La sortie de la saison 2 de l'excellente série Severance est l'occasion de réfléchir à la réalité du travail moderne, l'impact de son environnement, son manque de sens, son exploitation ou encore son aliénation sur nos vies. Analyse.
Le thème du travail du point de vue des employés est habilement traité par la série de bureau et science-fiction Severance grâce à cet artifice malin et dystopique : la possibilité de dissocier votre vie privée et celle du travail. Céderiez-vous à cette tentation ? Coulisses d'un miroir déformant.
Le principe de dissociation radicale
Et si une nouvelle technologie vous permettait de dissocier psychiquement vie au travail et vie privée, grâce à une puce insérée dans votre cerveau ? Dès lors que vous entrez au travail, la dissociation se met en place, votre cerveau n'a plus aucun souvenir de sa vie extérieure ; ni même de votre prénom, de votre provenance ou de votre entourage. Vous créez en somme une nouvelle personne, née sur son lieu de travail et dont l'intégralité de la vie consiste à travailler.
Vous êtes deux personnes distinctes dans un même corps. En quittant votre travail à l'inverse, seuls vos souvenirs extérieurs à l'entreprise restent, vous n'avez aucune idée des tâches que vous avez effectué au travail ni de l'identité de vos collègues. C'est ce monde là, pas si éloigné du nôtre, que la série Severance a imaginé.
La version de vous qui se rappelle de sa vie extérieure pourra consacrer l'intégralité de son temps à sa vie privée. Tandis que le nouveau vous qui vit dans l'entreprise, ne sera - a priori - pas influencé par les tracas de la vie privée et pourra se consacrer entièrement à son travail... Chez Lumon Industrie, les "inter" (innie) sont la version de la personne vivant dans l'entreprise, les "exter" (outie) sont celles vivant à l'extérieur. Pas de spoiler.
Un questionnement philosophique sur l'identité
Évidemment, cette technologie soulève des enjeux éthiques, sur son usage par le secteur privé, son encadrement, ses dérives pour notre humanité, mais surtout sur sa dénaturation du concept d'identité. En dissociant votre cerveau en deux vies distinctes sur le plan des souvenirs, êtes-vous deux individus différents ou une seule et même personne ?
D'un point de vue physique, vous êtes effectivement la même personne. D'un point de vue identitaire, vous ne partagez rien en commun. Or, une personne construit la continuité de son identité sur une mémoire unifiée. Le fameux « je est un autre » en philosophie exprime combien nous réinventons notre personne à chaque micro-seconde de vie, mais ce qui harmonise ces versions successives est de fait la mémoire. Sans mémoire homogène, nous ne cessons de renaître à nous-mêmes.
Dans Severance, une fois l'opération pratiquée, l'exter est capable d'extérioriser son autre "soi", le renvoyer dans une position d'altérité paroxysmique, comme si l'inter était une personne étrangère.
De fait, certains personnages expérimentent une forme de domination sociale et juridique sur eux-mêmes traduite par des situations qui seraient pourtant illégales appliquées sur autrui : l'exter qui bénéficie de tous les avantages d'une vie sans travail peut ainsi ignorer officiellement la demande de démission ou le mal-être de son inter.
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Non seulement l'exter est permis de n'avoir aucune empathie pour son autre "soi", dissocié également sur le plan sentimental là où le continuum de l'identité permet a priori un attachement à soi - ou un intérêt vital. Mais, une fois dissocié, il n'a aucun scrupule à se faire souffrir et va même jusqu'à nier son existence en tant qu'individu, questionnant la frontière fine de l'empathie selon le degré d'altérité.
Dans la série, aussi l'autre "soi" ne peut-il pas se construire une identité alternative digne, mais n'est qu'une machine à travailler, ce qui constitue un déni d'existence.
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Malgré tout, la dissociation n'empêche pas toute forme de continuité. Il y a forcément une influence entre chaque individu du même corps via la mémoire physique : la qualité du sommeil jouera sur l'énergie de l'inter, la dureté du travail jouera sur celle de l'exter pour profiter de sa fin de journée. Mais plus encore, la santé mentale influence aussi son autre "soi" : nos émotions ayant un impact sur notre corps. Autrement dit, les émotions ne sont pas qu'identitaires, elles s'expriment et s'impriment par et dans notre chair.
En effet, la science reconnaît que les émotions agissent sur le système nerveux qui influence à son tour notre équilibre hormonal. L'exter du héros Mark vit une période difficile, miné par le chagrin et le deuil, conserve les stigmates de cette peine sur son visage au travail, sans n'avoir aucune connaissance du drame vécu par l'exter. Les inters, sans véritables histoires personnelles (dimension pourtant vitale à la santé mentale), s'accrochent d'ailleurs plus profondément à cette continuité : lorsqu'un employé apprend que son exter a un fils, il dit "j'ai un fils" et non "mon exter a un fils".
