16/04/2024 basta.media  11 min #246879

Balayer les négociations collectives et déroger au salaire minimum : une lubie qui pourrait devenir loi

Casse du salaire minimum et des accords de branche : des parlementaires de la majorité ambitionnent de s'attaquer violemment aux droits des salariés. Dans la droite ligne des dernières politiques menées en matière de droit du travail.

« Rendre des heures aux Français », c'est l'ambition affichée d'un rapport rendu par cinq parlementaires de la majorité présidentielle, le 15 février. Ces parlementaires semblent confondre « les Français » et les directions d'entreprises. Les quatorze propositions formulées dans le rapport ambitionnent de « simplifier la vie des entreprises ».

Il ne s'agit donc pas de réduire la durée du temps de travail des salariés ou d'alléger certaines lourdeurs administratives pesant sur les citoyens. Sous ce prétexte de simplification pour « libérer le potentiel de croissance », si plusieurs mesures visent à réduire la complexité administrative, d'autres s'attaquent frontalement aux droits des salariés et en particulier au salaire minimum. Plusieurs de ces propositions figurent déjà dans le « projet de loi de simplification »  annoncé par le ministre de l'Économie Bruno Le Maire, qui devrait être présenté en Conseil des ministres le 24 avril. D'autres pourraient y être intégrées sous forme d'amendements, ou inspirer la future Loi travail annoncée par,le Premier ministre Gabriel Attal.

La mesure n°3 propose ainsi que certaines entreprises puissent déroger aux accords de branche - ces accords et conventions collectives qui régissent la grille des salaires, le temps de travail, les jours de repos ou les congés payés par grand secteur d'activité (BTP, restauration, commerce, etc.).

Ces dérogations seraient permises aux entreprises de moins de 50 salariés créées depuis moins de cinq ans, au prétexte que ces « jeunes et petites entreprises » n'auraient pas les moyens de respecter les conventions pourtant négociées préalablement entre patronat et syndicats du secteur d'activité.

La ou le salarié en position de refuser ?

« La mise en place de salaires minimums conventionnels pèse sur leur capacité à créer des emplois », arguent les parlementaires. Un nouveau restaurant ou une jeune start-up d'e-commerce pourraient donc embaucher à un salaire inférieur au minimum prévu. Pour y déroger, l'employeur n'aura qu'à obtenir l'accord individuel du salarié concerné.

Difficile d'imaginer que ce dernier sera en position d'opposer un refus à son (futur) patron, d'autant plus si sa place dans l'entreprise est menacée. Les entreprises de moins de 50 salariés sont en général des déserts syndicaux, les possibilités de négociation des salariés y sont donc réduites. Une mise en conformité, par un rattrapage salarial, est censée se faire « au bout d'un délai de cinq ans »... si le salarié n'a pas été licencié avant.

« Envisager une dérogation, c'est fragiliser de suite les entreprises de moins de 50 salariés, pour lesquelles les grilles de salaires des minima de branche sont d'autant plus essentielles que la négociation collective d'entreprise y est en principe absente, explique Thomas Vacheron, secrétaire confédéral de la CGT. C'est aussi ouvrir une brèche pour l'ensemble des entreprises », souligne le syndicaliste. Jusqu'à maintenant, les minima salariaux restaient du domaine des accords de branche, auxquels les employeurs ne pouvaient, sous aucun cas, déroger, sauf à mettre en place au niveau de leur entreprise des politiques sociales plus avantageuses.

Autre dérogation possible préconisée par les cinq parlementaires : pouvoir baisser la durée minimale de travail hebdomadaire pour les temps partiels, actuellement fixée à 24 heures par semaine. Des dérogations existent pourtant déjà, notamment pour les CDD très courts (moins de 7 jours), les contrats d'insertion, certains métiers saisonniers ou si les salariés en font la demande.

Le rapport ne cache pas sa volonté de multiplier les temps partiels : « Un recours accru aux contrats à temps partiel » aurait un « impact positif pour l'emploi et la croissance », est-il écrit. Près d'un salarié sur cinq est déjà à temps partiel - principalement des femmes. Et, près d'une personne en emploi sur dix est en contrat précaire, CDD ou intérimaire. Cette proportion de salariés précaires dépasse les 20 % chez les 15-24 ans et même les 50 % si on y ajoute les stagiaires et les alternants.

Désmicardiser ou précariser la France ?

Ce rapport n'est pas une simple lubie de parlementaires macronistes. Il sert de base au « projet de loi de simplification » annoncé pour le 24 avril, pourra inspirer de future réforme du droit du travail dans la continuité des ordonnances Macron de 2016. « La simplification a depuis longtemps servi de prétexte pour raboter les acquis des citoyens, en particulier des salariés », s'agace Thomas Vacheron.

