par Thomas Hermand
En 2019, la cour d'appel de Versailles avait qualifié le refus d'une femme d'entretenir des relations sexuelles avec son mari de «violation grave et renouvelée des devoirs et obligations du mariage».
Jeudi 23 janvier 2025, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu un arrêt important sanctionnant la France pour avoir condamné une femme qui refusait les relations sexuelles avec son mari. L'arrêt de la CEDH pourrait marquer un tournant dans l'évolution du droit relatif à la liberté sexuelle et à la vie privée.
L'affaire porte sur un divorce pour faute, prononcé aux torts exclusifs de l'épouse, au motif qu'elle avait cessé d'entretenir des relations sexuelles avec son époux pendant plus de dix ans. La cour d'appel de Versailles, dans un arrêt du 7 novembre 2019, avait qualifié ce refus prolongé de «violation grave et renouvelée des devoirs et obligations du mariage», rendant intolérable le maintien de la vie commune ( art. 242 du Code civil).
Historiquement, la jurisprudence française a régulièrement reconnu le devoir conjugal, défini comme une obligation implicite pour les époux d'entretenir des relations sexuelles. Par exemple, un arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence en 2011 avait même condamné un époux à 10 000 euros de dommages-intérêts pour un refus prolongé de relations sexuelles. De plus, des décisions comme l'arrêt Civ. 1er du 1er février 2012 et celui de la cour d'appel de Versailles confirmé par un rejet de pourvoi le 17 septembre 2020 illustrent la persistance de cette notion dans le cadre des divorces pour faute.
Toutefois, cette jurisprudence se heurte de plus en plus aux droits fondamentaux. Le mariage, bien qu'impliquant une communauté de vie ( art. 215 du Code civil), ne peut être un espace d'obligation sexuelle automatique, au risque de porter atteinte à la liberté individuelle.
Une analyse critique du devoir conjugal
La Cour européenne des droits de l'homme a jugé que la réaffirmation de cette obligation matrimoniale dans l'affaire H.W. c. France constituait une ingérence disproportionnée dans le droit au respect de la vie privée de l'épouse.
La Cour a rappelé que :
- Le devoir conjugal, tel qu'il est interprété par la jurisprudence française, ne prend pas en compte le consentement individuel aux relations sexuelles, un élément pourtant fondamental des droits de la personne.
- Toute relation sexuelle non consentie est constitutive de violence sexuelle, même dans le cadre du mariage.
La Cour a souligné que le consentement au mariage ne saurait impliquer un consentement permanent ou automatique aux relations sexuelles.
La législation récente a d'ailleurs reconnu l'incrimination du viol entre époux. Jusqu'à 2006, une présomption de consentement au sein du mariage existait, mais elle a été supprimée par la loi du 4 avril 2006, inscrivant à l'article 222-22 du Code pénal que le viol peut être constitué, quelle que soit la nature des relations entre l'agresseur et la victime, y compris entre époux. Cette évolution en droit pénal reflète une reconnaissance croissante de la liberté sexuelle et du consentement, des notions qui doivent également trouver un écho dans le droit civil.
Une remise en cause nécessaire
La question soulevée par cet arrêt dépasse le cas individuel de la requérante et pose des interrogations fondamentales : faut-il maintenir une exigence implicite de relations sexuelles dans le cadre du mariage ? Si oui, comment cette obligation peut-elle être compatible avec la liberté sexuelle et le droit au respect de son corps ?
La communauté de lit, bien qu'ancrée historiquement dans la doctrine et certaines jurisprudences, est de plus en plus critiquée. L'évolution de la société, ainsi que la reconnaissance du viol entre époux, impose une réflexion sur les limites de cette obligation.
Dans cette affaire, la CEDH a estimé que d'autres fondements, tels que l'altération définitive du lien conjugal, auraient pu justifier le divorce sans porter atteinte à la liberté sexuelle de Mme H.W. La Cour a conclu que la réaffirmation de ce devoir conjugal constituait une violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui protège le droit à la vie privée et à l'autonomie individuelle.
Une décision dans un contexte européen
La question du devoir conjugal et du consentement sexuel dans le cadre du mariage est abordée différemment selon les pays européens.
En Espagne, bien que le devoir conjugal ne soit pas explicitement mentionné dans la législation, les tribunaux ont traditionnellement interprété le mariage comme impliquant des obligations mutuelles, y compris sexuelles. Cependant, la reconnaissance du viol conjugal et l'importance croissante accordée au consentement ont conduit à une réévaluation de ces obligations implicites.
Au Royaume-Uni, le viol conjugal a été criminalisé en 1991, reconnaissant ainsi que le consentement au mariage ne signifie pas consentement automatique à des relations sexuelles. Cette évolution législative reflète une tendance à considérer le consentement individuel comme primordial, indépendamment du statut marital.
Ces exemples illustrent une évolution juridique en Europe, où le consentement explicite est de plus en plus reconnu comme essentiel dans les relations conjugales, remettant en question les notions traditionnelles de devoir conjugal.
Une décision qui fait jurisprudence ?
Cet arrêt pourrait marquer un tournant. En droit civil, il invite à repenser la notion de faute dans le mariage, en écartant les fondements reposant sur des obligations contraires aux droits fondamentaux. Il impose aussi une cohérence entre le droit civil et le droit pénal, ce dernier reconnaissant explicitement le caractère illégal de toute relation sexuelle non consentie.
Il réaffirme un principe fondamental : le mariage, bien qu'étant une institution juridique, ne saurait justifier une atteinte aux libertés fondamentales des époux. Ce jugement offre une opportunité de repenser les obligations matrimoniales à la lumière des droits humains, et de garantir que les relations entre conjoints restent fondées sur le respect mutuel et le consentement.
source : The Conversation via Infodujour