Manuel De Diéguez
1- Qu'est-ce qu'une civilisation de la pensée ?
2 - La trahison des clercs
3 - L'alliance de l'appât du gain avec la servitude politique
4 - La pensée et son public
5 - La nouvelle intelligensia de l'Europe
1 - Qu'est-ce qu'une civilisation de la pensée ? -
Voyons sur quels chemins nouveaux de la pensée une problématique des problématiques fondée sur une connaissance résolument anthropologique et critique, donc inachevée par définition, de la scission originelle de notre espèce entre le réel et le rêve armera le cerveau simiohumain d'une science de nos masques verbaux et de nos pratiques politiques; et voyons si cette problématique enserrera dans son réseau une interprétation parallèle de la crise économique, d'un côté et de l'effondrement cérébral des élites politiques européennes de l'autre.
Pour tenter vérifier ce parallélisme, observons le mythe de la Liberté au double titre d'un masque et d'un songe parareligieux. Que la parole vocalise la vérité afin de mieux la cacher est une vieille connaissance de l'humanisme classique : on n'a pas attendu les La Rochefoucauld, les Chamfort, les Vauvenargues pour apprendre que la parole est tartuffique ab ovo et qu'elle a été donnée à l'homme pour lui permettre d'occulter ce qu'il pense. De plus, les mots voilent le réel du seul fait qu'ils sont abstraits. Dissoudre le singulier dans l'universel, c'est le soustraire au regard. A ce titre, le langage fait débarquer le sonore dans un savoir dilué. Le grammairien est le premier Orphée, donc le premier enchanteur du monde. Du coup, le masque et le songe révèlent leur alliance dans le vocabulaire; la flûte d'Orphée endort les fauves. Que sont devenus les arpèges de notre syntaxe? Une orchestration du marché mondial du libre échange que nous chargeons de fasciner la défroque géante et flottante d'un symphoniste en chef de la planète -nous l'appelons désormais le suffrage universel.
Mais quelle assise branlante de la politique qu'une économie déconnectée des exigences du marché du travail et de la production des entreprises! Et pourtant, le naufrage de l'alliance première de l'homme et de l'outil dans un déchaînement sans frein de la spéculation boursière ne se serait jamais produit sans un lâchage politico-culturel préalable, celui des ex-élites voltairiennes, qui sont descendues du train de l'histoire pour sceller alliance avec les magiciens du verbe démocratique.
Vous observerez que l'élite économique et l'élite politique actuelles souffrent toutes deux du même désarmement cérébral, donc du même naufrage de la parole rationnelle: toutes les grandes banques européennes se sont laissé piéger par une titanesque bulle verbale. L'immobilier fictif a servi de champignon atomique à un astéroïde ficelé à un dollar à la fois cacochyme et mythologique. Mais la nouvelle bourgeoisie d'une planète relativement délivrée du sacré n'est plus qu'une montgolfière de bénéfices oniriques. La collusion entre le vaporeux et le réel s'est changée en une collision entre ses protagonistes.
Pourquoi le paltoquet international sonorisé qu'on appelle encore globalement une classe dirigeante ne s'étonne-t-il en rien de ce que les Etats européens se trouvent placés en temps de paix sous le commandement d'un général américain dont le quartier général se trouve à Mons en Belgique ? On sait que l'Allemagne demeure occupée par deux cents garnisons étrangères dont les canons sont pointés jour et nuit contre un ennemi disparu des écrans, on sait que l'Italie ne fronce jamais le sourcil et ne tente en rien de reprendre le port de Naples à l'occupant venu d'au-delà de l'Océan. On sait que les forces terrestres et navales du Nouveau Monde enserrent à elles seules les cinq continents de leur réseau d'acier. Pourquoi personne ne s'étonne-t-il d'une si gigantesque armure de fer et d'acier?
