09/04/2025 basta.media  15min #274367

Encore ado et 30 000 euros à payer : la police harcèle des jeunes des classes populaires

 CC BY-NC-ND 2.0 Beth Wilson via  Flickr

Un rapport sur la gestion des « indésirables » à Paris et en petite couronne est publié ce 9 avril avec le soutien de la Défenseure des droits. L'étude est notamment basée sur un dossier judiciaire de l'IGPN (la « police des polices ») sur les pratiques et consignes données aux policiers dans le 12e arrondissement de Paris, ainsi que sur 44 entretiens avec des jeunes multi-verbalisés et multi-contrôlés, dont la majorité vit dans différents quartiers parisiens (s'y ajoutent cinq de banlieue parisienne).

Les deux autrices, Magda Boutros, enseignante-chercheuse en sociologie au Centre de recherche sur les inégalités sociales (Cris) à Sciences Po, et Aline Daillère, chargée de recherche au Cris et doctorante au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), le détaillent pour Basta!.

Basta! : Votre  rapport pour la Défenseure des droits montre l'existence, en région parisienne, d'une catégorie de la population vue comme n'ayant pas le même droit à être présent dans l'espace public que les autres. Qui sont-ils ?

Magda Boutros : Le rapport montre qu'il existe une politique, mise en œuvre principalement par la police mais aussi par certaines municipalités, de gestion de l'espace public par le biais de ce que les policiers appellent des « évictions des indésirables ». Nous avons essayé de comprendre du point de vue de l'institution policière, qui sont ces personnes cataloguées de manière officielle dans les logiciels de mains courantes comme « indésirables » par la police.

Magda Boutros

Enseignante-chercheuse en sociologie au Centre de recherche sur les inégalités sociales (Cris) à Sciences Po

Ce qui ressort très clairement de nos terrains d'enquête, dans différents quartiers du nord et de l'est de Paris et de petite couronne, c'est que ce sont des personnes qui ont pour point commun d'être plutôt jeunes (entre environ 14 ans et le début de la vingtaine), uniquement des hommes, et issues de l'immigration postcoloniale (de familles originaires d'Afrique subsaharienne ou d'Afrique du Nord). Ce sont donc des adolescents qui habitent là, qui se retrouvent généralement après l'école, en groupe, en bas de chez eux, et qui se font évincer. C'est une des catégories considérées comme « indésirables », il peut y en avoir d'autres.

Pourquoi des policiers les considèrent-ils comme « indésirables » ?

M. B. : La police essaie de  les faire « dégager » de l'espace public. Que ce soit par ce qu'ils appellent des « contrôles-éviction », c'est-à-dire un contrôle d'identité, palpation, fouille, qui se termine par un « rentrez chez vous », ou alors par une vérification d'identité au commissariat, voire une détention au commissariat pour quelques heures sans même de procédure de vérification identité. Puis, ce qu'on voit à partir de la moitié des années 2010, c'est l'utilisation d'amendes multiples données pour des incivilités aux mêmes personnes de manière très régulière.

La raison que donnent les policiers pour ces pratiques-là, c'est que « les riverains se plaignent ». Les policiers disent que la présence en groupe de ces catégories-là de la population créerait une gêne ou une nuisance pour les riverains. Mais il y a aussi une autre partie de la population qui peut au contraire dire « Non, mais les jeunes n'ont rien fait, pourquoi la police vient intervenir très régulièrement ? » On voit pourtant que certaines municipalités et la police ont tendance à prendre en compte les doléances des riverains qui se plaignent de la présence de ces personnes-là, et à ignorer, minimiser, rediriger les doléances soit de ces jeunes qui disent qu'ils se font harceler par la police de manière quotidienne, ou d'autres riverains, qui défendent les droits de ces jeunes à l'espace public. Donc, la police interprète la volonté des riverains de manière à filtrer les doléances qu'elle reçoit pour prendre en compte principalement celles qui se plaignent de présences jugées nuisibles, insécurisantes dans l'espace public.

Vous parlez de deux outils utilisés par la police pour procéder à l' « éviction » de ces jeunes hommes : les contrôles et les amendes forfaitaires. En quoi consistent-ils, et comment est-on passé d'une prédominance de l'un à l'autre ?

