Par Yann Fiévet
Proclamons-le sans ambages : les fondamentalistes de tous poils nous incommodent. Voilà que dans leur escalade moralisatrice ils réclament désormais le retour du délit - et pourquoi pas du crime ? - de blasphème dans des sociétés où la sécularisation pour douloureuse qu'elle ait été n'en fut pas moins menée à son comble. Et dire que ces sinistres pourfendeurs de la liberté d'expression trouvent dans de tristes et imprudentes déclarations d'hommes politiques laïcs de quoi conforter leur exorbitante demande. Certes, le blasphème ne redeviendra pas un délit chez nous. Pourtant, la dignité universelle de l'homme ne saurait se contenter de ce maigre avantage territorial : encore faudra-t-il qu'il devienne un Droit partout protégé. Pour cela, il faut que vivent la dérision et l'humour.
On ne peut donc plus s'adonner joyeusement à l'art de la caricature du Prophète ou du Messie sans essuyer les foudres de leurs furieux défenseurs terrestres. Nos glorieux ancêtres en libre pensée, redevenus poussière, sauraient leur répondre par une surenchère pointant de la plus belle efficacité leur ridicule posture. Ils stigmatiseraient leur abyssal manque d'humour. Ils leur apprendraient que d'illustres serviteurs de Dieu n'en étaient pas moins de fieffés farceurs. Le grand Mazarin soi-même, que l'Histoire se plait à nous dépeindre comme un homme austère drapé dans une dignité obligée, n'était pas en reste du côté des entorses au sacro-saint devoir de retenue. S'adressant un jour à une noble dame de la plus haute extraction il lui aurait déclaré sans vergogne : "Madame, si ma toge était en bronze, vous entendriez sonner le tocsin". Et le cardinal de Bernis, en homme autorisé à parler de la vie terrestre pour l'avoir si rondement vécue, continuerait le florilège. On lui demanda un jour où il passerait son au-delà. Il répondit : "au paradis pour la douceur du climat et en enfer pour la saveur des fréquentations". Mais, on n'est pas là dans le blasphème !
Allons-y donc. Pour passer au blasphème il convient que l'humour se change en dérision. Quand l'humour ne fait qu'égratigner la croyance de l'Autre, la dérision la malmène afin de lui conférer une juste proportion. Comment pourrait-on ne pas en appeler aux surréalistes, ces maîtres en dérision. Tous les docteurs de la foi devraient méditer devant l'un des tableaux les plus savoureux de Max Ernst. On y voit, à l'intérieur d'une maison modestement meublée, une maîtresse femme infliger une fessée à un très jeune enfant couché sur ses genoux. Au fond du tableau on aperçoit au travers d'une fenêtres trois curieux contemplant la scène apparemment dérisoire depuis l'extérieur. Tout le blasphème est contenu dans le titre de l'œuvre : "La Sainte Vierge corrigeant le petit Jésus devant trois témoins dont l'auteur". Les deux autres voyeurs ne sont autres que Paul Eluard et André Breton. La signification est forte et d'une certaine manière doit plaire aux adorateurs du martyr christique : le chemin de croix de Jésus commença dès le berceau.
Le blasphème peut devenir hautement scandaleux quand il s'attaque vertement au dogme communément admis. Tournant le dos au martyr du sage de Nazareth, un autre surréaliste sculpta dans la catholique Espagne une Thérèse d'Avila chevauchant Jésus d'une manière que nous pouvons qualifier d'endiablée. Pour le croyant débarrassé des oripeaux de la pudibonderie cette étreinte charnelle n'est qu'amour. Seul le dévot la regarde avec un œil salace. Oui, Jésus, domptant l'anachronisme, aurait pu aimer Sainte-Thérèse. C'était un homme, bon... sang !
Le droit à la caricature blasphématoire doit s'étendre, gagner des contrées où ses salutaires vertus sont ignorées. Ce n'est pas offenser l'homme que de caricaturer son Dieu. C'est au contraire l'aider à se soustraire à une domination écrasante. Qui a dit qu'il faut en toute circonstance aider son prochain ? Alors, Messieurs les censeurs, cessez de nous pomper l'air. Laissez-nous libérer vos ouailles.
Yann Fiévet
(Illustration : La vierge corrigeant l'Enfant Jésus devant trois témoins : André Breton, Paul Eluard et le peintre, Max Ernst - 1926 - Huile sur toile
Le Peuple Breton - mars 2006