Primo, parce que l'élite européenne s'est vaporisée dans le discours somnambulique de la démocratie, lequel a entraîné la mise en bière de la haute littérature européenne, secundo, parce que l'écrivain de génie est un Orphée du tragique, et tertio, parce que l'Eurydice qu'il arrache au trépas cérébral n'est autre que son siècle. Il n'y aura pas de regard de la raison sur la vie ascensionnelle et sur le sommeil sépulcral d'une civilisation sans spectrographie des alliances que les Orphée de leur parole concluent avec le fer de lance qu'on appelle la pensée.
Qu'est-ce qu'une civilisation résurrectionnelle, sinon l'avènement d'une intelligentsia qui ramène à la lumière du jour une logique combattante. Certes, la parcellisation progressive des encéphales sous la houlette des civilisations a entraîné un grouillement fécond des capacités cérébrales moyennes de l'espèce, mais elle a rendu incommunicables entre elles les boîtes osseuses sommitales. La décérébration parallèle de la classe politique et de la classe économique mondiales résulte de la disparition de la classe des intellectuels offensifs et armés jusqu'aux dents qui, depuis le XVIIIe siècle, portaient sur leur temps le regard surplombant des Orphée du monde et dont l'alliance de leur raison avec leur voix dirigeait les Etats. C'est parce que la régression atlantiste de l'Europe est parallèle au naufrage cérébral de notre civilisation que l'anthropologie orphique s'interroge sur la langue de l'intelligence.
2 - La trahison des clercs -
Une vraie intelligentsia renaîtra-t-elle au sein d'une Europe militairement asservie, politiquement satellisée et économiquement dépendante des grands faiseurs de bulles de savon de la spéculation boursière internationale ? Pour que naisse une classe d'intellectuels énergiques et lucides, il faut qu'il leur soit possible de s'adresser à un public virtuellement présent dans l'arène du silence, donc capable de porter des voix vivantes et vibrantes. Ce public est prêt à entendre ce qu'il sait déjà inconsciemment. Il avait été formé au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle ; il servira de caisse de résonance aux encyclopédistes. Sans lui, la langue déliée des Voltaire et des Diderot n'aurait pas trouvé d'écho. C'est un Tiers-état non seulement ambitieux d'apprendre, mais ardent à s'instruire qui manque désormais à l'Europe.
Certes, les Beckett, les Ionesco, les Cioran ont discrètement demandé à un public intelligent et supposé complice d'observer l'Europe désarticulée et aphasique de leur temps - mais ils l'ont mise en scène en artistes déjà campés sur une île déserte et résignés à ne plus lancer des signes de connivence visibles au lecteur. Lisez En attendant Godot, Les Chaises, Le Précis de décomposition, Les syllogismes de l'amertume et vous reconnaîtrez des peintres que l'Europe de leur temps avait rendus d'avance dédaigneux, cruels et solitaires. Puis personne n'a reconnu cette malheureuse à ses guenilles. " Qui est cette pauvresse ? se demandait le public. Ses oripeaux seraient-ils les nôtres? ". Enfin les peuples du monde entier sont venus nous offrir leurs totems, et nous les avons mis gentiment sous vitrine. Mais les dernières phalanges de la pensée critique se disaient : " Comme tout cela est étrange ! D'où notre civilisation se regarde-t-elle maintenant? Quel est l'exploit suspect de son intelligence qui lui permet, à ce qu'elle s'imagine, d'exposer dans un musée les grigris du singe parlant, alors que ce musée cherche en vain l'observatoire d'où il se regarderait Et si cette civilisation ne disposait d'aucun globe oculaire au sein de la grotte de Lascaux qu'elle est à elle-même?
3 - L'alliance de l'appât du gain avec la servitude politique -
Reste à observer la rétine de l'anthropologie critique de demain. On y voit la ruine de la pensée critique faire changer de drapeau et de fourrage à une civilisation. Huit Etats européens se sont rassemblés sous la bannière de leur maître en Irak. Qui les y a conduits, sinon leurs élites politiques vassalisées? Avaient-elles été achetées en sous-main ? Nullement: les vrais servages sont cérébraux et s'ignorent en tant que tels. Et pourtant, il aura suffi de cinq ans pour démontrer que le suivisme économique n'est que la continuation logique de l'asservissement politique des Etats. C'est ainsi que, parallèlement à l'installation d'un millier de bases militaires sur les cinq continents, le vainqueur de 1945 a pris le contrôle de la gestion des banques dans le monde entier; et il en pilote les investissements, tellement l'appât du gain et la servitude des nations leur fait brouter le même picotin.