La dissociation, le fantasme du capitalisme
Mais cette exploitation cruelle de soi, par quoi ou par qui est-elle permise ? Pourquoi est-elle autorisée en dehors de tout cadre éthique ? Comment cette société en est-elle arrivée là et, finalement, en sommes-nous si loin ?
Un inter dissocié, c'est un employé potentiellement dévoué à son entreprise. Sa vie privée ne peut pas occuper ses pensées ni altérer sa concentration et sa productivité. Surtout, l'identité entière se forme sur le modèle de l'entreprise : l'inter n'a pas d'autres appartenances que celle liée à son travail, pas d'autres modèles que ses employeurs, pas d'autres objectifs de vie que celui de réussir au sein de son entreprise, pas d'autres reconnaissances que celle du travail bien fait, pas d'autres amis que ses collègues.
Un esprit sans vie ni avis extérieur est ainsi plus malléable, summum du rêve capitaliste qui court après l'optimisation constante de ses ressources. Une dimension dont le taylorisme et sa division ou ultra-fragmentation du travail ont constitué le point culminant dans le secteur ouvrier, notamment mis en scène parLes Temps Modernes (1936) de et avec Charlie Chaplin et analysé par Karl Marx qui définissait déjà le concept d'aliénation au travail - soit un dérivé de « alienare«, rendre étranger à soi - cette fois entre le travailleur et l'objet de son travail.
Cette organisation du travail est par ailleurs au cœur du principe de « banalité du mal » (1963) de Hannah Arendt qui théorise la possibilité des atrocités du nazisme par un découpage de la chaîne de cruauté en micro-tâches indépendantes et, de fait, déresponsabilisantes. Nul doute que toutes ces observations du 20e siècle sont applicables aux milieux tertiaires du 21e, mutant pour convenir à la vie de bureau des employés de bureau.
Chaque pôle chez Lumon Industries est d'ailleurs le plus isolé possible des autres, géographiquement et réglementairement, rappelant le découpage extrême du travail à la chaîne. Par ailleurs, un mystère plane autour de l'objet du travail qu'exécutent les employés dissociés au quotidien : le RMD, raffinement des macro-données, auquel est assigné Mark, consiste à ranger des chiffres aléatoires dans des boîtes numériques. Or, à quoi cette mission volontairement absurde - symbole du vide de nos « bullshit job excels » - renvoie-t-elle vraiment ?
Enfin, sans interactions avec son exter, tout ce qui se passe à l'intérieur de l'entreprise reste à l'intérieur de l'entreprise. Impossible de connaître alors les méthodes de travail des employeurs, impossible pour l'employé de prendre conscience de son statut d'aliéné s'il ne peut pas comparer sa condition avec celle de personnes extérieures ( allégorie de la caverne).
"pour soumettre un prisonnier, faites-lui croire qu'il est libre".
Impossible évidemment de contester une maltraitance au travail ou de rejoindre un syndicat pour demander plus de droits au travail. Pas de communication, pas de contestation, l'employeur a les mains libres : toutes les pressions morales et manipulations lui sont permises, sans risque de fuite. Madame Cobel, la supérieure de Mark, le concède : "pour soumettre un prisonnier, faites-lui croire qu'il est libre".
Cette dystopie n'est pas que pure fantaisie, et résonne bien sûr dans notre société. En pire, puisque nous acceptons cette servitude tout en ayant conscience du monde extérieur. Conscience ? Pas si sûr, quand les médias mainstreams sont détenus par les milliardaires, les vrais patrons du néolibéralisme. Cela signifie qu'en sortant du travail pour aller se détendre devant la télé, nous ne sortons pas de la bulle néolibérale, nous restons enfermés dans le prisme du capitalisme. Nous y sommes enfermés tout notre vivant.
Enfermés dans notre voiture dont seul le salaire peut alimenter son carburant, ou encore enfermés dans les supermarchés et les centres commerciaux pour financer la surconsommation nécessaire au capital. Ce même capital qui vous dira de travailler plus pour satisfaire la demande croissante, alors que votre exter est lui-même demandeur de ces produits futiles de divertissement.
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Les mécanismes de dissociation du capitalisme
Si le système ne peut pas vous asservir au travail par la dissociation, il utilise d'autres mécanismes tout aussi efficaces. Il y a d'abord le statut social qui nous hiérarchise. La bourgeoisie n'a de cesse de rappeler l'exclusion des classes populaires et des travailleurs. Selon la bourgeoisie, ceux-ci n'auraient pas les capacités intellectuelles de donner ne serait-ce que leur avis politique.
