Le Rassemblement national semble ne plus faire peur aux grands patrons français. Certains sont déjà des soutiens de l'extrême droite, quand les grandes organisations patronales se taisent alors que le RN est aux portes du pouvoir. Décryptage.
En 2022, à l'occasion du second tour de l'élection présidentielle, le Medef avait appelé à faire barrage à Marine Le Pen et à voter pour Emmanuel Macron. Deux ans plus tard, alors que le Rassemblement national est sorti en tête du premier tour des législatives et qu'il est toujours en position d'obtenir une majorité, absolue ou relative, à l'Assemblée nationale, le patronat se fait plus que discret.
Depuis le soir du premier tour des législatives anticipées, le Medef, pourtant choyé par Emmanuel Macron pendant sept ans, n'a publié aucun appel à faire barrage au Rassemblement national (RN), pas plus qu'un appel à voter pour le bloc présidentiel.
Aucune entreprise du CAC40, et aucun de leurs grands patrons, n'a jugé bon de s'exprimer. Selon Libération, certains sponsors des équipes françaises présentes sur le Tour de France (Groupama FDJ, Décathlon-AG2R, Cofidis, Arkéa B&B Hotels, TotalEnergies), ont même demandé à leurs coureurs de ne pas prendre position.
Le ni-ni du Medef
Ce silence d'entre-deux-tours succède aux positions qui, avant le premier tour, avaient renvoyé dos-à-dos le programme économique du RN et celui du Nouveau Front populaire (NFP). Dans une interview au Figaro, le 19 juin, Patrick Martin, président du Medef, jugeait « le programme du RN dangereux pour l'économie française, la croissance et l'emploi », tout en ajoutant que celui du Nouveau Front populaire l'était « tout autant, voire plus ».
Mettant sur un même plan un programme fondé sur la discrimination des étrangers et un programme proposant plus de justice fiscale et sociale, cette position du Medef a été vivement critiquée, y compris dans le monde économique. « Le ni-ni du Medef n'est ni représentatif ni responsable », dénoncent 1000 diplômés de grandes écoles, dirigeants économiques et entrepreneurs dans une tribune publiée le 27 juin par le Nouvel Obs. Mettre sur un même plan le RN et le Nouveau Front populaire est « un amalgame périlleux pour la démocratie », affirment-ils aussi. Et cela revient à « discréditer toute alternative » aux propositions économiques du Medef et à ouvrir « un peu plus encore la route du Rassemblement national », ajoutent les signataires.
Le contraste est également saisissant avec les centrales syndicales de salariés. « Jamais nous ne mettrons dos à dos l'extrême droite avec une quelconque autre force politique », affirment cinq d'entre elles, dont la CFDT et la CGT, dans un communiqué publié au lendemain du premier tour appelant à faire barrage au RN. Dans un entretien accordé au journal Les Échos, Marylise Léon et Sophie Binet, respectivement secrétaires générales de la CFDT et de la CGT, affirment avec force que « le RN n'est pas un parti comme les autres ». Elles appellent les candidats arrivés en troisième et quatrième position derrière le Rassemblement national à se désister pour faire barrage.
Le cordon sanitaire des patrons a sauté
Rien de tel dans les prises de position des organisations patronales : aucune condamnation morale du RN, aucune prise de parole le mettant à part de l'échiquier politique. Beaucoup se contentent de pointer les limites de son programme économique, comme si elles voulaient le convaincre d'en changer tout en acceptant le reste. Ainsi, le lobby des très grandes entreprises privées, généralement considéré comme le porte-voix du CAC40, l'Association française des entreprises privées (Afep), se borne à pointer « le risque du décrochage durable de l'économie française et européenne ».
D'autres organisations patronales délivrent même des bons points au RN. Le patron de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), François Asselin, s'appuie sur un sondage commandé par son organisation pour affirmer que « le Rassemblement national fait moins peur aux entrepreneurs que le Nouveau Front populaire ».
Tandis que Michel Picon, président de l'Union des entreprises de proximité (U2P) considère de son côté que les petits patrons « expriment un fort besoin d'ordre, de fermeté, de remise en place de hiérarchie des valeurs », tout en qualifiant les propositions du Nouveau Front populaire de « folles », selon des propos rapportés par La Tribune.
Il faut se tourner vers des organisations de second rang, telles le Centre des jeunes dirigeants ou le mouvement Impact France, présidé par le directeur général de la Maif, Pascal Demurger, pour lire de clairs appels à voter contre le Rassemblement national.
