« L'ARPE, c'est le cirque Zavatta, je ne peux pas dire autrement », s'emporte Brahim Ben Ali, un des représentants des chauffeurs VTC au sein de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (ARPE). Créé le 21 avril 2021, cet établissement public à caractère administratif a pour but d'inciter au dialogue social entre les chauffeurs et livreurs ubérisés et les plateformes pour lesquels ils travaillent. Quatre ans plus tard, en témoignent les mots durs du syndicaliste Brahim Ben Ali, son bilan est très contrasté.
L'ordonnance de création de l'ARPE a permis aux livreurs de repas chauds ainsi qu'aux chauffeurs VTC d'élire leurs représentants pour siéger à la même table que les plateformes. « Le texte est bâti sur une conviction : la négociation collective est la meilleure méthode pour bâtir une protection sociale adaptée aux travailleurs des plateformes », affirmait la ministre du Travail de l'époque, Élisabeth Borne, devant l'Assemblée nationale le 26 janvier 2022.
Dans la réalité, chez les acteurs et actrices de terrain, les accords, la représentativité et l'utilité même de l'ARPE sont remis en cause. Selon ces critiques, cette autorité ne sert qu'à une chose : maintenir les travailleurs ubérisés dans un statut précaire d'indépendant, alors qu'ils sont pourtant subordonnés aux plateformes. Autrement dit, un troisième statut, entre salarié et travailleur indépendant, défendu depuis des années par le gouvernement français.
Les livreurs à la merci des plateformes
Élu aux élections de 2024 dans le collège des représentants VTC, Brahim Ben Ali reste extrêmement critique de l'ARPE. Selon lui, cette institution ne permet pas un réel dialogue. « Quand j'arrive avec mes 56,31% [des voix], je me dis que je pèse, mais en vrai rien du tout, poursuit l'élu de Force ouvrière. Quand on pousse un peu les représentants d'Uber, ils nous disent qu'ils n'ont pas de mandat pour donner les informations. Je ne peux pas négocier. Les vrais chefs, c'est San Francisco [où est situé le siège d'Uber]. Alors, moi, je négocie avec qui ? »
Même son de cloche du côté de la CGT (qui a réuni 27,74% des voix des livreurs votants aux élections de 2024) : l'ARPE n'est pas une instance de négociation qui permet des avancées concrètes sur le terrain. « On y va quand même parce qu'il y a un enjeu à savoir ce qu'il s'y passe, si on a aucune vision, ça serait encore pire pour les travailleurs », explique Ludovic Rioux, de la fédération CGT des transports.
L'ancien livreur, toujours investi dans le combat contre l'ubérisation, se rappelle que son syndicat s'est montré méfiant dès le début vis-à-vis de cette autorité. « Nos méfiances se sont confirmées, constate-t-il aujourd'hui. Ce n'est pas une instance de négociation. Ici, les livreurs sont à la merci des plateformes. C'est une négociation qui n'en est pas une, sans information donnée aux syndicats. »
En quatre ans, quelques accords ont pourtant été passés entre les représentants des travailleurs ubérisés et les plateformes. Côté voitures de transport avec chauffeurs, cinq accords sont répertoriés sur le site de l'ARPE. Ils fixent notamment des prix minimums des courses, des conditions pour faire appel des déconnexions, ou des accords de méthode pour négocier. « C'est une forme de négociation hybride, on est indépendants mais on est là à faire de la négociation sectorielle salariale. On est en train de quémander nos droits alors qu'on est sensés fixer nos prix, nos conditions de travail », dénonce Brahim Ben Ali.
En effet, les travailleurs des plateformes sont au statut d'indépendant, ils devraient avoir la capacité de décider seuls de leurs conditions de travail. Dans la réalité, ces chauffeurs et livreurs sont subordonnés aux plateformes pour lesquels ils travaillent et sans bénéficier de la protection sociale des salariés. Cette situation de « travail dissimulé » a été, à de multiples reprises, sanctionnée par des tribunaux, y compris au pénal.
