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L'Otan culturelle

Par  Federico Roberti

Cet article a été publié dans la revue Eurasia, le 17 janvier 2008

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Au plus fort de la guerre froide, le gouvernement des États-Unis destina de grandes ressources à un programme secret de propagande culturelle adressé à l'Europe occidentale, mis en acte avec une extrême réserve par la CIA. L'acte fondamental fut l'institution du Congress for Cultural Freedom (Congrès pour la liberté de la culture), organisé par l'agent Michael Josselson entre 1950 et 1967. À son point culminant, le Congrès avait des bureaux dans 35 pays (certains extra-européens) et comme employés des dizaines d'intellectuels, publiait une vingtaine de revues prestigieuses, organisait des expositions artistiques, des conférences internationales de haut niveau et récompensait des musiciens et autres artistes avec des prix et reconnaissances variés. Sa mission consistait à détourner les intellectuels européens de l'étreinte du marxisme, en faveur de positions plus compatibles avec l'american way of life, en facilitant la poursuite des intérêts stratégiques de la politique étrangère étasunienne.

Les livres de certains écrivains européens furent promus sur le marché éditorial comme partie d'un programme anticommuniste explicite. Parmi eux, en Italie, "Pane e Vino" (Pain et Vin) d'Ignazio Silone, lequel fit ainsi la premières de ses nombreuses apparitions sous l'aile du gouvernement étasunien. À vrai dire, pendant son exil en Suisse en temps de guerre, Silone avait été un contact d'Allen Dulles, alors chef de l'espionnage étasunien en Europe et dans l'après-guerre inspirateur de Radio Free Europe, autre création de la CIA sous le masque du National Committee for a free Europe : en octobre 1944, Serafino Romualdi, un agent de l'OSS (Office of Strategic Services, le précurseur de la CIA), fut envoyé à la frontière franco-suisse avec la mission d'introduire clandestinement Silone en Italie.

Silone, avec Altiero Spinelli et Guido Piovene, représenta l'Italie à la conférence fondatrice du Congrès qui se tint à Berlin en 1950, pour laquelle Michael Josselson était arrivé à avoir un financement de 50.000 $ des ressources du Plan Marshall. Elle fut désavouée publiquement par Jean-Paul Sartre et Albert Camus qui, invités, refusèrent d'y participer.

Initialement, parmi les présidents honoraires, tous philosophes représentants d'une pensée euro-atlantique naissante, à côté de Bertrand Russell nous trouvons Benedetto Croce. Celui-ci, à quatre-vingts ans, était vénéré en Italie comme père noble de l'anti-fascisme, ayant défié ouvertement Mussolini. À coup sûr, à l'époque du débarquement allié en Sicile, il avait été un contact pour William Donovan, alors le plus haut responsable de l'intelligence étasunienne.

La section italienne du Congrès, dénommée "Association italienne pour la liberté de la culture", fut instituée par Ignazio Silone à la fin de l'année 1951 et devint le centre propulsif, y compris et surtout sous le profil logistique et économique, d'une fédération d'environ cent groupes culturels tels que l'Unione gogliardica dans les universités, le Mouvement fédéraliste européen d'Altiero Spinelli, les centres d'Action démocratique, le mouvement Comunità d'Adriano Olivetti et divers autres. Elle publia la prestigieuse revue "Tempo Presente" dirigée par ce même Silone et par Nicola Chiaromonte, et d'autres non moins connues comme "Il Mondo", "Il Ponte", "Il Mulino" et, plus tard, "Nuovi Argomenti". Dans son groupe dirigeant, à côté de laïcs comme Adriano Olivetti et Mario Pannunzio, figurait aussi Ferruccio Parri, le père de la gauche indépendante. Puis, en position plus à l'écart, des hommes politiques de source actionniste et libéral-démocrate comme Ugo La Malfa. Un des bureaux du Congrès avait été ouvert à Rome dans le palais Pecci-Blunt, où Mimi, la maîtresse de maison, animait un des salons les plus exclusifs et les mieux fréquentés de la capitale. Cela à deux pas de la demeure historique de palais Caetani où, avant de devenir tragiquement célèbre pour avoir vu, sous ses fenêtres, le dernier acte de l'enlèvement d'Aldo Moro, régnait une autre reine des salons, la mécène étasunienne liée aux milieux du Congrès Marguerite Chapin Caetani. Celle-ci, avec sa revue "Botteghe oscure", fit la promotion de nombreux grands noms de la littérature et de la poésie italienne du XXème siècle. Son gendre était, comme par hasard, Sir Hubert Howard, ex-officier des services secrets alliés spécialisés dans la guerre psychologique et en rapports d'amitié fraternelle avec le neveu du président Roosevelt, ce Kermit Roosevelt qui au début dans l'OSS puis, recruté par la CIA, fut parmi les plus sûrs fauteurs du programme de guerre psychologique.

