par Alain Marshal
Alors que l'enseignement privé peut garantir aux familles musulmanes que les mères qui portent le voile pourront toujours accompagner les sorties de leurs enfants, voire que leurs filles pourront pratiquer leur foi et le porter elles-mêmes, et échapper aux polémiques islamophobes récurrentes, ce plaidoyer en faveur du simple droit à l'existence de ces établissements m'a valu une mise au ban de la CGT Educ'action 63, avant que ma dénonciation des positions de la Confédération CGT face au génocide à Gaza m'en fasse exclure. Le fait qu'un communiqué récent de syndicats enseignants (signé par l'UNSEN CGT, la FSU, SUD...) ait pu, à la faveur du scandale Betharram, reprendre le vocabulaire de Darmanin lui-même pour dénoncer le «séparatisme» supposé de ces établissements, comme s'ils étaient tous réservés à l'élite alors que la grande majorité accueille des familles modestes, témoigne du dangereux progrès des idées d'extrême droite. Espérons que l'annulation par la justice de la décision mettant fin à l'association entre l'État et le lycée privé musulman Averroès appelle d'autres avancées.
Au sujet de la lutte contre l'exploitation sexuelle, au moment du «suicide» de Virginia Giuffre, appelons, en lieu et place des simples postures sans lendemain, à des prises de position sincères et véritablement courageuses, notamment 1/ l'ouverture d'une enquête judiciaire - et médiatique - sérieuse sur le volet français de l'affaire Epstein (malgré le «suicide» en prison de ce dernier et de son acolyte parisien Jean-Luc Brunel, dénoncé dès 1988 par un documentaire de CBS ) ; 2/ l'ouverture d'une enquête judiciaire - et médiatique - sérieuse sur les déclarations de Luc Ferry , ancien ministre de l'Éducation Nationale, confirmant un article de presse qui accusait un ancien ministre d'avoir violé des petits garçons à Marrakech, sans émouvoir nos preux syndicats enseignants ; 3/ l'ouverture d'une enquête judiciaire - et médiatique - sérieuse sur les faits dénoncés par cet insoutenable mais indispensable documentaire d'Elise Lucet datant de 2000 sur les viols d'enfants organisés, les «charniers d'enfants» en région parisienne, etc.
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Faut-il interdire les écoles confessionnelles ?
Intervention au second jour du Congrès de la CGT Educ'action 63 des 9 et 10 juin 2023. La veille, le simple fait d'avoir timidement défendu le droit des familles croyantes de faire un choix conforme à leurs convictions m'avait valu un haro général d'une grande violence, avec des appels indignés non pas seulement à cesser tout financement des écoles privées mais à militer pour leur éradication pure et simple. J'avais donc rapidement préparé cette intervention à l'écrit que j'ai lue le lendemain.
Je suis vraiment chagriné de la virulence (sur le fond et la forme) avec laquelle le combat contre les écoles confessionnelles est avancé, comme une évidence qui n'aurait pas même besoin d'être argumentée, analysée, nuancée, etc. Il y a certainement là un héritage du marxisme/bolchevisme, et d'une histoire lointaine dans laquelle l'Église était puissante (l'Inquisition, la fameuse «alliance du sabre et du goupillon»), mais je suis consterné par l'anachronisme de ce combat.
Aujourd'hui, se battre si farouchement contre l'existence même des écoles confessionnelles, ce n'est pas se battre contre les puissants et contre le lucre, mais s'unir à eux contre le sous-prolétariat le plus bafoué, le plus humilié, le plus écrasé, le plus massif (en nombre) et le plus impuissant, à savoir les musulmans (les écoles musulmanes sont très peu nombreuses par rapport aux chrétiennes, mais sont déjà la cible privilégiée du pouvoir avec ses stigmatisations, inspections à répétition, fermetures abusives, restriction toujours plus sévère de l'école à la maison, etc.), à qui certains voudraient dire «On va vous asphyxier financièrement, vos diplômes ne vaudront rien, démerdez-vous» que je l'ai insulté de «mécréant»] , le but assumé étant de les rayer de la carte. Ce propos est choquant et même profondément blessant. Comme si la violence quotidienne que nous infligent l'extrême droite, la Macronie, les médias, Bolloré et ses milliards, etc., était insuffisante, pour qu'on ait besoin de dire «Il parait essentiel de contribuer immédiatement à ce combat fondamental et d'y allouer une partie des 7000 euros & ressources humaines de la CGT' Educ 63 sur les 3 prochaines années». Il n'y a pas d'autres priorités ? Il n'y a pas d'autres domaines (privés aussi, et qui assurent des services bien moins importants que l'enseignement privé) où l'État dilapide des milliards, qu'on pourrait réinjecter dans l'école publique sans dépouiller les écoles privées «jusqu'au dernier sou» ? Je suis sûr que si, et dans des proportions comparables à l'écart entre la fraude sociale (qui serait les sommes d'argent public dévolues aux écoles privées) et la fraude fiscale (tout l'argent public dilapidé dans bien plus inutile voire nuisible que l'enseignement privé).
