12/03/2025 basta.media  9min #271460

En Espagne, les locataires font bloc face à la nouvelle crise du logement

Des habitants expulsés de leur logement et des prix qui explosent : la faute aux meublés touristiques, au manque de constructions et au peu de régulation. Premiers affectés, locataires et jeunes relancent en Espagne le mouvement pour le droit au logement.

Elena montre le balcon de son logement, d'où elle doit être expulsée, à Séville, le 14 mars. Sur la banderole, il est écrit « Dúo Tapas expulse les habitants du quartier ».
©Alban Elkaïm

« Je vais partir. Je suis bien obligée. Mais ce sera jetée de force et en me débattant. » Vendredi 14 mars 2025, Elena* doit être expulsée de l'appartement où sa fille de 16 ans a grandi, dans un quartier encore résidentiel de la vieille ville de Séville, en Espagne.

La ville est en proie à une fièvre touristique qui attise les appétits spéculatifs. À l'été 2020, un conglomérat local de la restauration et de l'immobilier rachète l'immeuble où cette mère élève seule sa fille. Les habitants sont invités à partir. Au chômage à l'époque, Elena demande un délai pour se retourner, le temps de retrouver un travail, et un logement dans le même quartier, pour ne pas arracher la petite à son école et ses amis. C'est le début d'un calvaire de cinq ans.

À Séville, l'histoire d'Elena catalyse le malaise autour de la nouvelle crise du logement qui sévit en Espagne. Le sujet est la première préoccupation des citoyens depuis décembre, selon le baromètre du Centre de recherches sociologiques (CIS), la référence espagnole en matière d'études d'opinion.

Des immeubles vidés pour spéculer

Le 14 mars figure dans tous les agendas de la constellation de structures qui forment le mouvement de défense du droit au logement. Il n'avait plus été aussi fort depuis la grande récession d'après le krach boursier de 2008. Il est aussi en pleine restructuration face à une crise qui, aujourd'hui, affecte surtout les locataires et les jeunes.

« Je n'avais jamais pensé que ça pourrait m'arriver à moi », reconnaît Elena. Professeure des écoles en CDI, elle perd son emploi en 2019, à 49 ans. À l'époque, cela fait dix ans qu'elle habite au premier d'un petit bâtiment blanc de deux étages, aux rebords peints en ocre, dans une rue pavée étroite. Un local d'artisans occupe le rez-de-chaussée. L'immeuble est typique de la vieille ville. Mais à la mort de la propriétaire, le bâtiment est vendu. « On suppose que les acquéreurs veulent le vider pour spéculer. Il est à nouveau en vente et de nombreux intéressés sont venus voir », témoigne Elena.

« Gouvernement progressiste, complice des rentiers »

©Alban Elkaïm

Depuis 2013, à Séville, le tourisme accapare une portion croissante du parc immobilier. Notamment à cause des meublés de tourisme, popularisés par Airbnb. Ils sont pour les propriétaires bien plus rentables qu'un logement loué sur le long terme à un ménage. Au point qu'en 2019, dans le quartier historique de Séville de Santa-Cruz, plus de 60 % du parc étaient dédiés à l'accueil de touristes (selon les données de 2022 du lobby espagnol du tourisme Exceltur). Le phénomène pousse les habitants hors du centre et grignote les zones encore résidentielles. Il fait aussi monter en flèche les prix du logement : 29 % de plus à l'achat depuis octobre 2021 pour Séville, et +24 % à la location.

Menacée par le propriétaire

Ces prix représentent autant d'opportunités juteuses pour certains. Les plus beaux bâtiments se transforment en hôtels. Les locaux des rez-de-chaussée en bars ou cabarets flamenco dont les menus sont traduits en anglais pour capter les millions d'euros laissés par les étrangers de passage. Un immeuble vide vaut de l'or.