Une des plus proches collaboratrices de la Caetani était Elena Croce, fille du philosophe Benedetto, dont le mari Raimondo Craveri, agent des services secrets partisans, après la Libération indiquait à l'ambassade étasunienne les politiciens fiables. Elena par contre sélectionnait les hommes de culture avec qui cela valait la peine de parler. Dans leur maison on pouvait croiser les relations les plus cosmopolites, en y rencontrant Henry Kissinger comme le futur président de Fiat Gianni Agnelli : mais sur tout ce monde-là dominait le magnat de la finance laïque italienne, fondateur de Mediobanca, (don) Raffaele Mattioli. Les américains se fiaient tellement au commandator Matteoli qu'en 1944, en guerre manifestement encore en cours, ils avaient déjà discuté avec lui des programmes pour la reconstruction. En plus de financer abondamment la culture, don Raffaele prêta ses non désintéressées, bien que discrètes, attentions y compris au PCI, avec lequel il avait des ouvertures déjà dans les années 20. Voilà, donc, qu'en Italie, outre la P2 et Gladio, existait aussi un anticommunisme tout aussi tenace mais des Lumières, progressiste et même de gauche. Le réseau du Congrès en constituait la façade publique ou, si l'on préfère, présentable.

Les ressources pour la propagande culturelle euro-atlantique furent trouvées de façon vraiment géniale. Au début du Plan Marshall, chaque pays bénéficiaire des fonds devait contribuer en déposant dans sa propre banque centrale une somme équivalente à la contribution étasunienne. Puis un accord bilatéral entre le pays en question et les États-Unis permettait que 5% de cette somme devint propriété étasunienne : c'était justement cette partie des "fonds de contrepartie" (environ 10 millions de dollars annuels sur un total de 200) qui furent mis à disposition de la CIA pour ses projets spéciaux.

Ainsi 200.000 $ de ces fonds, qui déjà avaient joué un rôle crucial dans les élections italiennes de 1948, furent destinés à financer les coûts administratifs du Congrès en 1951. La filiale italienne, par exemple, recevait mille dollars mensuels qui étaient versés sur le compte de Tristano Codignola, dirigeant de la maison d'édition La Nuova Italia.

La liberté culturelle ne se fit pas à bon marché. Dans les dix-sept années suivant sa fondation, la CIA aurait pompé dans le Congrès et dans des projets associés au moins dix millions de dollars. Une caractéristique de la stratégie de propagande culturelle fut l'organisation systématique d'un réseau de groupes privés "amis" en un consortium officieux : il s'agissait d'une coalition de fondations philanthropiques, entreprises et privés qui travaillait en étroite collaboration avec la CIA pour donner à cette dernière une couverture et des canaux financiers dans le but de développer ses programmes secrets en territoire européen. En même temps, l'impression était que ces "amis" agissent uniquement à leur initiative. Gardant leur statut de privés, ils apportaient le capital de risque pour la guerre froide, un peu ce que font depuis un certain temps les ONG soutenues par l'Occident à travers le monde.