Sur le terrain, rien ne change
À Paris, Circé Lienart observe au quotidien les conditions de travail des livreurs Uber Eats, Deliveroo, et compagnie. Elle est coordinatrice de la Maison des coursiers, un espace de repos et d'accompagnement pour les livreurs installé au cœur de la capitale. Un lieu du même type existe à Bordeaux. La salariée se rappelle : « On a rencontré les employés de l'ARPE en décembre 2023, ils étaient venus nous voir avec la maison des livreurs de Bordeaux. On leur a donné tout ce qu'on observait sur les tarifs des courses et sur la santé des livreurs. »
Circé Lienart raconte avoir souligné l'urgence de la situation. « Les employés de l'ARPE semblaient découvrir la précarité des livreurs et leurs problèmes de santé. Ils nous ont dit que c'était "intéressant" et qu'ils n'avaient pas de données de terrain. Ils semblaient tout découvrir. » Un rendez-vous de suivi est fixé à six mois plus tard, et n'aura finalement jamais lieu. « Au moment des élections des représentants, on a parlé dans la presse du fait qu'on était critiques de l'ARPE et ça a complètement coupé les liens. »
Sur le terrain, les accords signés à l'ARPE n'ont pas changé grand-chose. Par exemple, l'accord sur un montant minimum de la course pour les livreurs a fixé une rémunération de 11,75 euros minimum de l'heure travaillée. Mais le calcul du temps de travail ne prend pas en compte le temps d'attente ou de trajet pour aller récupérer la commande. « On n'a vu aucun livreur bénéficier de la rémunération minimum fixée dans l'accord », a constaté la coordinatrice de la Maison des coursiers.
Un « simulacre de dialogue social »
Côté livreur comme VTC, des accords ont été passés sur les « déconnexions », c'est-à-dire lorsqu'un travailleur se voit refuser l'accès à la plateforme par cette dernière. C'est l'équivalent d'un licenciement pour un salarié... Mais sans aucun droit ou indemnité pour ces travailleurs indépendants. « Dans l'accord sur la désactivation, Uber est juge et avocat, s'agace Brahim Ben Ali, représentant pour les VTC. Il ne sert à rien. On a juste gardé les critères qui arrangent les plateformes. » Le texte prévoit juste la possibilité, pour les travailleurs, de faire appel de la décision de résiliation de leur compte.
Mais le manque d'informations et la charge de la preuve laissée aux livreurs et chauffeurs rend difficile cette contestation. « C'est compliqué, parce que par exemple, dans un cas de non-livraison, les plateformes ne donnent pas le nom du client ou les détails. Il arrive donc que les travailleurs donnent une justification pour une commande qui s'est mal passée, mais ce n'est pas celle que la plateforme mentionnait, donc ils vont encore plus s'enfoncer », illustre Circé Lienart.
Les seuls appels qui fonctionnent, à sa connaissance, sont ceux qui passent par les syndicats : « L'accord est signé pour permettre aux travailleurs de se défendre sans faire appel aux syndicats justement, parce que ça, ça se faisait déjà avant. On voit donc que ça n'a rien changé. » Contactée, l'ARPE affirme qu'elle « peut être saisie en cas de difficulté d'application des accords à travers le dispositif de médiation ».
« Le dialogue engagé depuis deux ans a permis de structurer un cadre commun, et les accords conclus ont permis des avancées intéressantes mais certainement perfectibles », admet l'ARPE dans un mail à Basta!. Mais complète : « Après trois années de mise en œuvre, le dispositif issu de l'ordonnance du 21 avril 2021 a toujours pour objectif de conférer de nouveaux droits aux travailleurs des plateformes de mobilité et à améliorer leur conditions de travail et de vie, objectif que l'ARPE ne perd pas de vue et pour lequel elle continuera à jouer son rôle de facilitateur et de garant du dialogue social, tout en restant attentive aux évolutions du secteur et aux besoins des travailleurs. »
Dans les rues, les conditions restent les mêmes. Ludovic Rioux peste : « Aujourd'hui, la situation est telle que les livreurs touchent 2 euros la commande, et qu'il y a toujours des accidents mortels. On touche le fond. » Impossible de ne pas penser à l'accident grave d'un livreur à vélo de 22 ans survenu le 6 mars dernier à Talence, près de Bordeaux. L'homme s'est retrouvé dans le coma après avoir été percuté de plein fouet par une voiture. Selon le syndicaliste, les accord signés au sein de l'ARPE entérinent « un fonctionnement qui tue des gens ».
