Chers amis de Charlie et Libération,
Il ne me reste pour l'instant que trois doigts émergeant des bandelettes, une mâchoire sous pansement et quelques minutes d'énergie au-delà desquelles mon ticket n'est plus valable pour vous dire toute mon affection et vous remercier de votre soutien et de votre amitié. Je voulais vous dire simplement ceci : s'il y a une chose que cet attentat m'a rappelée, sinon apprise, c'est bien pourquoi je pratique ce métier dans ces deux journaux - par esprit de liberté et par goût de la manifester, à travers l'information ou la caricature, en bonne compagnie, de toutes les façons possibles, même ratées, sans qu'il soit nécessaire de les juger.
J'y pensais dans la minute horriblement silencieuse qui a suivi le départ des tueurs aux jambes noires - je n'ai rien vu d'autres d'eux, allongé où je l'étais parmi mes compagnons morts, à moitié sous la table de la conférence de rédaction, tout au fond ; j'y pensais en regardant le corps le plus proche, celui de mon ami et ce jour-là voisin de tablée Bernard Maris, qui n'a jamais laissé ses fonctions limiter l'expression de ses enthousiasmes et de ses curiosités. Il venait de parler du roman de Michel Houellebecq, que nous aimons, et je l'avais engueulé... pour ce qu'il avait écrit du traitement de Libération. Puis nous nous étions aussitôt réconciliés sur les passages de Soumission qui, bien entendu, nous avaient fait rire. Bernard ? Une intelligence ouverte et un merveilleux sourire, assez juvénile. Cabu maugréait : il avait entendu Houellebecq dire que la République était morte et il ne l'avalait pas. Cabu était le grognard juvénile et génial des vieilles valeurs de la gauche. Et nous étions tous là parce que nous étions libres, ou voulions l'être le plus possible, parce qu'on voulait rire et nous affronter sur tout, à propos de tout, une petite équipe homérique et carnassière, et c'est justement cela que les hommes en noir, ces sinistres ninjas, ont voulu tuer. Je pensais à Bernard, à Cabu, aux autres dans mon étroit champ de vision, tous morts, et je me demandais, sans connaître évidemment l'état de mes blessures, à quoi tient la vie, la mort ; ce n'est certes pas à Charlie qu'on parlera de miracle pour les uns, de destin pour les autres. La différence, aurait dit Manchette, un ancien de Charlie, n'a tenu qu'à quelques centimètres dans les trajectoires des balles et à nos places respectives quand les hommes aux jambes noires sont rentrés. Moi, j'ai fait le mort en pensant que peut-être je l'étais ou le serais bientôt.
Je suis journaliste à Libération depuis vingt et un ans, j'en suis fier, j'aime les gens qui y travaillent et y ont travaillé. Je suis devenu chroniqueur à Charlie en 2003 parce que Philippe Val me l'a proposé en disant : «Fais ce que tu veux, essaie tout et n'importe quoi, invente, transgresse !», quel programme (forcément non rempli), et parce que Serge July l'a accepté. Je n'ai jamais eu à m'en plaindre. Ces temps-ci, les deux journaux ont souffert, mais, à Charlie, jamais les conférences du mercredi matin n'avaient été aussi vivantes, joyeuses, agressives, excitées. Il y existe une extraordinaire tradition de l'engueulade qui gonfle, qui gonfle, et que dégonflait soudain une blague, généralement de Charb, de Luz ou de Wolinski. Puis tout le monde continuait en riant. C'était la joie de dire toutes les conneries possibles, sous le contrôle amical des conneries des autres, pour le plaisir de la dispute et la certitude qu'il en sortirait quelque chose, une idée, une phrase ou, naturellement, un dessin. Les souvenirs de ces moments me ramenaient vers la conférence avec la sûreté d'y trouver plus d'esprit, de gauloiserie et d'effronterie que je n'en ai. On ne sait jamais, à Charlie, quel sujet va jaillir sur la table avec la brioche ou les gâteaux.
Il se trouve que pendant cette dernière conférence ce furent justement les jihadistes français dont on parla. Tignous ne les justifiait absolument pas, mais, en vrai gars de la banlieue, en rescapé de la pauvreté, il se demandait ce que la France avait vraiment fait pour éviter de créer ces monstres furieux et il piqua une formidable et sensible gueulante en faveur des nouveaux misérables. Sa voix remontait soudain des temps de la Commune. Bernard Maris lui répondit que la France avait beaucoup fait, déversé des tonnes d'argent. Le ton est monté, c'est à Charlie un sujet d'autant plus sensible que chacun y est horrifié qu'on puisse l'imaginer raciste ou cynique, jusqu'au moment où quelqu'un a dit : «Et si, pour se détendre, on parlait du désastre écologique ?» Wolinski et Cabu dessinaient, comme toujours - Wolinski en inventant sur son carnet de vraies fausses histoires qui donnaient sens comique, absurde, à tout ce qu'il voyait et entendait, pour lui donner la forme d'un fantasme réalisé. Je crois qu'il aimait l'emporte-pièce comme preuve de vie. Il admirait aussi les grands dessinateurs, les grands peintres. J'aimais repartir avec lui vers 11 h 30. Il me parlait de femmes, naturellement. Il les aimait tant !
J'allais partir quand les tueurs sont entrés. Je venais de montrer à Cabu, grand amateur et dessinateur de jazz, le splendide livre de photos de Francis Wolf sur les musiciens enregistrant pour Blue Note, chez Flammarion, sur lequel je pensais écrire dans Libération. Bien sûr, il le connaissait déjà.
Tandis que les pompiers me soulevaient sur un fauteuil à roulettes de la conférence, j'ai survolé les corps de mes compagnons morts, Bernard, Tignous, Cabu, Georges, que mes sauveteurs enjambaient ou longeaient, et soudain, mon Dieu, ils ne riaient plus. Il faut que nous puissions tous rire et informer de nouveau et plus que jamais pour eux, à Libération comme à Charlie, loin des pouvoirs et de leurs excès. Il me faudra un peu de temps et de rééducation pour arriver à rire, la mâchoire est plus fragile que le cœur, mais j'y parviendrai, et ce sera parmi vous, mes collègues, mes compagnons, mes lecteurs et relecteurs, mes amis.