L'inspirateur de ce consortium fut Allen Dulles, qui dès le mois de mai 1949 avait justement dirigé la formation du National Committee for a Free Europe, initiative en apparence d'un groupe de citoyens privés étasuniens, en réalité un des plus ambitieux projets de la CIA. "Le département d'Etat est très heureux d'assister à la formation de ce groupe" annonça le secrétaire d'État Dean Acheson. Cette bénédiction publique servait à occulter les véritables origines du Comité et permettait qu'il opérât sous le contrôle absolu de la CIA, qui le finançait à 90%. Ironie du sort, le but spécifique pour lequel il avait été créé, c'est-à-dire de faire de la propagande politique, était catégoriquement exclus par une clause de l'acte constitutif. Dulles était bien conscient que le succès du Comité dépendrait de sa capacité "à apparaître comme indépendant du gouvernement et représentatif des convictions spontanées de citoyens amants de la liberté".

Le National Committee pouvait revendiquer un ensemble d'inscrits de très haut relief public, hommes d'affaires et avocats, diplomates et administrateurs du Plan Marshall, magnats de la presse et metteurs en scène : de Henry Ford II, président de General Motors, à madame Culp Hobby, directrice du Moma ; de C.D. Jackson, de la direction de Time-Life à John Hugues, ambassadeur à l'OTAN ; de Cecil B. De Mille à Dwight Eisenhower. Tous ceux-ci étaient "au courant", c'est-à-dire appartenaient en connaissance de cause au club. Son effectif, dès le départ, comptait plus de quatre cents employés, son budget annuel se montait à presque deux millions de dollars. Un budget séparé de 10 millions fut réservé à la seule Radio Free Europe, qui en l'espace de quelques années allait avoir 29 stations de radiodiffusion et transmettait en 16 langues diverses, servant aussi de canal pour l'envoi d'ordres au réseau d'informateurs présent au-delà du Rideau de Fer.

Le nom de la section chargée de repérer des fonds pour le National Committee était Creusage for Freedom (Croisade pour la liberté) et le porte-parole en était un jeune acteur du nom de Ronald Reagan…

L'emploi des fondations philanthropiques se révéla le mode le plus efficace pour faire parvenir de consistantes sommes d'argent aux projets de la CIA, sans alarmer les destinataires sur leur origine. En 1976, une commission d'enquête nommée pour investiguer les activités de l'espionnage étasunien rapporta les suivantes données relatives à la pénétration de la CIA dans les fondations : pendant la période 1963-1966, des 700 donations supérieures à 10.000 dollars octroyées par 164 fondations, au moins 108 furent totalement ou partiellement des fonds de la CIA. Plus significatif encore : des financements de la CIA étaient présents dans presque la moitié des allocations, faites par ces 164 fondations durant la même période dans le domaine des activités internationales. On pensait que les fondations prestigieuses, telles que Ford, Rockefeller et Carnegie, assuraient "la meilleure et plus crédible forme de financement occulte". Cette technique s'avérait particulièrement opportune pour les organisations gérées de façon démocratique, étant donné qu'elles doivent pouvoir rassurer ses propres membres et collaborateurs ignares, tout comme les critiques hostiles, d'être en mesure de compter sur des formes de financement privé, authentique et respectable. C'est ce que soulignait une étude interne de la CIA-même remontant à 1966.

Et à l'intérieur de la Fondation Ford fut même instituée une unité administrative spécifiquement employée à gérer les rapports avec la CIA, qui allait devoir être consultée à chaque fois que l'Agence aurait voulu utiliser la fondation comme couverture ou canal financier pour quelque opération. Celle-ci était formée par deux salariés et par le président de la fondation-même, John McCloy qui avait auparavant été secrétaire à la Défense et président, dans l'ordre, de la Banque Mondiale, de la Chase Manhattan Bank, propriété de la famille Rockfeller, et du Council on Foreign Relations, ainsi qu'avocat de confiance des Sept Soeurs. Beau curriculum, rien à dire.