On sait que l'ultime démonstration de la domestication de l'Europe en livrée a été apportée par le désastre militaire américain en Irak. Comment se fait-il qu'aucune plume moqueuse ou acerbe ne s'est réjouie de ce gigantesque coup d'arrêt à l'expansion guerrière de l'empire américain ? Comment se fait-il que le nouvel Alexandre se soit vu reprocher sa défaite sur le champ de bataille où la valetaille mondiale est censée défendre la liberté du monde ? Le géant des idéalités de la démocratie avait accumulé des erreurs stratégiques. On en voulait seulement à sa méconnaissance des arcanes de la civilisation arabe. Il fallait se montrer plus habile : pourquoi avait-il chassé les sunnites de l'armée, alors que, réduits à eux seuls, les chiites ne faisaient pas le poids dans le pays ? Pourquoi n'avait-il pas empêché l'engloutissement dans le gouffre de la corruption des milliards de dollars versés par le Trésor américain pour la reconstruction du pays?
Bref, l'Europe vassalisée se montrait dépité de la défaite de son maître, l'Europe des chambellans de la démocratie contemplait ses évangiles déchirés par son Tamerlan émasculé, l'Europe sous le harnais gardait le lourd silence des serfs sur la violation de la loi internationale par son Messie de la Liberté. Quand un journaliste irakien eut lancé ses chaussures à la tête du Président des Etats-Unis, l'Europe héritière des Encyclopédistes est demeurée les bras croisés ; et c'est avec une stupéfaction non feinte qu'elle a appris l'ascension de ce patriote au rang de héros du ciel musulman. Comment se fait-il que notre vassalité, nous ne la mettons pas sous vitrine à son tour ? Ne ferait-elle pas le plus bel effet dans un musée international de la servitude ? Notre libérateur nous aurait-il privés de regard sur cette pièce de choix ? Comme cela est singulier ! Nous n'avons pas d'yeux pour notre démocratie verbifique. Et pourtant, quel objet précieux que la girouette des "droits de l'homme"! Où est le Quai Branly où nous exposerions l'encéphale désorienté de tous les peuples de la terre?
L'anthropologie critique en quête de la problématique sommitale de l'espèce simiohumaine observe que nous nous dédoublons dans un langage vitrifié et importé de l'étranger ; que ce langage s'auto-magnifie à l'écoute du vocabulaire idéalisé de la "liberté" ; que l'Europe se place sous le heaume et le cimier d'une piété bâtie sur le modèle d'un monstre dédoublé entre ses crimes et ses masques. Le dieu Liberté serait-il le Cyclope des modernes?
4 - La pensée et son public -
Reste à observer le modèle de fonctionnement des intelligentsias créatrices. D'Homère à nos jours, les grands écrivains se sont toujours adressés à un lecteur réputé universel, donc absent par définition, puisque abstrait. Mais les encyclopédistes du XVIIIe siècle ont usé les premiers de l'habileté oratoire d'adresser la parole à un auditoire fictivement composé de cerveaux présupposés logiciens en diable et de leur tenir un discours fondé sur des arguments enchaînés les uns aux autres par la seule force du raisonnement. La création d'un public imaginaire de ce type ne remontait pas à Platon, qui entrecoupait encore le canevas de fer de sa dialectique de répliques réduites à de brèves approbations qu'il attribuait à un interlocuteur cohérent, mais passif. Les encyclopédistes, eux, ont tenu un discours à la fois architecturé par le sens commun et rieur, impitoyable et amusé, syllogistique et allègre, afin de convertir le plus grand nombre à l'usage du couteau effilé d'une argumentation à la fois rigoureuse et comique. Pour la première fois, le bon sens cartésien et ses "lumières naturelles" s'élevaient à l'exposé philosophique.