« "Elena, allez !" "Elena, quand est-ce que tu peux partir ?" Ils me demandaient tout le temps ça », rapporte l'enseignante, qui vit alors avec 480 euros par mois, plus de petits jobs plus ou moins formels et ponctuels. Elle se retrouve rapidement sous anti-dépresseurs.

Et puis un jour de juillet 2022, trois « gros bras » défoncent la porte d'entrée de l'immeuble. Des voisins qui squattaient l'autre logement tentent de les arrêter.
L'un d'eux est légèrement blessé. « Qu'est-ce que vous faites là ? » vocifèrent les assaillants. « J'étais à la maison avec ma fille. On a eu très peur. J'ai téléphoné au propriétaire pour lui demander ce qu'il se passait. Il s'est mis à crier : "Tu es en train de m'accuser ?" ». Elena appelle la police. « Peu après, le propriétaire m'attendait au coin de la rue, assis sur une moto. » Il la menace à demi-mot.

Victimes du tourisme

Elena se tourne alors vers des structures de lutte pour le droit au logement. Et s'investit dans l'association l'Assemblée du logement, dont elle finit par devenir membre, accompagnant d'autres personnes en détresse. L'association communique sur l'histoire de la mère de Séville pour en faire un symbole, « L'affaire Dúo Tapas », du nom d'un des restaurants à succès exploités par le conglomérat qui a racheté l'immeuble d'Elena.

« Aujourd'hui, c'est le tourisme qui mobilise le plus sur la question du logement », confirme Ibán Díaz-Parra. Professeur à l'université de Séville, spécialiste de l'urbanisme et des conflits qui le traversent. Il est aussi un ancien du mouvement local pour le droit au logement. Depuis un an, des manifestations éclatent régulièrement à travers le pays pour protester contre l'absence de régulation du tourisme. L'Espagne est le pays le plus visité au monde après la France.

À l'automne, le vase déborde à Séville. La mairie tente d'endormir la grogne, selon les associations. « On s'est dit qu'il fallait élargir le focus. Le tourisme n'est qu'une partie du problème. Il y aussi les normes favorisant la spéculation, le manque d'habitat social ou la hausse des loyers dans les quartiers », retrace Nerea de Tena Álvarez, porte-parole de la toute jeune plateforme Séville pour vivre. Dans l'ensemble de l'Espagne, les loyers ont bondi de 36 % depuis octobre 2021.

Le contrat frauduleux d'un fonds d'investissement

Séville pour vivre est né tout spécialement pour organiser une grande manifestation, le 9 novembre. La première d'une série de cortèges qui ont défilé dans toutes les grandes villes du pays jusqu'à mi-décembre.

À Séville, la pression immobilière exercée sur le centre se répercute sur toute l'agglomération. Les plus fragiles se retrouvent dos au mur. « Mon expulsion est fixée à ce mercredi », raconte Jessica, 36 ans, venue assister à une réunion pour créer un syndicat de locataires à Séville, dimanche 2 février.

« Je loue à un fonds d'investissement qui a établi un contrat frauduleux, reconductible chaque mois, dit-elle. En raison d'une maladie, il y a deux ans, j'ai perdu mes deux emplois et me suis retrouvée face à des impayés. J'ai su que j'étais visée par une procédure d'expulsion en décembre. Mais je suis mère isolée, en situation de vulnérabilité sociale accréditée, avec ma fille de 16 ans. Le juge devrait me laisser jusqu'au 31 décembre. Mais il ne nous a rien dit jusque-là. Je n'en dors plus. »

Jessica, 36 ans, est menacée d'expulsion par le fonds d'investissements qui a racheté son immeuble.

©Alban Elkaïm

La trentenaire croit en ce syndicat de locataires pour rétablir un peu d'équilibre dans l'asymétrie de la relation entre locataires et propriétaires. Une asymétrie qui se creuse. La construction de logements neufs s'est effondrée au moment de la crise de 2008 et n'a jamais repris. Le nombre de ménages augmente plus vite que celui des logements et l'habitat social ne représente que 2,5 % du parc dans le pays.