Depuis une décennie, les lois s'enchaînent pour affaiblir les capacités de négociation collective des salariés face à leurs employeurs et permettre à ces derniers de toujours davantage déroger au Code du travail. « Le dialogue social est pensé exclusivement pour la compétitivité des entreprises », note Baptiste Giraud, sociologue et co-auteur de  Un compromis salarial en crise. Que reste-t-il à négocier dans les entreprises ? (Éditions du croquant, 2023).

Déroger aux salaires minimums de branche et au temps de travail hebdomadaire minimum va pourtant à l'encontre de l'annonce du Premier ministre Gabriel Attal, fin janvier lors de son discours de politique générale, de « désmicardiser » la France. Un quart des salariés du privé  sont au Smic (1400 euros nets) ou en restent proches, avec moins de 1670 euros net par mois pour un temps plein.

Ces mesures prennent cependant tout leurs sens alors que se prépare un nouvel affaiblissement de l'assurance-chômage. Il faudra bien recaser les centaines de milliers de personnes qui, une fois leurs droits chômage plus rapidement épuisés, seront probablement obligées d'accepter des emplois payés en dessous des conventions collectives, et à des temps très partiels, au prétexte que leurs employeurs viennent de créer leur activité.

La fin d'une certaine paix sociale dans l'entreprise

L'institutionnalisation de la négociation au sein d'une entreprise, et pas seulement au niveau d'une branche professionnelle, a historiquement d'abord été une avancée sociale. En 1984, le ministre du Travail Jean Auroux (PS) soutient plusieurs lois, qui porteront son nom, pour faciliter la négociation d'accords par les représentants syndicaux au sein même de leur entreprise. Celui qui a été syndicaliste à la CGT avant de se lancer dans la politique porte alors une tout autre philosophie que celle qui inspire les ordonnances Macron jusqu'à ce récent rapport parlementaire.

« Avant les lois Auroux, la négociation collective dans l'entreprise existe, mais seulement du fait des syndicats après des mouvements de grève, explique Baptiste Giraud. La démarche des lois Auroux, c'est de généraliser dans toutes les entreprises ce qui se fait dans les grosses. La négociation doit servir à améliorer l'existant. » Le milieu patronal y est alors farouchement opposé.

En 2004, la loi Fillon change la logique de la négociation d'entreprise en permettant aux employeurs de déroger aux accords de branche sur certaines thématiques. Le patronat y voit alors une possibilité d'utiliser la négociation d'entreprises pour servir ses propres intérêts, au détriment de ceux des salariés, en particulier sur la flexibilité du temps de travail. « 99 % des accords sur les heures supplémentaires ont été défavorables aux salariés », cite à titre d'exemple Thomas Vacheron, de la CGT.

Malgré toutes les possibilités ouvertes par ces différentes lois, peu d'entreprises ont sauté le pas et signé de tels accords plus défavorables, notamment les plus petites d'entre elles. « Ces employeurs savent qu'ils sont bien représentés par les organisations patronales négociatrices. Par ailleurs, c'est plus simple et plus sécurisant juridiquement d'appliquer un accord de branche.

Enfin, l'application d'un accord de branche favorise une certaine paix sociale dans l'entreprise et évite les conflits inutiles », explique Thomas Vacheron. Un constat que rejoint Nabil Azzouz, chargé des négociations pour Force ouvrière (FO) pour la branche des hôtels, cafés et restaurants : « Nous sommes dans un secteur où les conditions de travail sont déjà dégradées. S'ils dégradent encore, les employeurs n'auront plus personne. »

Des parlementaires plus patronaux que les patrons

De nombreuses entreprises font ainsi le choix de s'en tenir au niveau de la branche professionnelle pour fixer les conditions de travail de leurs salariés, par facilité, mais également pour éviter un dumping social sans fin qui pourrait finir par pénaliser les plus petites d'entre elles. « En dépit des réformes menées depuis plus de 40 ans pour promouvoir la négociation au niveau de l'entreprise, on n'observe pas, du moins jusqu'en 2020, de déplacement uniforme de la branche vers l'entreprise.

Il existe des configurations d'articulations entre branche et entreprise spécifiques à des contextes socio-économiques. Et ces contextes prennent le pas sur le juridique. Dans certains secteurs, il y a même un attachement très fort à la branche », explique Noélie Delahaie, chercheuse à l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires). Par exemple, dans le secteur de la propreté sur lequel elle a travaillé, les entreprises ont bien identifié leur intérêt à négocier les conditions de travail de leurs salariés au niveau de la branche.