Un des premiers dirigeants de la CIA qui soutint le Congrès pour la Liberté de la Culture fut Franck Lindsay, vétéran de l'OSS qui en 1947 avait écrit un des premiers rapports internes dans lequel on recommandait aux États-unis de créer une force secrète pour la guerre froide. Entre les années 49 et 51, en tant que directeur-adjoint de l'Office of Policy Coordination (OPC), département spécial créé à l'intérieur de la CIA pour les opérations secrètes, Lindsay devint responsable de la mise en place des groupes Stay Behind en Europe, mieux connus en Italie comme Gladio. En 1953 il passa à la Fondation Ford, sans pour autant perdre ses étroits contacts avec ses ex-collègues de l'espionnage.

Quand en 1953 Cecil B. De Mille accepta de devenir conseiller spécial du gouvernement étasunien pour le cinéma au Motion Picture Service (MPS), il se rendit au bureau de C.D. Douglas qui allait ensuite écrire de lui : "il est complètement de notre côté et (…) bien conscient du pouvoir que les films américains ont à l'étranger. Il a une théorie, que je partage pleinement, selon laquelle l'utilisation la plus efficace des films américains s'obtient non pas avec le projet de toute une pellicule qui aborde un problème déterminé, mais plutôt avec l'introduction dans une oeuvre "normale" d'un certain dialogue approprié, d'une boutade, une inflexion de la voix, un mouvement des yeux. Il m'a dit que chaque fois que je lui donnerai un thème simple pour un certain pays ou une certaine région, il trouvera le mode de le traiter et de l'introduire dans un film".

Le Motion Picture Service, inondé par les financements gouvernementaux au point d'en devenir un véritable entreprise de production cinématographique faisait travailler des réalisateurs -producteurs qui étaient attentivement examinés et assignés au travail sur des films qui faisaient la promotion des objectifs des États-Unis et qui devaient toucher un public sur lequel il fallait agir à travers le cinéma. Le MPS fournissait du conseil à des organismes secrets sur les films appropriés pour une distribution sur le marché international ; il s'occupait, en outre, de la participation étasunienne aux divers festivals qui se tenaient à l'étranger et travaillait d'arrache-pied pour exclure les producteurs étasuniens et les films qui ne soutenaient pas la politique étrangère du pays.

Le principal groupe de pression pour soutenir l'idée d'une Europe unie étroitement alliée aux États-Unis était le Mouvement Européen, chapeauté par de nombreuses organisations, et qui couvrait une série d'activités orientées vers l'intégration politique, militaire, économique et culturelle. Dirigé par Winston Churchill en Grande-Bretagne, Paul-Henri Spaak en France et Altiero Spinelli en Italie, le mouvement était attentivement surveillé par l'intelligence étasunienne, et financé presque entièrement par la CIA à travers une couverture qui s'appelait American Committee on United Europe. Le bras culturel du Mouvement Européen était le Centre Européen de la Culture, dirigé par l'écrivain Denis de Rougemont. On mit en oeuvre un vaste programme de bourses d'études à des associations étudiantes et de jeunesse, parmi lesquelles la European Youth Campaign, fer de lance d'une propagande pensée pour neutraliser les mouvements de gauche.

Enfin, pour ce qui concerne ces libéraux internationalistes fauteurs d'une Europe unie autour de ses propres principes internes, et non conformes aux intérêts stratégiques étasuniens, à Washington on ne les considérait pas comme meilleurs que les neutralistes, voire porteurs d'une hérésie à détruire.

En 1962, la notoriété du Congrès pour la liberté de la culture magnétisa aussi des attentions tout autre que désirées par ses inspirateurs. Pendant un programme télévisé de la BBC, That Was the Week That Was, le Congrès fit l'objet d'une pénétrante et brillante parodie conçue par Kenneth Tynan. Elle commençait par la réplique : "Et maintenant, les nouveautés de la guerre froide dans la culture". Elle continuait ensuite en montrant une carte représentant le bloc culturel soviétique où chaque petit cercle indiquait un station culturelle stratégique : bases théâtrales, centres de production cinématographique, compagnies de danse pour la production de missiles "ballettistiques" intercontinentaux, maisons d'édition qui lancent d'énormes tirages de classiques à des millions de lecteurs esclavagisés : en somme, où que l'on regarda, un massif endoctrinement dans son plein développement. Et l'on se demandait : nous, ici en Occident, avons-nous une capacité de riposte effective ?