Des locataires criminalisés

L'Espagne est un pays de propriétaires, où l'on contracte en général un crédit pour acheter sa maison. « Mais nous sommes passés d'une proportion de 80 % de propriétaires et 20 % de locataires à un rapport de 75 % à 25 %. La demande est forte, la disponibilité de logements à acheter faible. Beaucoup de jeunes restent chez leurs parents, car ils peinent à accéder au logement », résume le professeur Ibán Díaz-Parra.

L'universitaire a embrassé la lutte pour le droit à un toit durant la grande dépression espagnole de 2008-2014. Nombre d'Espagnols ne pouvaient alors plus payer leur crédit immobilier et devaient vendre leur logement, dont le prix en chute libre ne suffisait pas à couvrir le prêt. Beaucoup se sont retrouvés dans des situations désespérées. La Plateforme des personnes affectées par le crédit immobilier structure alors la mobilisation, qui dote d'une forte légitimité l'idée que le droit au logement prévaut sur celui aux revenus de l'immobilier. Mais une contre-offensive est vite lancée.

« Il y a dix ans, squatter les immeubles vides, propriétés des banques après l'expulsion des habitants, jouissait d'une forte acceptabilité sociale. Aujourd'hui, la droite criminalise la pauvreté à travers la figure du squatteur diabolique ou du "locasquatteur" [néologisme qui désigne un locataire qui ne paie plus son loyer] pour relégitimer la propriété privée et le droit d'en faire ce qu'on veut », constate Ibán Díaz-Parra.

Après 2008, les défenseurs du droit au logement avaient construit leur lutte dans une crise qui balayait toute la société. Aujourd'hui, la situation est différente. L'Espagne affiche une croissance économique solide, bien qu'inégalement répartie. Et les syndicats de locataires prennent la relève du mouvement de 2008 des propriétaires endettés victimes de la crise financière.

À Barcelone, une expulsion évitée

Une quarantaine d'habitants viennent assister à l'acte de lancement de l'antenne de Séville, vendredi 14 février. Jessica est là, et suit attentivement les interventions. « Nous devons réussir à convaincre des couches plus larges de la société que le logement n'est pas un business. Et trouver comment faire pour que les gens s'organisent et luttent. À Malaga, nous identifions des immeubles détenus par un seul propriétaire, nous en informons les habitants et expliquons comment peser collectivement », explique celui qui se fait appeler Kike España, représentant du syndicat des locataires de Malaga venu partager son expérience.

Kike España, à droite, représentant du syndicat des locataires de Malaga venu partager son expérience à Séville.

©Alban Elkaïm

Mis en relations les uns avec les autres, les habitants peuvent se mobiliser plus facilement face à leur propriétaire en cas de hausse des loyers ou de revente de l'immeuble. Ils voudraient aller plus loin, et organiser u ne grève des loyers pour obliger les propriétaires à les baisser.

Pour l'heure, Barcelone est le lieu où la mobilisation a le plus payé. Le syndicat local  a paralysé l'expulsion du dernier habitant d'un immeuble racheté par un investisseur pour en faire un complexe touristique. Les militants pour le droit au logement se sont massés devant l'entrée, brandissant leurs jeux de clés devant les journalistes qui ont feuilletonné l'histoire dans tous les médias du pays.

Si bien que la ville de Barcelone a racheté le bâtiment, le 7 février, pour mettre fin aux expulsions. « La Casa Orsola, à Barcelone, peut devenir l'un des symboles du mouvement. Comme, peut-être, l'affaire Dúo Tapas à Séville. Ces récits sont importants, car ils mobilisent les citoyens et changent la vision du grand public », estime Ibán Díaz-Parra. C'est la clé pour obliger les politiques à vraiment protéger les locataires : « L'action des partis de gauche sur le logement est déterminée par le souhait de répondre à des électeurs qui veulent du changement. »

*Le prénom d'Elena a été changé par crainte des représailles.

 basta.media