On sait que cette forme didactique de l'art d'écrire trouve son origine dans l'éloquence judiciaire et qu'elle a servi aux Démosthène, aux Andocide, aux Lysias à convertir la science du droit à une dramaturgie du vrai que Cicéron portera à l'éloquence. Mais la nouveauté du discours des Voltaire et des Diderot fut de feindre de s'adresser à tout un chacun, comme si l'humanité dans son ensemble était un prétoire d'encéphales surarmés de naissance et capables d'une écoute attentive des droits attachés à l'intelligence la plus haute, à la seule condition que l'hilarité, qui n'est pas une sotte, courût à la rescousse de l'art de penser juste. Cette stratégie allait bientôt démontrer la pertinence de sa droiture ; car le cerveau simiohumain est riche de ses virtualités. Le vrai lecteur se réveille en sursaut à l'école des pierres qu'on lui lance à la tête et qu'on appelle des évidences.
Un public averti allait bientôt se couler dans le moule d'une pensée logicienne que Pascal avait introduite un siècle plus tôt dans la théologie des jansénistes de Port Royal. Les intellectuels nouveaux allaient former une caste de bretteurs sacrilèges et qui avaient lu les Provinciales. Tous se voulaient effrontés, brillants et branchés sur un public de théâtre fictif, certes, puisque supposé universel, mais armé d'une politique d'épéistes- le public de la bourgeoisie montante s'était auto-théâtralisé à l'école des nouveaux acteurs de la raison. C'est ce public caché sous le masque collectif de la liberté de "penser par soi-même" qui a placé sous les feux de la rampe une rationalité qui fera de l'Europe un guide averti du monde pensant jusqu'à la victoire américaine de 1945. Certes, un Tiers Etat provisoirement devenu réflexif est bientôt retourné au banc d'œuvre des Eglises, certes, la Restauration, l'intermède Louis-Philippard et le second Empire ont rapidement replacé le trône et l'autel au cœur de la politique ; mais une phalange d'intellectuels forts de l'insolence du libelle a continué de ferrailler sur le pré ; et elle a enfanté le premier continent, de l'esprit critique jusqu'à l'heure de la vassalisation politique et culturelle du Vieux Monde sous les faisceaux des licteurs du mythe américain.
5 - La nouvelle intelligensia de l'Europe -
Puis la double marée des masses et des fausses élites a réussi à décerveler l'ex-Continent des sacrilèges ; et le masque culturel redoutable que le Siècle des Lumières avait su forger s'est trouvé empêché d'afficher une nouvelle effigie de lecteur supposé universel et intelligent. Aussi l'Occident a-t-il perdu à la fois son intelligentsia combattante et sa classe politique intellectuellement motivée du fait que ces deux phalanges ont cessé de s'épauler l'une l'autre.
Il semble que, dans les profondeurs, des esprits d'avant-garde l'aient compris. On entend sur les ondes et sur internet un type de commentaires politiques jamais imaginé. Un public supposé averti et éveillé d'avance, comme celui du XVIIIe siècle, se voit expliquer avec clarté et simplicité, les ressorts de la politique intérieure, les ruses du discours public, les manœuvres souterraines de l'Etat et des gouvernements, l'exploitation de l'ignorance et de la candeur des citoyens, les chausse-trapes du langage démagogique officialisé et soutenu par tout l'appareil et l'apparat de la République. Le même processus qu'au XVIIIe siècle se met en place: une mince phalange d'intellectuels forge dans l'ombre la nouvelle intelligentsia, celle qui ne naîtra plus de feu la bourgeoisie montante, mais d'un peuple initié à la lecture et à l'écriture par une éducation nationale qui renouera tôt ou tard avec l'esprit sacrilège de la Révolution et qui se dira : " Le trône et l'autel se seraient-ils seulement déplacés? Se seraient-ils cachés au plus secret de nos têtes?"
Le 20 avril 2009
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