Quelles sont les difficultés rencontrées au quotidien pour les personnes porteuses de handicap invisible ? Comment articuler ses gênes ou ses douleurs avec ses proches, son travail et sa vie de tous les jours ? 80% des handicaps étant invisibles, il y a fort à parier que chacun d'entre nous fréquente une personne qui est touchée... sans le savoir. Témoignages.
Au travers du témoignage de Lauriane atteinte de spondylarthrite ankylosante, de celui de Marie* atteinte de surdité et de celui Alice, fondatrice du média Petite Mu, tentons une approche de ce que représente le handicap invisible aujourd'hui.

Le handicap en France en quelques chiffres
La liste des handicaps invisibles est longue et aux caractéristiques très variables : sclérose en plaques, tendinite, endométriose, surdité, autisme, maladie de Crohn, dépression... Aujourd'hui en France, 12 millions de personnes sont porteuses de handicap : parmi elles, 9,6 millions sont atteintes d'un handicap dit « invisible ».
Les chiffres montrent également que les personnes porteuses de handicap, quel qu'il soit, sont davantage touchées par le chômage. En 2023, le taux d'activité des travailleurs handicapés atteignait 45%, contre 74% en général. On estime qu'une personne sur deux sera touchée à un moment de sa vie par un handicap invisible, et qu'une sur dix le cache en entreprise.

Découvrir son handicap, de la gêne à la douleur
Marie, 37 ans, vit depuis dix ans avec une otospongiose, maladie qui entraîne une surdité progressive dite de transmission, due à des foyers anormaux d'ossification sur l'étrier. Dans 80% des cas, les deux oreilles sont touchées mais de façon décalée, entraînant parfois des désagréments liés à une compensation, comme de l'hyperacousie. Enfin, les troubles de l'audition sont souvent accompagnés d'acouphènes.
« Mon otospongiose a été diagnostiquée à l'âge de 26 ans suite à une baisse d'audition, principalement de l'oreille droite, raconte Marie, Deux scanners espacés de dix ans ont démontré que la maladie avait progressé. Désormais, certaines fréquences me sont inaudibles, et je ne détecte plus les sons en deçà de 38 décibels. Une personne qui parle bas, même face à moi et sans bruit de fond, m'est presque incompréhensible. »
Lauriane, 28 ans, a été diagnostiquée à l'âge de 18 ans d'une spondylarthrite ankylosante et d'un rhumatisme psoriasique. « J'ai toujours souffert de douleurs très fortes, de fièvre, sans qu'aucun médecin ne mette de nom sur ce que j'avais. C'est suite à une batterie de tests que le diagnostic a été posé, avec la découverte du gène HLA B27, souvent héréditaire : on a alors su que mon père l'avait et en souffrait aussi. A contrario, ma soeur, porteuse, n'a jamais développé de symptôme. »