« La situation actuelle du pays nous interpelle tous et exige de défendre le vivre-ensemble, la solidarité avec les plus vulnérables, la liberté d'entreprendre dans un monde équitable. Devant le risque de déstabilisation, nous réaffirmons avec force notre engagement à promouvoir jusque dans les urnes une vision responsable et solidaire de l'entrepreneuriat », écrit la présidente du Centre des jeunes dirigeants Mélanie Tisserand-Berger. Quand le mouvement Impact France alerte qu'« une victoire de l'extrême droite signifierait le déclin économique de la France, ajoutant qu'un gouvernement d'extrême droite fragilisera notre économie, empêchera toutes ces transformations d'intérêt général et affaiblira profondément notre Nation. »
Le rapprochement s'intensifie
Le Medef a pendant un temps été divisé entre ceux qui considéraient qu'il fallait rompre le cordon sanitaire et échanger avec le RN, tels Pierre Gattaz, patron du Medef de 2013 à 2018, et une partie de l'organisation patronale qui refusait tout contact. Mais les passerelles entre le patronat français et le parti d'extrême droite se multiplient désormais. Le déjeuner très médiatisé du 21 novembre 2023 entre Marine Le Pen et Henri Proglio, ancien PDG de Veolia puis d'EDF, dans un des restaurants les plus prisés du CAC40, a fait sauter le peu de digues restantes. L'absence de réaction des grandes familles du capitalisme français et des patrons du CAC40 a validé le message : rencontrer Marine Le Pen et Jordan Bardella n'est plus honteux.
Le Financial Times, quotidien financier anglo-saxon réputé, l'a récemment confirmé : « Les patrons des grandes entreprises françaises se précipitent pour nouer des contacts avec l'extrême droite de Marine Le Pen », écrit le journal. « Quatre cadres dirigeants de banques et de grandes entreprises » ont estimé auprès du quotidien économique que « la gauche serait encore pire que le Rassemblement national ». « Oui, j'ai des échanges avec le Rassemblement national, parce que je considère que ce parti n'est plus extrême, qu'il est républicain, et qu'il faut travailler avec eux », assène même Sophie de Menthon, présidente de l'organisation patronale Ethic selon des propos rapportés par La Tribune.
Bollorisation patronale
Les digues ont visiblement sauté : il n'y a plus d'appel au barrage et l'essentiel du patronat, au nom de la défense de ses intérêts, se met à travailler avec le RN comme avec n'importe quel autre parti. En décembre 2023, Le Monde montrait que plusieurs députés RN reprenaient telles quelles les propositions d'amendements venant de lobbys économiques tels que ceux du bâtiment ou du tabac. Toujours dans le Financial Times, et toujours anonymement, un autre « leader » français affirme que les patrons veulent réorienter dans « le bon sens » le programme économique du RN, alors que « la gauche n'a pas l'intention d'abandonner sa ligne dure et son agenda anticapitaliste ».
Le patronat parierait donc sur une « mélonisation » du RN. Ce néologisme est utilisé pour rendre compte du fait que Giorgia Meloni, Première ministre d'extrême droite italienne, fait désormais l'unanimité dans les milieux d'affaires après avoir supprimé des mesures sociales et accepté de régulariser 300 000 migrants pour satisfaire les patrons italiens en manque de main d'œuvre. Les renoncements de Jordan Bardella sur l'abrogation de la réforme des retraites ou la suppression de la TVA sur les produits de première nécessité seraient les prémices d'un même mouvement.
Le 19 juin dernier, sur France 2, Jordan Bardella a d'ailleurs envoyé un message aux patrons : « J'ai compris que je devais rassurer les milieux économiques », a-t-il dit, précisant qu'il avait « besoin de tout le monde pour relever l'économie » et annonçant vouloir « déverrouiller toutes les contraintes qui pèsent sur la croissance ». De quoi s'aligner sur le discours patronal mainstream.
Une partie du patronat est déjà convaincue par le RN. Vincent Bolloré a déjà mis son groupe de presse au service de l'extrême-droite. Loik Le Floch-Prigent, ex-PDG d'Elf condamné par la justice et climatosceptique notoire, a conseillé Éric Zemmour. Une enquête du Monde a aussi révélé les connexions du milliardaire catholique Pierre-Édouard Stérin, fondateur de Smartbox, 102° fortune de France, ainsi que son bras droit François Durvye, directeur du fonds d'investissement Otium Capital, avec Marine Le Pen, Jordan Bardella et leur entourage. Mais Marine Le Pen rêve de débaucher plus large afin de parachever le processus de « dédiabolisation » et de « normalisation » du RN.
« Le RN n'affole plus personne », dit un petit patron aux Échos après le premier tour. Si, sur le terrain, certains patrons dépendant de travailleuses et travailleurs immigré·es s'interrogent, une étude d'opinion publiée fin juin estime que 27,5% des patrons placent le RN et ses alliés comme ceux qui « offrent le plus grand soutien aux entrepreneurs » [1]. À se demander si on assiste à une mélonisation du RN, ou bien une bollorisation du patronat.
Maxime Combes
Notes
[1] Étude de Legalstart réalisée les 20 et 21 juin 2024, sur 1207 chef·des d'entreprise interrogé·es, dont 85% d'entreprises de moins de dix salariés.