Oui, était la réponse, il y a ce bon vieux Congrès pour la Liberté de la Culture soutenu par l'argent américain qui a installé un certain nombre de bases avancées, en Europe et dans le monde, fonctionnant comme têtes de pont pour des représailles culturelles. Bases masquées avec des noms de code, comme Encounter -la plus connue des revues patronnées par le Congrès- qui est l'abréviation, ironisait-on, d'Encounterforce Strategy. Entrait alors en scène un porte-parole du Congrès, avec un bouquet de revues qui représentaient, à ses dires, une sorte d'OTAN culturelle, dont l'objectif était le containment culturel, c'est-à-dire la mise en place d'une enceinte autour des rouges. Avec une mission historique : celle d'atteindre la direction mondiale des lecteurs, arrive que pourra, "nous au Congrès ressentons comme notre devoir de tenir nos bases en alerte rouge, vingt-quatre heures sur vingt-quatre".

Une satire mordante et impeccablement documentée, qui provoqua des nuits blanches à Michael Josselson, organisateur du Congrès.

Durant l'été 1964, surgît une question assez préoccupante. Au cours d'une enquête parlementaire sur les exemptions fiscales aux fondations privées, dirigée par Wright Patman, on constata une fuite d‘informations qui identifiait huit de celles-ci comme couvertures de la CIA. Ces fondations n'auraient été rien d'autre que des boites aux lettres à quoi correspondait une seule adresse, préparées par la CIA pour recevoir son argent, de façon en apparence légale. Quand les sous arrivaient les fondations faisaient une donation à une autre fondation largement connue pour ses activités légitimes. Contributions, ces dernières, dûment enregistrées selon les normes fiscales en vigueur dans le secteur à but non lucratif, sur les modules notés 990-A. L'opération se concluait enfin avec le versement de l'argent à l'organisation à laquelle la CIA avait prévu qu'elle le reçut. Les nouvelles filtrées par la commission Patman ouvrirent, même pour un bref moment, une faille dans la salle des machines des financements secrets. Certains journalistes particulièrement curieux, par exemple ceux de l'hebdomadaire The Nation, réussirent à réunir les pièces du puzzle, en se demandant s'il était légitime que la CIA finançât, avec ces méthodes indirectes, divers congrès et conférences consacrées à la "liberté culturelle" ou que quelque important organe de presse, soutenu par l'agence, offrît de généreuses compensations à des écrivains dissidents d'Europe orientale.

De façon surprenante (surprenante, vraiment ?), pas un seul journaliste ne pensa à enquêter ultérieurement. La CIA exécuta une sévère révision de ses techniques de financement, mais ne retint pas opportun de reconsidérer l'utilisation des fondations privées comme véhicule pour le financement de ses opérations clandestines. Au contraire, selon l'agence, la vraie leçon à tirer à la suite du scandale suscité par la commission Patman était que la couverture des fondations pour allouer les financements devait être utilisée de manière plus étendue et professionnelle, et avant tout en déboursant des fonds même pour les projets réalisés sur le sol étasunien.

Michael Josselson, à partir de la fin de cette année-là, tenta de protéger sa créature des révélations, en considérant même d'en changer le nom, et essaya même de couper les liens économiques avec la CIA en les remplaçant entièrement par un financement de la Fondation Ford.

Tout cela ne servit à rien si ce n'est à retarder une issue désormais tracée. Le 13 mai 1967 se tint à Paris l'assemblée générale du Congrès pour la Liberté de la Culture qui en entérinait la fin substantielle, même si les activités se poursuivirent, avec peine et en ton assez mineur, jusqu'à la fin des années Soixante.

Il se trouvait en effet que la revue californienne Ramparts, en avril, 1967, avait publié une enquête sur les opérations secrètes de la CIA malgré une campagne de diffamation lancée à son encontre à partir du moment où l'agence avait su que la revue était sur les traces de ses organisations de couverture. Les découvertes de Ramparts furent promptement reprises par la presse nationale et suivies d'une vague de révélations, faisant émerger les couvertures y compris en dehors des États-Unis, à commencer par le Congrès et ses revues.