La répression des gilets jaunes et le mépris de la macronie de "ceux qui ne sont rien", en sont symptomatiques. Et quand de rares partis politiques contestataires de l'ordre dominant tentent d'investir à l'Assemblée Nationale ces profils invisibilisés, ils sont rapidement délégitimés dans les médias. C'est le cas par exemple de Rachel Kéké, victime d'un " procès en incompétence et mépris de classe" par la journaliste au Figaro Sophie de Ravinel sur LCP, qui s'inquiète de voir surgir en politique une femme de chambre noire, lorsqu'elle demande à Alexis Corbière si celle-ci n'aurait pas besoin de se former au travail de député.
Un autre mécanisme est la survalorisation de la valeur travail et la culpabilisation de ceux qui ne travaillent pas assez. Les politiques anti-assistanat et de casse sociale le démontrent : si vous ne gagnez pas assez votre vie, c'est de votre faute. Et si vous êtes à bout et que vous avez besoin de respirer, France Travail vous rappellera que votre existence est au service du néolibéralisme, en vous radiant à la moindre absence, en vous culpabilisant d'avoir refusé une offre d'emploi qui ne vous correspondait pas.
Si vous n'êtes pas dévoué à votre travail, si vous refusez de travailler plus, vous n'êtes qu'un fainéant. Le capitalisme dissocie déjà votre "vous" personnel et votre "vous" au travail, et vous fait intégrer inconsciemment ou non cette soumission interpersonnelle : au travail vous n'êtes pas vous-même mais ce que le système souhaite que vous soyez.
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Futilité du travail moderne
Travaillez-vous pour profiter de votre temps libre et de votre vie personnelle ? Ou avez-vous du temps libre et une vie personnelle parce que vous les avez dissociés de votre travail ? Et si votre travail pouvait être une réalisation de soi plutôt qu'une soumission ? Ne serait-ce pas cela, la seule vie qui mérite d'être vécue ?
Si votre travail n'était pas une servitude, vous n'auriez pas du temps libre, mais juste du temps ; vous iriez travailler et contribuer à la société parce que vous l'auriez décidé, et que vous auriez ressenti le besoin d'être utile à la communauté des humains. Les tâches effectuées au travail ne devraient être réalisées qu'en accord avec l'individu « libre », la volonté de dissocier totalement travail et vie privée revient à abandonner nos droits, ainsi que toute recherche de sens et d'accomplissement professionnel.
La force de Severance est sa capacité à mettre en avant la réalité d'employés moyens de bureau, de s'intéresser à leur vécu invisibilisé et déshumanisé par nos représentations. Fait rare dans la pop-culture et la science-fiction, comme le montre Bolchegeek dans son dernier épisode pour l'Humanité.
En effet, la science-fiction classique nous habitue à suivre la réalité de personnes exceptionnelles, soit par leur statut social, soit par leur destinée extraordinaire, leur capacité physique, intellectuelle ou bien des dons fantastiques. L'aventure du héros est souvent grandiose, sa mission héroïque. Severance prend le contre-pied en s'intéressant à la vie de travailleurs lambda sous-représentés dans le genre. Severance s'intéresse davantage à l'humain qu'à la fascination technologique. C'est une série profondément populaire qui amène les travailleurs de notre temps à se questionner sur le sort qu'ils s'imposent via les dogmes du capitalisme.
« C'est une série profondément populaire qui amène les travailleurs de notre temps à se questionner sur le sort qu'ils s'imposent via les dogmes du capitalisme ».
La question qui se pose surtout est la suivante : pourquoi désirerions-nous une dissociation ? Pourquoi voudrions-nous oublier notre travail ? Le simple fait de considérer cette possibilité, de ne pas aimer notre travail, de ne pas nous y épanouir, est problématique.
Cela révèle l'inutilité du travail dans la construction de notre identité, dans notre épanouissement personnel. Le pire étant que nous passons la majeure partie de notre temps éveillé dans une activité dont nous n'avons aucun intérêt à nous souvenir, dont nous aurions même intérêt à oublier le paradigme. Souhaiter la dissociation, cela revient à accepter qu'il vaut mieux vivre moitié moins longtemps sans travail, que de vivre avec. Pour conclure, un extrait de la série sur l'aliénation du capitalisme :
"Tout comme un homme aux orteils nécrosés ne peut gambader, une société aux travailleurs malades ne peut s'épanouir. Ce qui distingue l'homme de la machine, c'est que la machine ne peut pas penser par elle-même. Un homme bien suit les règles, un grand homme suit son chemin. Un commandant est un con qui ment. Industrie rime avec débris. On ne peut pas vous crucifier si vous serrez le poing. Cher lecteur, si vous vous contorsionnez pour vous adapter au système, arrêtez et demandez-vous si c'est vous qui devez changer, ou le système."
- Benjamin Remtoula ( Fsociété)