On demande un budget bien plus conséquent pour l'école, mais pourquoi se cantonner à l'existant et croire qu'il faut déshabiller Christophe & Mouloud pour habiller François ? Ne peut-on pas, si c'est vraiment le prétendu côté lucratif qui gêne (bien que les frais de scolarité soient accessibles aux familles modestes dans la grande majorité des établissements), encadrer et légiférer davantage, mettre des conditions plus strictes sur les financements, les tarifs et conditions d'admission, exiger un système de bourses, des frais symboliques pour les défavorisés avec des quotas exigés de diversité de publics comme pour les HLM, «nationaliser» des écoles privées en leur gardant un statut ou une sous-section confessionnels, etc. ? Mettre tout le privé dans le même panier, dire que le privé est l'ennemi à abattre, c'est de l'idéologie déconnectée du réel. Ce serait comme lancer une bataille pour dire qu'on est contre les médias privés, avec pour cible ostensible les milliardaires qui possèdent quasiment toute la presse et les chaines d'information, et qu'on disait qu'on va TOUS les interdire : personne ne pleurerait la disparition de CNews ou BFM, mais il faudrait être bien naïf pour ne pas voir que la vraie cible d'une telle démarche serait tous les petits médias alternatifs, qui fonctionnent souvent sur le modèle du bénévolat, et sont le dernier bastion du journalisme indépendant que l'oligarchie veut museler, jusqu'au dernier tweet anonyme. Croire que le tout-public, à savoir le tout-État (cet État qu'Engels voulait ultimement, pour abolir l'oppression, reléguer «au musée des Antiquités, aux côtés du rouet et de la hache de bronze»), est la panacée, c'est illusoire voire dangereux : si on parle de l'État cubain, je veux bien ; si on parle de la Macronie et de ce qu'elle laisse présager pour l'avenir, on parle plutôt de projet totalitaire. On est loin, très loin de l'auto-gestion (des «indigènes» ou autres) prônée par la CGT.
Ce n'est donc pas un combat héroïque et révolutionnaire, mais un acharnement sur les plus faibles, injuste et contre-productif : la bourgeoisie capitaliste trouvera toujours des solutions de contournement pour bien scolariser sa progéniture, via des précepteurs ou à l'étranger si besoin, mais les familles défavorisées dont le seul «crime» est d'avoir des croyances et des valeurs traditionnelles seront les seuls laissés-pour-compte ; et cette hostilité/haine sous-jacente voire explicite à l'encontre des religions, doublée d'une forme de condescendance pour les croyants ou croyances [Mérovée D., qui me soumet à la question dans la vidéo ci-dessous , avait rapporté comme un récit de première main que dans une école catholique, les enfants étaient retirés des cours de sciences pour se faire enseigner le créationnisme par le curé, une fable grotesque mais révélatrice], transforme des victimes en coupables, des alliés objectifs en adversaires. On ne peut pas reconnaître les atteintes inadmissibles à la liberté de culte de cette laïcité dévoyée, rappeler qu'on était opposé à la loi de 2004 contre le voile islamique (où est le combat sur ce point ? quelles actions sont menées pour la faire abroger ?) tout en disant qu'on doit «écraser l'infâme» (formule anticléricale du richissime Voltaire, dont la fameuse «tolérance» a consisté à faire traquer Rousseau et à demander contre lui, dans le Sentiment des Citoyens, la peine de mort pour le châtier de ses convictions politiques et surtout religieuses jugées non «éclairées»), et percer la dernière bulle d'oxygène qui pourrait permettre à des millions de musulmans de respirer, de vivre en accord avec leurs convictions sans que personne n'aille les «emmerder» (pour filer la métaphore du camarade), surtout qu'on sait que la persécution dont ils sont victimes ne va que croître.
