Alain Bertho est professeur d'anthropologie à l'Institut d'Etudes Européennes et directeur de l'école doctorale de Sciences sociales de l'Université de Paris 8-Saint-Denis. Il est l'auteur de « Le temps des émeutes » aux éditions Bayard. Il analyse la portée politique des émeutes, l'invisibilité populaire qu'elles traduisent, et les relie aux soulèvements récents des Indignés d'Espagne, de Grèce, du Sénégal et aujourd'hui d'Israël... Grand entretien.
« Hooligans », « guérilla urbaine » ou encore « gang de jeunes », les termes utilisés pour parler des émeutes sont nombreux. Que disent-ils sur l'interprétation de ces événements surgis en Angleterre ?
Alain Bertho. Les mots sont devenus des champs de bataille. Leur choix et leur utilisation visant à désigner des phénomènes contemporains, des situations humaines reflètent une question extrêmement sensible. Avant la mort de Zyed et Bouna, à Clichy-sous-Bois, il y a eu la prononciation par Sarkozy du mot « racaille » et « kärcher ». Ils ont contribué à faire exploser les quartiers. Et quand la presse reprend les termes de l'Etat, c'est vécu comme une agression. On utilise un langage policier et militaire. Cette logique terrible conduit, toute proportion gardée, à faire la guerre aux gens. Se réapproprier la langue est une manière de restaurer un espace de dialogue possible. Alors, la violence n'est plus nécessaire. Cette disjonction entre les mots officiels (Etat, médias, universitaires) et les mots du peuple symbolise le symptôme le plus flagrant de l'effondrement des dispositifs de représentation dans le monde entier, dans lesquels se sont développées les activités politiques depuis deux siècles. On transforme ainsi de la conflictualité en débat de programme et de valeurs. Les « casseurs » en France, « hooligan » en Grande-Bretagne et « encapuchados » en espagnol... C'est un vocabulaire qui s'inscrit dans une conception sécuritaire. D'ailleurs l'ensemble des questions sociales sont pensées en ces termes. Le système d'évaluation des situations se joue dans ou hors du cadre de la légalité. Le discours de Sarkozy, le 30 juillet dernier à Grenoble, est une vision de la société, où la police est le symbole ultime de l'Etat et de sa légitimité. Pourquoi s'étonner ensuite que les jeunes s'en prennent à la police.
Selon vous, les émeutes ont-elles une fonction sociale ?
Alain Bertho. Les émeutes ont pour fonction de remettre en lumière ce qui est volontairement étouffé : l'invisibilité de la pensée populaire. C'est une façon de regarder un réel qu'on ne veut pas voir. C'est très gênant pour les pouvoirs. L'exaspération est telle du côté de ceux qui se révoltent qu'ils n'ont pas même pas envie de s'expliquer sur leurs actes. Pourquoi s'expliquer auprès de politiques déconnectés de la vie, sur lesquels ils ne peuvent plus compter ?
Des émeutes éclatent dans le monde entier. Sont-elles de plus en plus nombreuses ?
Alain Bertho. Oui et elles vont croissantes. En 2008, on comptait 300 émeutes, 550 en 2009 et 1250 en 2011. Les causes structurelles sont toujours là. L'étincelle qui fait que tout d'un coup des milliers de personnes passent à l'acte, est tout à fait imprévisible. La mort d'un jeune est un classique statistiquement, heureusement, pas trop important. En Chine, en Colombie, en Tunisie, au Sénégal, cette jeunesse urbaine populaire a entraîné tout le monde autour d'elle. Elle n'est pas isolée. En revanche, la jonction entre la jeunesse étudiante qui trouve des moyens d'actions violents et la jeunesse de quartiers populaires n'est pas toujours évidente. En Grèce, cette jonction s'est opérée depuis longtemps.
Y a-t-il un lien direct entre la crise économique et sociale et les émeutes ?
Alain Bertho. Oui, et ce lien n'est pas seulement social, il est aussi politique. Depuis trois ans, ce sont les agences de notation et les logiques financières qui décident des politiques budgétaires mondiales, quel que soit le régime ou le parti au pouvoir. Les Etats ne sont plus libres de leurs choix et ne peuvent plus s'opposer. Les Etats ne prennent plus en charge les intérêts communs de leur peuple. Leur légitimité est en cause. Et justement pour regagner cette légitimité perdue, ils convoquent le tout sécuritaire. La délinquance, les étrangers, les enfants d'étrangers, les musulmans : à toutes ces figures de peur, on propose deux réponses liées, la réponse policière et la réponse du choix entre le bon grain et l'ivraie. L'Etat fait le tri et choisit son peuple. Comme lorsque Sarkozy veut enlever la nationalité française aux coupables d'actes de délinquance.
En Angleterre, il y a eu plusieurs émeutes dans les années 80. Mais rien depuis, comment expliquez-vous ce temps de latence ?
Alain Bertho. Les situations génératrices d'émeutes sont beaucoup plus dispersées qu'en France. Il y a eu les émeutes ethniques au début et au milieu des années 80 causées par des affrontements entre communauté ou par des réactions à des bavures policières racistes. L'Angleterre est entrée de plain pied dans une politique déterminée par les logiques financières. Ce pays vit une situation nouvelle qu'il faut relier à la mobilisation étudiante qui a provoqué la mise à sac du siège du parti conservateur. Les étudiants s'en sont même pris à la voiture du prince de Galles ! Puis, au mois de mars, les gigantesques manifestations contre la rigueur.
Cette crise de la représentation peut-elle provoquer une prise de conscience collective ?
Alain Bertho. Je suis pessimiste sur l'avenir de la démocratie telle qu'on la connaît. Pour les gens au pouvoir, reconnaître l'existence de cette colère sociale pourrait provoquer une très grande déstabilisation de leur propre système. Mais quand le peuple parvient à s'exprimer avec des revendications, il ne se situe pas dans une logique de prise de pouvoir. C'est le cas des indignés en Espagne, en Grèce ou au Sénégal. Ou même en Tunisie ou en Egypte. Les indignés ne se sont pas mobilisés pour gagner des élections. Ils posent à l'extérieur de l'Etat un certains nombre d'exigences qu'ils essaient de faire admettre. En Espagne, il semble que les partis commencent à prendre en compte ce que disent les indignés. Il y a quelque chose de nouveau entre le printemps arabe et les indignés, comme une contagion consciente et volontaire. Les peuples reprennent des modes de revendications similaires en prenant conscience qu'ils subissent les mêmes problèmes.
Entretien réalisé par Ixchel Delaporte
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