Aline Daillère : La temporalité des choses nous amène à avoir cette analyse. Les contrôles- évictions  sur lesquels Magda a enquêté avaient lieu entre 2013 et 2015 à peu près. Le commissariat d'arrondissement du 12e arrondissement de Paris avait reconnu avoir des pratiques « d'éviction d'indésirables ». On a tout un tas de documents concernant certains jeunes en particulier où on voit que les policiers pratiquaient des évictions avec les dates, les heures, etc.

De mon côté, je commence mon enquête sur les amendes juste après, en 2017. Les premières amendes commencent à peu près fin 2015, donc à la fin de la période sur laquelle Magda enquêtait. On s'aperçoit que certains des jeunes qui, dans ce quartier du 12e arrondissement étaient évincés par des contrôles entre 2013 et 2015 ont commencé à être verbalisés à partir de 2015.

Aline Daillère
Chargée de recherche au Cris et doctorante au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip)
 

Nous avons, par exemple, une personne qui a subi dix évictions en 2015, puis qui a reçu 39 amendes depuis 2017 et qui cumule désormais près de 10 000 euros d'amendes ! La situation de ce jeune, labellisé « indésirable » par les policiers, évincé par des contrôles en 2013-2015 et qui tout d'un coup devient multi-verbalisé, nous amène à penser que la multi-verbalisation est utilisée, comme les contrôles, comme un moyen d'évincer ces jeunes de l'espace public.

Ces méthodes contribuent-elles vraiment à plus de « tranquillité publique » ? Est-elle vraiment troublée par ces jeunes, d'ailleurs ?

A. D. : Si le but est que ces jeunes ne soient plus présents dans l'espace public, ça ne fonctionne pas. En fait, les jeunes intègrent très bien le message qui leur est envoyé. Ils sont tous intimement convaincus que les contrôles, les amendes, la présence policière permanente visent à les « dégager » de l'espace public, visent à « nettoyer » cet espace public (ce sont des termes utilisés dans les entretiens), à les intimer à rester chez eux. Pourtant, ça ne les empêche pas de se retrouver entre amis dans l'espace public, ils considèrent qu'ils ont le droit d'y être. Par ailleurs, ils n'ont souvent pas d'autres moyens de se retrouver parce que les logements sont petits, ils n'ont pas les moyens d'accéder à des loisirs qui obligent à payer, etc.

On pourrait opposer à cela que toute amende est forcément méritée. Est-ce vraiment le cas ? Commettent-ils juste plus d'infractions que les « Français moyens » ?

M. B. : Avant ce système d'amendes, il y avait déjà une politique d'éviction avec les contrôles, qui continuent d'ailleurs aujourd'hui. Dans l'archive judiciaire que j'ai étudiée figurent beaucoup de mains courantes d'interventions rédigées par des policiers. On y voit très clairement que les instructions qui sont données par la hiérarchie comme la pratique des agents de terrain, c'est d'évincer les personnes quel que soit leur comportement. Très souvent, dans les mains courantes d'intervention, les policiers notent qu'ils sont en présence de « quatre jeunes discutant calmement, nous les évinçons », « nous sommes en présence d'une dizaine d'indésirables, nous les évinçons », sans constat d'un trouble à la tranquillité publique.

Des troubles à la tranquillité publique peuvent exister par ailleurs, comme des tapages. Quand ce sont d'autres catégories de personnes que ces jeunes qui font des tapages, là, souvent, la réponse policière est différente. C'est une réponse de rappel à la loi, rappel à l'ordre, et ça s'arrête là. Il n'y a pas de contrôles, pas de fouilles, pas de palpations et surtout pas d'éviction, de conduite au poste. Le traitement est donc inégal. Souvent, on évince ces jeunes avant qu'ils soient éventuellement bruyants.

A. D. : Les jeunes reconnaissent qu'ils commettent une partie des infractions, qu'ils sont parfois bruyants. Comme ils se retrouvent en groupe - par ailleurs dans des espaces urbains denses -, ils reconnaissent qu'ils peuvent gêner les voisins, qu'ils crachent parfois, qu'ils peuvent jeter des déchets... Ils sont honnêtes là-dessus. En revanche, ce qui pose un problème pour eux, c'est la quantité des amendes. Là, ils considèrent qu'il y a des abus.