Dès lors, la vie de Lauriane va s'articuler autour de longs protocoles médicamenteux, allant des anti-douleurs à la biothérapie et même la chimiothérapie. Maladie inflammatoire dégénérative, la spondylarthrite ankylosante touche en premier lieu les articulations et avance par poussées, réduisant la mobilité.
Avec le temps, le seuil de douleur augmente et les médicaments avec, à en devenir parfois cobaye de nouvelles thérapies lourdes.
« Parfois, je ne sais plus ce qui est le pire, vivre avec les traitements, l'immunodépression qu'ils entraînent, leur liste interminable d'effets secondaires... Ou vivre sans, et subir chaque jour la maladie qui évolue. »
Malgré des symptômes virulents, Lauriane garde le sourire et tente de conserver ses passions, comme la course à pied. « Il y a des moments où je subis une fatigue extrême, n'arrive plus à mettre mes chaussures, à ouvrir une bouteille... C'est dur pour quelqu'un de sportif comme moi, mais je fais tout pour ne pas perdre ma mobilité, en pratiquant notamment le renforcement musculaire. »
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Du même âge que Lauriane, Alice a créé en 2023 le média Petite Mu, afin de sensibiliser au handicap invisible. En 2021, la jeune femme apprend être touchée par une sclérose en plaques. Après une longue phase de déni, elle réalise qu'aucun média n'existe au sujet du handicap invisible. Or, Alice souhaite libérer la parole et créer un climat de confiance, notamment en entreprise : « J'aimerais que le handicap ne soit plus un frein dans notre vie quotidienne. »
Le regard des autres : comment révéler l'invisible ?
« Je pense que l'une des premières difficultés liées au handicap invisible, c'est de devoir en permanence se justifier, explique Alice. L'inconscient collectif associe le handicap à un fauteuil, une amputation... Quand il est invisible, la plupart des personnes touchées n'en parlent pas et préfèrent être dans une stratégie de compensation constante.«
Que ce soit au travail ou dans la vie de tous les jours, la surdité « moyenne » de Marie la perturbe : « Je travaille dans le commerce et me retrouve confrontée à des situations de quiproquos. Je dis parfois « oui » à des collègues que je n'ai pas entendus... Si un client parle bas, je dois lui demander de répéter. C'est assez pénible, il m'est arrivé de faire face à des réflexions du type « Il faut se laver les oreilles »... »
Il existe encore de nombreux clichés autour de la surdité, qui est souvent associée à l'âge. « Une personne jeune et en pleine santé n'a aucun moyen de faire paraître qu'elle est malentendante, souligne Marie, mais je n'en veux à personne : ce n'est pas écrit sur mon front. Finalement, c'est à moi de faire ce travail de sensibilisation... »

Après de longues démarches, Lauriane a obtenu la CMI (Carte Mobilité Inclusion) qui lui permet notamment de se garer sur les places réservées aux personnes handicapées ou d'utiliser les coupes-files. « Je subis régulièrement des regards interrogatifs, explique Lauriane. Je suis jeune et quand je ne suis pas en pleine crise, je peux marcher même si j'ai mal. Les gens ne comprennent pas. Sauf que j'ai besoin de beaucoup d'espace pour sortir de ma voiture, et qu'il y a des jours où je n'en suis pas capable de parcourir plus de 200 mètres. Utiliser la CMI sans handicap visible, cela fait tiquer : « Une fois, j'ai été agressée verbalement par un homme qui m'a crié « Je suis plus handicapé que vous ! »... »
Des discriminations également vécues par Alice, dès le premier jour de l'usage de sa CMI : « J'ai carrément été insultée par un jeune couple, sous prétexte que je pouvais marcher, se souvient-elle, ils m'ont reproché d'utiliser une fausse carte... Une violence qui m'a marquée. Le jugement des autres fait partie des plus grosses difficultés rencontrées. »
A l'instar de Lauriane, Alice a de bons et de mauvais jours, selon l'intensité de ses symptômes. S'il existe de nombreuses personnes détentrices de la CMI qui peuvent marcher, elle ne s'obtient pas sans un long parcours de demandes, appuyées par des médecins. Elle n'a rien d'une chance.

Démarches administratives, accès au travail... Un parcours semé d'embûches
Il aura fallu à Lauriane des années de démarches pour enfin obtenir son RQTH, il y a deux mois. « L'administration française est ubuesque, lâche-t-elle avec un demi-sourire, maintenant que j'ai enfin mon RQTH, je dois refaire une demande pour ma CMI, en suspens à cause de lenteurs administratives... Résultat, ma carte n'est plus valide et je suis parfois forcée de frauder. La spondylarthrite est une maladie dégénérative : devoir régulièrement refaire une demande, c'est un peu idiot... »
Côté travail, Lauriane n'a jamais révélé son handicap lors d'entretiens d'embauche. Peur du refus de certaines missions, de la croire inapte, ou a contrario de l'utiliser pour remplir le quota employeur « travailleur handicapé »... « Durant mes études, un poste m'a été refusé suite à une alternance où j'étais souvent absente à cause de traitements inefficaces, explique-t-elle.Mes collègues actuels savent que j'ai des problèmes de santé mais ne m'ont jamais questionnée. Je sais que je devrai finir par en parler. Il y a des matins où il me faut plusieurs heures avant de me « déverouiller »... C'est dur à associer avec des horaires de travail classique. »