Circé Lienart parle d'un « simulacre de dialogue social » au sein de cette autorité : « Les plateformes peuvent très bien refuser d'engager un dialogue sur certaines choses, l'autorité peut très peu vérifier les pratiques en réalité. » Et, partout, les décisions mentionnent bien que les livreurs sont « indépendants », ce qui laisse penser à de nombreux·euses militant·es du milieu que cette autorité ne servirait en réalité qu'à entériner un « tiers statut ». Autrement dit, les livreurs ne sont pas des indépendants comme les autres, car ils ont la capacité de négocier leurs conditions de travail avec les plateformes, mais ils ne sont pas non plus employés par ces dernières, et donc ne bénéficient pas de la protection du salariat.
« Pour Uber, les chauffeurs, c'est du bricolage »
La chercheuse à l'Université de Lille et spécialiste des plateformes numériques de travail Salma El Bourkadi, analyse la création de cette autorité dans un contexte plus global de lobbying d'Uber pour conserver son modèle : « En 2020 a lieu la première requalification par la justice d'un contrat de travail d'un chauffeur VTC en salarié. Puis, on va assister à une succession de requalifications en France et à l'international. À cette période, alors que la pression commence à augmenter partout dans le monde, Uber pense à d'autres dispositifs de pression et d'influence, et cherche à créer des dispositifs de diplomatie pour protéger ses intérêts. Notamment l'ARPE. »
Selon la maîtresse de conférences, la volonté de la multinationale est claire : gagner du temps en gardant une main d'œuvre facilement jetable. « Pourquoi Uber ne veut pas avoir de salariés ? C'est parce que c'est incompatible avec son modèle économique à long terme, affirme Salma El Bourkadi. L'objectif ultime d'Uber est la voiture autonome. Pour elle, les chauffeurs, les livreurs, c'est du bricolage. Autrement dit, ils sont une main d'œuvre temporaire en attendant l'automatisation complète de leur travail. » Un plan d'autant plus facile à mettre en œuvre qu'en France, les plateformes numériques de travail, Uber en tête, sont soutenues par l'exécutif.
En témoignent les révélations des « Uber files ». Cette enquête basée sur des documents qui montrent la connivence entre Emmanuel Macron, alors ministre de l'Économie, et les représentants d'Uber qui souhaitaient installer leur activité en France.
En témoigne aussi, plus récemment, la position de la France lors des discussions européennes pour une directive pour les travailleurs de plateformes, qui ne souhaitait pas entériner dans le droit la présomption de salariat des livreurs, chauffeurs et autres « indépendants » pourtant subordonnés.
Cette directive est pourtant passée. Pour lutter contre le recours à de faux indépendants, le texte introduit une présomption de relation de travail (autrement dit, le travailleur est présumé salarié, sauf preuve du contraire) et une plus grande transparence sur le management algorithmique. Cette directive est vue comme une victoire par beaucoup. Mais une nouvelle bataille s'annonce pour sa transcription.
Les parlementaires de gauche, comme Danielle Simonnet (députée du parti L'Après), Pascal Savoldelli (sénateur PCF) ou Olivier Jacquin (sénateur PS) se sont déjà engagés dans la lutte, en demandant une sur-transcription de la directive - c'est-à-dire d'en faire plus. « Il faut qu'on obtienne la suppression de l'ARPE avant la transcription. Sinon, les plateformes et l'exécutif vont l'utiliser » pour contourner la directive, craint le sénateur communiste Pascal Savoldelli lors d'un colloque organisé à l'Assemblée nationale par Danielle Simonnet le 6 mars dernier. Cette législation européenne devra figurer dans le droit français avant la fin de l'année 2026.
Boîte noire
Contacté, le délégué national d'Union indépendants, qui représente 10,26% des voix du secteur VTC et 47,27% du secteur de la livraison, a d'abord accepté un entretien puis n'a plus donné suite à nos demandes.
Journaliste, basée en région parisienne. Habituée de la rubrique « société », j'écris surtout sur les droits des femmes et des personnes LGBTQI+, l'ubérisation du monde du travail et l'impact du numérique sur notre société. Je garde aussi un œil à l'étranger, pour raconter l'actualité internationale au-delà des dépêches.