernes, tellement cette foudre est calquée sur les armes de destruction massive de l'idole biblique. Mais la vocation au sacrilège qui inspire l'intelligence occidentale nous appelle à prendre la relève d'un siècle des Lumières dont la raison politique était demeurée toute pratique et de sens rassis, ce qui facilitera grandement la collaboration entre nos deux Pizarre; car il est de simple bon sens d'apprendre aux peuples que le nucléaire est une foudre de sorciers, tellement il est absurde de s'imaginer qu'une arme fondée sur la volatilisation réciproque des adversaires, une arme qui vaporise la notion même de champ de bataille, une arme dont le matamorisme cosmique fait, du simianthrope, un héros de son propre suicide, une arme qui détruit la mémoire des fiers à bras de leur propre trépas n'est pas une arme réelle, mais seulement un décalque du créateur mythique qui campe encore dans l'encéphale de l'humanité.
12 - Les deux voix de la civilisation mondiale
- Quand le XXIe siècle aura vaincu la terreur nucléaire qui s'est emparée du cerveau schizoïde d'une espèce que son évolution ralentie n'avait pas encore rendue réellement réflexive, il deviendra possible de laisser l'Iran se donner un jouet aussi militairement stérile entre ses mains que dans celles des huit Prométhée du néant qui l'auront précédée. Alors il sera impossible à Israël de brandir ce fantasme à seule fin de focaliser la politique internationale sur l'Iran; et il lui faudra bien se résoudre à regarder la planète en face. Certes, pour que le Président de la République se soit trouvé contraint de se déjuger publiquement au point de donner au monde une image acéphale de la France, il faut que le rapport des forces entre l'Etat hébreu et le monde entier soit momentanément tel que M. Obama lui-même ait été contraint de nommer un soldat israélien au poste de chef de son Cabinet. Mais il a nommé M. Robert Gates à la Défense; et l'on sait que cet homme politique a demandé en vain au Président précédent d'engager des négociations avec l'Iran.
Ce qui est sûr, c'est que la planète des balivernes sera condamnée à croiser le fer avec l'Etat hébreu, ce qui est sûr, c'est que l'enjeu réel des psalmodies nucléaires débarquera nécessairement et sous peu sur l'échiquier de l'Histoire. Quel est cet échiquier? Celui de l'approfondissement de la connaissance d'une espèce que le christianisme avait tenté de redresser à l'école de son ciel et qu'elle a échoué à guérir, faute de science du cerveau bipolaire de cet animal. Mais puisque l'humanité sait maintenant que l'utopie l'égare dans les nues et le réalisme dans une immoralité sans remède, l'heure n'a-t-elle pas sonné, pour les spéléologues d'un "Connais-toi" abyssal, de prendre la relève de l'intelligence dichotomisée des Anciens et de donner un nouvel avenir aux Christophe Colomb de la raison?
De toutes façons, le verdict de l'Histoire réelle va tomber, de toutes façons, le tribunal du temps tranchera dans quelques mois à peine: car, de toutes façons, l'Etat juif perdra le soutien de Washington sitôt que l'Amérique entière aura compris que la planète a changé de centre de gravité et que la préservation de la suprématie mondiale de Tel Aviv conduirait fatalement l'Occident à se provincialiser face à l'irrésistible élan ascensionnel du reste du monde. Depuis les origines, l'histoire est l'affaire des conquérants. Aux guerriers du feu ont succédé les combattants de la pensée, puis les vainqueurs de l'espace. Aujourd'hui, l'espace du politique s'est décloisonné. Ou bien l'Europe participera de l'aventure des nouveaux conquistadors ou bien elle deviendra une comparse de la croisade d'Israël contre le deuxième berceau du monde, cette Perse dont l'histoire mêlée à celle de la Grèce a donné ses deux voix à la civilisation mondiale.
1er décembre 2008
Manuel De Diéguez
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