« Depuis 1990, la convention collective nationale de la propreté garantit l'emploi et la continuité du contrat de travail du personnel en cas de changement de prestataire  », note la chercheuse dans un article. D'où l'importance de fixer des règles communes, sous peine pour l'entreprise venant de remporter un marché de ne pas avoir le contrôle sur les conditions de travail de ses nouveaux salariés.

Certaines organisations patronales en sont bien conscientes : l'U2P (Union des entreprises de proximité) et la CPME (Confédération des petites et moyennes entreprises), qui représentent toutes les deux les TPE-PME, tout en se montrant largement favorables aux propositions du rapport parlementaire, ont émis des réserves par rapport à cette possibilité ouverte aux entreprises de déroger aux accords de branche après l'accord individuel des salariés.

« Si [cette proposition] peut être séduisante sur le papier, [elle] est à manier avec précaution. Non seulement cela recréerait un effet de seuil, mais cela pourrait potentiellement se retourner contre les entreprises concernées, considérées comme moins attractives », souligne la CPME dans un communiqué. L'U2P alerte, elle, sur une « fausse bonne idée ». « Les conventions collectives de branche sont absolument indispensables pour organiser une profession [...]. Permettre à certaines entreprises de s'exonérer des règles communes risque de mettre à mal l'ensemble de la vie conventionnelle [...]. Autrement dit, les petites entreprises seraient les premières victimes d'une mesure censée libérer leur potentiel. »

L'Udes, l'Union des employeurs de l'économie sociale et solidaire, confie également ses réticences. « Nous sommes convaincus qu'une convention collective est nécessaire pour une saine concurrence et pour rendre la branche attractive. Nous ne pensons pas qu'une disparité entre les entreprises soit souhaitable », souligne sa branche « relation sociale », tout en rappelant que « 95 % des structures de l'économie sociale et solidaires ont moins de 50 salariés. » Et d'ajouter : « C'est ce qui nous distingue assez largement du Medef qui a des orientations qui prennent en compte les grosses entreprises. »

Faire des économies de main d'œuvre

Pas impossible que certains patrons cèdent cette fois à la tentation. « Je pense que ce sera massivement utilisé, pronostique Simon Picou, membre du bureau national de la CGT ministère du Travail. Actuellement, cela nécessite quand même en partie des syndicats pour mettre en place des accords d'entreprises. » En renvoyant la décision à l'approbation individuelle du salarié, cette proposition pourrait ainsi faire sauter le dernier verrou aux réticences des dirigeants d'entreprises désirant faire des économies sur leur main-d'œuvre. Dans les petites entreprises, la liberté de prendre ou non ce type de décisions est d'ailleurs toute relative.

« Il y a une contradiction : on n'a jamais autant renvoyé la négociation dans l'entreprise alors que le pouvoir n'est plus dans l'entreprise. Il est chez les actionnaires, les groupes ou chez les donneurs d'ordres des sous-traitants pour les petites entreprises. Et dans certains secteurs, notamment associatifs, les employeurs sont soumis aux contraintes budgétaires de l'État. Dans beaucoup d'entreprises, les deux parties prenantes [représentants de salariés et d'employeurs, ndlr] ont peu de marge de manœuvre », explique Baptiste Giraud.

Les employeurs rencontreront d'autant moins de résistance que le rapport des parlementaires prévoit également de  modifier à la hausse les seuils à partir desquels il est obligatoire pour une entreprise de se doter d'un Comité social et économique (CSE). Celles qui comptent entre 50 et 250 salariés pourraient ainsi s'en passer. Cela individualisera encore davantage la relation entre patron et salarié.

« C'est une très mauvaise idée une fois de plus, idéologique, mais pas du tout pragmatique, car elle va aboutir à des conflits frontaux entre salariés et employeurs comme au 19e siècle. C'est un sacré retour en arrière », regrette Thomas Vacheron tout en alertant sur un risque de « gilet-jaunisation » de la colère dans les entreprises.

Pour justifier sa loi Travail, Myriam El Khomri assurait en 2016 vouloir « que le pays passe enfin d'une culture de l'affrontement à une culture du compromis et de la négociation ». L'inverse pourrait se produire si certaines mesures de ce rapport inspiraient une future loi.

Victor Fernandez, avec Ivan du Roy

Photo d'illustration : ©Guy Pichard

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2024-04-16 #14030

Les fascistes au pouvoir travaillent pour ls patrons, étonnant, non....