Le 11 de la lune de Rebiab
Uzbek à Rhedi,
Que dit l'Ecole ? Que si, dans la foulée de la promulgation de la loi révolutionnaire de 1905, les philosophes de la République avaient su donner à la pensée française l'élan mondial du nouveau "Connais-toi" que le principe de séparer l'Eglise de l'Etat laissait espérer - depuis l'origine du monde, jamais aucun peuple n'avait seulement imaginé un sacrilège de cette taille - Sophia aurait commencé de réfléchir sérieusement au statut politique et historique des personnages cérébraux auxquels le simianthrope donne de l'épaisseur et de la consistance; et elle aurait remarqué que l'appareil institutionnel et législatif réputé les faire exister objectivement les renvoie, en réalité, à des acteurs exclusivement intérieurs, tellement les signes et les symboles visibles de ces Titans imaginaires échouent à les incarner.
Quelle est donc l'identité mentale qui permet aux dieux et aux Etats de déambuler dans les têtes ? Sur quel trône y sont-ils assis ? A partir de la découverte rudimentaire, mais indispensable, qu'il existe des héros purement cérébraux et qu'ils survivent à la perte de leur ossature et de leur musculature originelle - Zeus n'a pas péri d'avoir perdu sa silhouette au profit de Jahvé et d'Allah - la laïcité aurait assisté à la première entrevue entre Dieu et la France ; et elle aurait aidé la République à comprendre que cet entretien exploratoire serait suivi de conciliabules de plus en plus approfondis, tellement les rencontres entre les personnages oniriques par nature et des Etats censés leur donner corps écrivent l'histoire de l'éthique des peuples et des nations depuis qu'il existe des identités collectives relativement conscientes d'elles-mêmes. Quelles relations le simianthrope entretient-il avec les locataires de son crâne?
Du coup, la République des interprètes et des fécondateurs du génie de Montesquieu aurait compris que la loi de 1905 posait aux Etats modernes la question de la nature de toute politique des encéphales ; car si Dieu ou Jupiter , ou Osiris, ou la France, n'existent réellement et en tant que tels que dans les cerveaux des croyants ou des citoyens et si tout l'appareil des cultes rendus à des divinités ou à des patries - et tout l'investissement immobilier des Eglises et des peuples - ne servent que de supports pseudo matériels à des personnages territorialisés par malentendu sur les planches du théâtre du monde, alors il serait bien nécessaire qu'une laïcité française devenue consciente de la révolution kantienne qui la fonde réfléchisse à la véritable nature des nations et s'interroge sur les conditions qui assurent l'existence cérébrale du pays de Descartes et de Platon.
On ne saurait retirer des têtes la poutre de soutènement du mythe religieux, c'est-à-dire le Goliath censé non seulement avoir créé l'univers , mais réputé le diriger depuis deux mille ans, on ne saurait, dis-je, avoir compris la complexion commune de Dieu et des Etats sans tenter d'attribuer à la République quelques-unes des prérogatives et des vertus qui rendaient crédibles les idoles de type théologique, ne serait-ce qu'afin d'apprendre, primo, à les distinguer des idoles de type idéaliste, et secundo, de s'exercer à fonder la science politique sur un traitement rationnel des unes et des autres . Mais si la France en tant que telle n'est pas davantage capturable par l'observation de l'uniforme des gendarmes et des robes noires des magistrats que le lien de causalité n'est visible sous la lentille des microscopes, alors la pesée de l'encéphale kantien du simianthrope débarque dans la politique et l'âge de la pesée de la boîte osseuse des nations devient une affaire d'Etat.
On lisait sur les cadrans solaires : Omnia creasti, nec minore regis providentia (Tu as créé toutes choses par ta prévoyance et tu les diriges non moins à travers elle) . Ses idéaux ont-ils créé la République et continuent-ils de la diriger par leur clairvoyance ? Mais si Dieu et la causalité sont des idéalités, comment le simianthrope pense-t-il ? En vérité, la loi de 1905 a enfanté le regard de l'extérieur que la simiantropologie française porte sur le cadran solaire qu'on appelle l'encéphale des Etats ; et elle appelle la laïcité à se bâtir sur ses fondements philosophiques, donc sur la révolution de la connaissance de l'homme qui la soutient . Un Etat sans cerveau est plus vide qu'une Eglise hantée par son idole .
Quelle sera donc la "patrologie" de la France, quels seront les "pères spirituels" de la République ? Les idéalités démocratiques sont-elles habilitées à donner à la France un cerveau digne d'elle ? Comment les simianthropologues jugent-ils la trinité verbale sur laquelle la République a construit son credo ? Les conquêtes du savoir rationnel moderne feront-elles alliance ou bon ménage avec les brebis de 1789 ? Un Etat devenu moins pastoral , mais plus pensant que celui des saint Ambroise et des saint Augustin fera-t-il débarquer les cerveaux de demain dans la civilisation post-copernicienne, post-darwinienne, post-freudienne, post-einsteinienne ?
Décidément, la loi de 1905 avait de quoi donner à réfléchir à la France des philosophes , puis à l'Occident politique et enfin au monde démocratique tout entier. De la fécondation de la postérité de cette législation dépendait une science des relations que les Etats et les peuples entretiennent avec leur identité cérébrale et semi mythologique. Certes, le plus urgent était de priver l'Eglise des chaînes de son capital immobilier - cela était inconsciemment " spirituel ". Mais alors, quel était le capital immobilier de la France ? Dans quelles pierres trouvait-on son esprit ? Seule une simianthropologie en bas âge pouvait nourrir l'espoir que des autels dont les pierres auraient passé aux mains d'autres propriétaires feraient sortir une divinité des têtes où elle avait pris ses aises depuis des siècles. Depuis lors, le souverain onirique du cosmos n'a pas trouvé de pseudo logeur sur la terre. Mais quel est le logeur de la France? Où a-t-elle la tête ? La loi de 1905 a réduit la France des mythologues à vagabonder à son tour. Tant mieux : il faudra bien que l'Etat sans domicile fixe né de Descartes emménage dans son cerveau spirituel ; il faudra bien que ce cerveau soit à l'échelle du monde d'aujourd'hui, tellement les nations privées de pilote et de gouvernail ne tombaient hier que dans l'anarchie, tandis que celles d'aujourd'hui entraînent une civilisation entière dans le naufrage de leur âme.
Mon cher Rhedi, c'est un grand privilège de notre époque de se trouver contrainte à scanner le cerveau de l'humanité ; c'est un grand privilège d'apprendre à distinguer les signes des choses ; c'est un grand privilège que la postérité de Darwin donne rendez-vous à la postérité de Kant, parce que si l'esprit ne se laisse traquer ni dans la matière, ni à l'école d'une idole, il faudra bien que la République laïque donne rendez-vous à la philosophie mondiale de demain et qu'elle lui demande : " Qu'est-ce que penser?"
Le 10juin 2007
perso.orange.fr