La totalité des personnes dans notre enquête se plaignent d'avoir, à plusieurs reprises, été verbalisés pour des infractions qu'elles n'ont pas commises. Autre problème : nombre d'amendes sont délivrées à distance. Des jeunes sont déjà identifiés par les policiers, parce qu'ils sont fréquemment contrôlés - donc ils connaissent leur nom, adresse, etc. Ces policiers peuvent donc techniquement, même si ce n'est pas autorisé par la loi, les verbaliser à distance sans avoir jamais été à proximité. Cette pratique a permis des amendes pour défaut d'attestation sans contrôle de l'attestation pendant le confinement.

On a très peu de données sur les amendes forfaitaires de la part du ministère de l'Intérieur. On ne connaît pas, par exemple, le nombre d'amendes forfaitaires délivrées pour « déversement de liquide insalubre » - ce qui inclut les crachats sur la voie publique. Les seules amendes pour lesquelles nous disposons de données plus complètes sont les amendes Covid.

Là, on a réussi à démontrer que, par rapport à la moyenne de verbalisation de la population française entre 2020 et 2022 (toute la période pendant laquelle ces infractions ont été sanctionnées), les jeunes concernées par notre enquête ont été 140 fois plus verbalisés.

Certains jeunes sont honnêtes sur le fait qu'ils n'ont pas toujours respecté les règles des confinements. Mais c'est une pratique qui a été assez répandue dans la population. On a des enquêtes, notamment  de Nicolas Mariot et Théo Boulakia, qui démontrent qu'en fait, dans toutes les franges de la société, certains se sont arrangés avec les règles. Cependant, les contrôles et les verbalisations se sont surtout appliquées à certaines catégories de la population, dont ces jeunes.

Vous mentionnez le fait que ces jeunes hommes issus de milieux précaires peuvent accumuler des dettes d'amendes  qui atteignent parfois 30 000 euros. Comment peut-on commencer sa vie d'adulte, déjà rendue difficile par une position sociale défavorisée et la possibilité de subir du racisme, avec un tel boulet financier ? Comment cela influence-t-il leurs trajectoires ?

A. D. : Ils se cachent du Trésor public, ils se cachent des impôts, pour ne pas être prélevés. Ils n'ont pas d'autres moyens de s'opposer à ces amendes. Les professionnels de la jeunesse, dont les éducateurs spécialisés, sont inquiets sur ce que ça peut provoquer pour eux et leur insertion professionnelle. Cela les dissuade complètement de s'engager dans une démarche d'emploi.

Un des jeunes de 19 ans totalise 32 000 € d'amendes. Il sait, il fait le calcul, qu'il faudrait qu'il travaille presque deux ans au Smic - il ne pourra pas prétendre à un salaire plus élevé en travaillant - pour simplement rembourser cette dette. Donc ça les dissuade de s'engager dans des démarches de travail.

Les sommes sont tellement colossales que ça les dépasse, et les écrase. Ils n'ont aucune possibilité ni espoir de rembourser la dette, ni de s'en sortir. C'est insoluble pour eux, ils n'ont pas de solution.

Finalement, ces stratégies policières affichées comme ayant pour but d'apaiser l'espace public, ne participent-elles pas à plus de violence ?

M. B. : Personne n'est satisfait de cette solution. Clairement, les personnes ciblées par ces pratiques de contrôle-éviction et de multi-verbalisations sont très en colère contre un système qu'elles considèrent comme injuste, et comme violent physiquement et économiquement.

Les policiers de terrain sont très frustrés parce ce que ce que leurs chefs leur demandent de faire n'aboutira jamais : on leur demande de dégager des gens de l'espace public des quartiers dans lesquels ils habitent. Les habitants qui se plaignent sont frustrés, parce que de toute façon les présences continuent. Ça renforce donc les tensions existantes.

Cette politique d'éviction cherche à répondre à des conflits concernant l'usage de l'espace public dans des quartiers de mixité, d'hétérogénéité sociale, où coexistent différentes classes sociales, différentes origines. C'est totalement normal : dans ces espaces urbains, il y a des conflits sur l'usage de l'espace public, concernant ce qui est considéré comme un usage approprié, de qui est considéré comme ayant droit à l'espace public.

La police essaye de gérer ces conflits avec cette politique d'éviction. Mais celle-ci qui ne génère aucun résultat en termes de tranquillité publique. Au contraire cela renforce les tensions entre certaines catégories de la population et les institutions publiques, et entre les habitants eux-mêmes, et génère des violences, et des conséquences dramatiques en termes de mobilité sociale ou spatiale. Au final, cela renforce les exclusions et divisions sociales au sein d'un quartier.