Au sujet des polémiques islamophobes récurrentes que subissent les familles musulmanes dans l'école publique, lire Fuite en avant islamophobe ! et Interdiction des «abayas»
Du point de vue d'un calcul cynique, il y a peut-être une cohérence : oui, si on continue à les pousser à bout, il est probable que la majorité des musulmans va continuer à céder du terrain, le rapport de force leur étant trop défavorable. Ils vont accepter de subir la «police des mœurs», la «police de la pensée», la «police des jours fériés», intérioriser leur infériorité et leur impuissance, et aller jusqu'à considérer qu'après tout, le voile, la viande halal et les congés de l'Aïd ne sont ni des droits fondamentaux ni même des préceptes islamiques (on ne va pas choquer le prude Darmanin quand même). Et on aura des tas de gens pour dire qu'ils ont des «amis musulmans» qui leur ont dit que leur liberté de culte est parfaitement respectée par notre belle et tolérante laïcité, qui soit dit en passant n'a plus rien à voir avec celle de 1905 [la laïcité a été instaurée pour garantir la liberté de conscience de tous, et non pour brimer les convictions de certains au profit d'autres], et est la risée du monde entier (mais c'est probablement le monde entier qui a tort, il ne faut surtout pas nous remettre en question), et donc que si certains demandent plus de droits, il doit s'agir de «dangereux séparatistes islamistes». C'est précisément ce que Jaurès, dans le contexte du colonialisme, appelait la «conscience faussée par l'habitude de l'oppression» : la conscience de l'oppresseur est faussée (il se croit progressiste et éclairé, «civilisant» les peuplades arriérées, même à l'insu de leur plein gré), mais aussi celle de l'opprimé (il se croit respecté). Ne pensez-vous pas que plus d'un millénaire de relations violemment antagonistes entre l'Occident et l'Islam n'a pas forcément laissé des séquelles (fussent-elles des micro-séquelles) qu'un syndicat progressiste et prônant la tolérance comme la CGT doit se donner les moyens d'identifier pour œuvrer à y remédier ? Je suis plutôt surpris de constater que la question de l'intériorisation de l'oppression des femmes même au sein du noyau dirigeant «éclairé» de la CGT Educ' est assez consensuelle pour qu'une Collective exclusivement féminine soit créée à ce sujet (initiative sur laquelle j'étais d'abord très sceptique, d'autant plus que je la découvrais en même temps que le dernier rebondissement du scandale Taha Bouhafs/LFI, mais après avoir entendu les arguments pour, qui faisaient écho à mon propre vécu de minorité musulmane parfois trop intimidée pour faire valoir un droit, j'ai reconsidéré la chose), mais que certains tombent des nues voire s'offusquent quand on suggère qu'il pourrait peut-être, peut-être y avoir chez certains des processus similaires à l'œuvre à l'encontre des musulmans, surtout qu'ils paraissent très peu représentés à la CGT ( sur cet enregistrement , on peut entendre Marie Ch., co-secrétaire de la CGT Educ' 63, affirmer le plus sérieusement du monde que le Bureau est «immunisé contre l'islamophobie», après m'avoir affirmé « Mais on n'en a rien à foutre de tes convictions religieuses, mais tu m'emmerdes avec tes convictions religieuses, je m'en fous moi de tes convictions religieuses », tandis que François-Xavier D. me lançant « Ta religion n'a rien à faire à la CGT »).
J'estime que ce combat contre les écoles confessionnelles n'est pas seulement illégitime, il est indigne car il perpétue l'oppression et son intériorisation. Sans parler du fait qu'il se trouvera toujours une partie de la population qui, lorsqu'elle n'aura plus le choix, refusera de renoncer à ses convictions, rejettera les nouvelles compromissions qui ne cesseront d'être exigées et face à la disparition (effective ou programmée) de l'enseignement confessionnel catholique et/ou musulman, fera le choix de l'émigration / remigration. Cette tendance existe déjà (je connais personnellement des re-migrants, mais pour ceux qui découvriraient ce phénomène, voyez cet article du New York Times) et va probablement se renforcer vu qu'on continuera de s'enfoncer vers le pire avant de revenir vers du meilleur (surtout si les forces dites progressistes joignent leurs efforts antimusulmans et antireligieux aux réactionnaires nihilistes au pouvoir). Voilà comment une vision de gauche peut prôner l'inclusion en paroles et l'exclusion dans les actes, et finir avec le même résultat que ce que prône l'extrême droite (forcer les musulmans à abjurer certaines de leurs croyances, à s'édulcorer, à transgresser certains interdits sous peine d'être ostracisés, mis au placard ou renvoyés en Musulmanie, par coercition explicite ou implicite, directe ou indirecte, assumée ou tacite). Le PCF de Fabien Roussel incarne parfaitement ce rapprochement (ce même PCF qui, en 1956, votait unanimement les «pouvoirs spéciaux» pour la guerre d'Algérie). Soit dit en passant, je pense que sur certains points, l'unanimité n'est pas un idéal vers lequel il faut tendre, mais un danger contre lequel il faut se prémunir par des garde-fous, des contre-pouvoirs, l'expression de vues divergentes, même au sein d'un syndicat de combat qui doit considérer l'entre-soi comme un redoutable péril.