Dès avant les dénonciations de Ramparts, le sénateur Mansfield fait demandé une enquête parlementaire sur les financements clandestins de la CIA, à quoi le président Lindon Johnson répondit en instituant une commission de trois membres seulement. La commission Katzenbach, dans son rapport conclusif émis le 29 mars 1967, sanctionnait toute agence fédérale qui avait secrètement fourni assistance ou financements, de façon directe ou indirecte, à toute organisation culturelle publique ou privée sans but lucratif. Le rapport fixait la date du 31 décembre 1967 comme limite pour la conclusion de toutes les opérations de financement secret de la CIA : il lui donnait ainsi l'opportunité d'accorder de substantielles assignations finales (dans le cas de Radio Free Europe, cette somme allait lui permettre de continuer à transmettre deux années de plus).

En réalité, comme il se déduit d'une circulaire interne émergée ensuite en 1976, la CIA n'interdisait pas les opérations secrètes avec des organisations commerciales étasuniennes ni les financements secrets d'organisations internationales ayant leur siège dans des pays étrangers. Nombre des restrictions adoptées en réponse aux événements de 1967, plus que représenter une révision des limites aux activités secrètes de l'espionnage, apparaissent plutôt comme des mesures de sécurité destinées à empêcher de futures révélations publiques qui pourraient mettre en danger des opérations délicates de la CIA même.

On en reparle ?

NB de l'auteur : la source principale des informations présentées dans cet article est le livre "Gli intellettuali e la CIA. La strategia della guerra fredda culturale" (en français sous le titre "Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle" juin 2003, Editions Denoël, Paris, NdT) de Frances Stonor Saunders, publié la première fois au Royaume-Uni en 1999.

Federico Roberti

Article publié dans la revue italienne Eurasia, janvier 2008 :

eurasia-rivista.org

Traduit de l'italien par Marie-Ange Patrizio

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Apostille de la traductrice (mars 2025)

Dans l'ouvrage de l'historienne Annie Lacroix-Riz Les origines du Plan Marshall. Le mythe de l'' "aide"américaine (Armand Colin, Paris, 2023) à propos de la guerre froide culturelle, on lit notamment :

«On eut pu croire une exception capable de faire bouger les lignes : la miraculeuse traduction, en 2003, de "la guerre froide culturelle" que l'aristocrate britannique "diplômée d'Oxford" Frances Stonor Saunders avait étudiée via le "Congrès pour la Liberté de la Culture (Congress for Cultural Freedom), "OTAN culturel" fondé en 1949-1950. Riche sur les"cold warriors" intellectuels français, l'ouvrage, renversant, annonçait les révélations de 2018-1019 sur les historiens en s'attardant sur Raymond Aron, autre pilier de Sciences Po chéri de l'Etat américain. Son succès éditorial, en dépit d'un silence médiatique de plomb, l'a tué.

Vite épuisé, jamais réimprimé, ce "document exceptionnel sur l'histoire de la guerre froide" se négocie en 2023 (et aujourd'hui encore, 352 euros sur Internet, NDT) à des tarifs de "marché noir". Son effet historiographique a été aussi nul que, en 1966-1967 en France (et dans toute l'Europe occidentale du "Congrès pour la Liberté de la Culture") celui de nombreux articles de presse sur près de vingt ans d'intense corruption "culturelle" via la CIA, dans "le monde des Arts et des Lettres". C'est le sous-titre du livre de Saunders, qui décrit le scandale journalistique de 1966-1967 : ce dernier, énorme (mais fugace) aux États-Unis, ne généra qu'un petit ruisseau dans la France d'Aron et l'Europe américaine.» (p. 385-386, Les origines du Plan Marshall).

La source originale de cet article est  Eurasia

Copyright ©  Federico Roberti,  Eurasia, 2025

Par  Federico Roberti

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