Pourquoi cette situation, qui touche des jeunes de la région parisienne, est un problème qui concerne toute la société - comme semble en témoigner le soutien de la Défenseure des droits à cette recherche ?

M. B. : Cela nous dit quelque chose de la manière dont, en tant que société, on appréhende le vivre ensemble dans les espaces urbains de mixité sociale. Les messages politiques sur la mixité sociale affirment qu'elle favorise l'intégration. Mais les pratiques policières considèrent que tout le monde n'a pas la même liberté d'accès à l'espace public.

Alors même que c'est l'État qui a décidé de mener une politique de logement, de mixité, certaines populations n'ont pas droit à l'espace public et doivent, soit rester chez elles, soit se débrouiller pour être invisibles. Cela nous dit quelque chose de ce qu'on pourrait appeler un ordre social et spatial, dans la ville de Paris et en région parisienne, qui considère que certaines catégories cataloguées « indésirables » ne sont pas à leur place dans les quartiers dans lesquels ils habitent.

Quelles issues ont ces jeunes aujourd'hui vis-à-vis des amendes ? S'il fallait mettre en œuvre des solutions, quelles seraient-elles ?

A. D. : Il faudrait déjà que les voies de recours soient vraiment accessibles. Ça suppose de refonder complètement le système de l'amende forfaitaire. Dans le système de l'amende forfaitaire, quand les citoyens verbalisés arrivent jusqu'au juge - ce qui suppose déjà de passer tout un tas d'étapes, c'est compliqué et très rare -, le juge est tenu à la « foi » du procès-verbal. En manière contraventionnelle, le procès-verbal de police fait foi.

C'est-à-dire que si un policier ou une policière dit que telle personne a jeté un déchet, n'avait pas de masque, ou a fait du bruit, le juge considère que c'est vrai, sauf si on arrive à apporter la preuve contraire... Ce qui relève souvent de l'impossible. Ce serait donc la première chose : rendre possible l'égalité des armes dans cette procédure de contestation.

Pour des jeunes qui ont 100 amendes et 30 000 euros à payer, il faudrait faire 100 démarches. Or il y ici a un problème plus global de procédure massive sur des individus qui sont ciblés par des procédures discriminatoires - elles visent une catégorie de la population définie par des origines, des critères d'âges, etc. Là, il y aurait aussi quelque chose à voir de ce côté-là, en prenant le problème dans sa globalité et pas seulement en prenant les amendes une par une.

M. B. : Il faut aussi penser des solutions non policières aux conflits liés à l'usage de l'espace public. Une fois qu'on demande aux policiers de dégager une partie de la population, on va forcément se retrouver dans ce genre de situation. L'outil de l'amende forfaitaire est extrêmement violent. Je pense que la solution est d'essayer d'imaginer une alternative à la gestion publique de ces conflits liés à l'usage de l'espace public.

Il existe déjà, au sein des municipalités, des services de médiation sociale par exemple, dont le travail est d'aller voir, à chaque fois qu'il y a des problèmes, les groupes et d'essayer de faire de la médiation. Demander : « Est-ce que, si vous allez vous retrouver en groupe, vous pouvez vous retrouver ici plutôt que là-bas ? » par exemple.

Ou alors, voir si on peut trouver des solutions pour faire en sorte que les habitants qui parfois, ont sincèrement peur, puissent dialoguer avec ces jeunes-là pour atténuer cette peur qui peut être basée sur la distance sociale qui les sépare. Peut-être que développer un peu plus de dialogue entre différentes générations, différentes classes sociales, etc. peut aider.

Ce sont des choses qui existent à la fois dans les municipalités, mais aussi par le biais d'associations. Il y a des associations locales qui essayent de faire ce lien-là pour justement qu'on évite d'avoir recours à la police et qu'on gère la conflictualité normale sur l'espace public autrement que par des réponses coercitives, policières, violentes.

Auteurs / autrices

  •  Emma Bougerol
  • Journaliste, basée en région parisienne. Habituée de la rubrique « société », j'écris surtout sur les droits des femmes et des personnes LGBTQI+, l'ubérisation du monde du travail et l'impact du numérique sur notre société. Je garde aussi un œil à l'étranger, pour raconter l'actualité internationale au-delà des dépêches.
  •  

Mots-clés :

 basta.media