Le seul propos sensé à mes yeux serait de dire que la véritable lutte est de ressusciter un service public d'éducation de qualité, tolérant, respectueux des convictions de chacun. Notre école est en ruines, et cet horizon de renaissance est très, très lointain, peut-être aussi lointain que la société sans classes (idéal noble mais, figure-t-il dans les objectifs de la CGT, que ce soit sur 3 ans ou sur 300 ans ?). Prétendre qu'on veut justement construire cette école de qualité et tolérante en la voyant au fond de l'abîme, mais vouloir œuvrer dès maintenant à éradiquer le privé confessionnel, c'est comme enlever le roseau de quelqu'un qui a la tête sous l'eau et ne respire encore que grâce à ça, tout en se donnant bonne conscience en disant qu'on va lui chercher une bouteille d'oxygène de plongée (sans savoir où et quand on va la trouver, est-ce que le naufragé sera encore là ou encore vivant à notre retour, etc.). Ou de dire qu'il est inadmissible et contraire à la dignité humaine de voguer sur les océans sur des embarcations de fortune, et détruire ces embarcations en pleine mer en condamnant ses occupants à se noyer, tout en (se) disant qu'il n'y a aucune inquiétude à avoir parce qu'un bateau de croisière est en conception au bureau d'étude de la CGT pour les sauver : on prétend protéger, mais on achève, par inconscience voire par hypocrisie - et cette métaphore est violente, mais fait écho à la violence des propos à laquelle elle répond, et vise à rappeler que ce sont bien les musulmans et non les athées qui sont dans la détresse et subissent l'oppression (car des «camarades» avaient affirmé le contraire). Même si on considère qu'il est inacceptable de respirer avec un roseau, ce à quoi il serait difficile de ne pas souscrire, et que pas un centime de budget ne doit être alloué à ces roseaux, ce qui me parait absurde et extrême, si on est vraiment soucieux des droits des minorités (et qu'on ne fait pas de hiérarchie entre elles, qu'on ne considère pas qu'elles sont toutes égales mais que certaines sont plus ou moins égales que d'autres, que leur défense est trop controversée et clivante, etc.), on doit être un farouche défenseur du roseau tant que les bouteilles d'oxygène ne sont pas disponibles pour tous. Et quand ce sera le cas, il sera inutile de légiférer pour interdire les roseaux, tout le monde optera naturellement pour les bouteilles d'oxygène. Détruisons les causes de l'essor de l'enseignement privé, et il disparaitra de lui-même.
Sur une des photos publiées p ar le site de la CGT Educ'action 63, on peut voir que je suis le seul (au premier plan, polo blanc) à ne pas avoir voté pour le Rapport d'orientation, ce qui m'a valu d'être retiré sans préavis de la liste des membres du Bureau qui devaient être élus juste après. J'ai eu la plus grande difficulté à m'y maintenir, mais je n'ai été qu'un «élu de papier». Voir Comment la CGT Educ' 63 évince, salit et met en danger un élu indésirable
Je vote contre l'amendement. Je ne me suis pas syndiqué pour lutter contre des droits fondamentaux et imprescriptibles garantis par des textes nationaux et supranationaux, surtout ceux des minorités opprimées que la CGT prétend défendre tout particulièrement. Je me suis syndiqué pour préserver nos acquis et en conquérir d'autres, pas pour contribuer à leur destruction ; pour savoir accepter comme une nécessité le fait de ne pas avancer assez vite à mon goût, pas de reculer ; pour faire avancer l'humanité et être une force progressiste, pas pour la faire régresser. La Macronie s'en charge bien assez efficacement sans qu'il soit utile de lui porter secours et d'apporter notre caution et nos forces à son œuvre, fût-ce sur un point jugé secondaire.
Merci de m'avoir écouté.
Extraits choisis de la Commission Exécutive du 13 février 2024, qui a voté la procédure d'exclusion à mon encontre. On y entend le «procès en sorcellerie» qui avait été annoncé on ne peut plus explicitement, notamment à cause de ma défense des écoles confessionnelles. Le 6 décembre, dans sa réponse à ma saisine ( Annexe XII), le Bureau de la CGT Educ' 63 déclarait : «[Salah] a défendu les écoles confessionnelles et dit qu'il ne voyait pas de problème à ce qu'elles enseignent le créationnisme... notre syndicat défend la position fondamentale d'une seule école : publique, laïque et gratuite. Qu'une personne, en toute connaissance de cause, décide d'adhérer à la CGT malgré son désaccord avec ces valeurs fondamentales, c'est une chose. Mais qu'ensuite elle demande à être élue dans les instances dirigeantes, en revendiquant son droit à défendre d'autres valeurs, c'en est une autre». Activer les sous-titres. La transcription complète de ces échanges est disponible sur ce lien.
source : Alain Marshal