Marie, qui vient d'être appareillée et entre dans les démarches de RQTH (Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé), a fait profil bas lors de son embauche : « Je n'en ai pas parlé de peur que cela ne fasse obstacle, mais si je reste trop longtemps en caisse, cela m'épuise car je fais constamment répéter. J'ai fini par aborder le sujet avec mon patron, qui s'est montré compréhensif. Nous avons pu réadapter mon poste ensemble. »
Alice travaille au quotidien à adapter le monde du travail à celui du handicap. « Je constate une évolution positive, même si le chemin à parcourir est encore très long. La notion de productivité reste dure à associer au mot « handicap », mais de plus en plus d'entreprises s'adaptent car nous sommes aussi capables que les autres, à condition d'avoir les aménagements nécessaires. Une entreprise inclusive a tout à y gagner, à commencer par le regard des autres salariés. Nous manquons d'informations, ne savons pas quoi faire face à quelqu'un en situation de handicap... Il y a encore beaucoup de tabous, mais c'est en les évoquant et en les dédramatisant que cela avancera. »
« J'ai encore du mal à utiliser le mot « handicap », avant tout parce que je ne me sens pas légitime.
Être handicapé, une question de légitimité ?
Parler de handicap ne va pas de soi quand c'est une maladie acquise car dans ce cas, on ne naît pas en situation de handicap, on le devient. Une étape psychologiquement difficile à franchir.
« Le mot « handicap » est tout récent pour moi, souligne Marie, mais j'ai compris que se taire est une erreur, car comment faire deviner ce qui ne se voit pas ? Récemment, un client m'a faite répéter en précisant « Désolé, je suis malentendant. » En quelques mots, il a su me montrer l'invisible et ce que je n'arrive pas, pour ma part, à exprimer. J'ai encore du mal à utiliser le mot « handicap », avant tout parce que je ne me sens pas légitime : je ne souffre pas, et l'appareillage m'aide à retrouver une partie de mon audition. Toutefois, j'ai compris que le handicap ne se définit pas par son aspect irréversible, mais par la gêne qu'il apporte dans notre quotidien. »

Pour Lauriane, le mot « handicapée » n'a rien de péjoratif mais elle n'arrive pas à l'utiliser avec sérieux. Elle aussi souffre d'une question de légitimité. Comment se dire porteur de handicap face à des personnes en fauteuil roulant quand on peut marcher ? « J'utilise le terme « handicapée » quand je suis incapable de faire mes lacets et que je m'exclame en rigolant « Quelle handicapée ! ». Je n'arrive pas à l'employer sérieusement. Ce n'est pas une question de honte, ou de sémantique... Je dis que j'ai des problèmes de santé mais pas que je suis handicapée, sans doute parce que je considère que d'autres personnes sont plus touchées que moi«
Alice préfère employer le terme « en situation de handicap », car pour elle, les personnes touchées ne le sont pas forcément dans tous les contextes. Une appellation qui passe souvent mieux que le mot « handicapé », qui « représente quelque chose d'énorme, et engendre en effet un souci de légitimité. Il faut comprendre qu'il existe tous types de handicaps, plus ou moins lourds, plus ou moins visibles. Pourtant, dès lors que l'on n'est « pas capable de » à cause d'une maladie physique ou psychique, on est en situation de handicap. Chaque personne l'approche et l'apprivoise ensuite à sa manière, avec ses propres mots. »
*Le prénom a été modifié.
- Renard polaire
Photo de couverture de Manuel Gast sur Unsplash