"Je désire une eau d'Europe ..."
Arthur Rimbaud, Le bateau ivre
A la suite du dernier sommet de Bruxelles, qui s'est achevé le 23 juin, l'Europe de demain descendra-t-elle seulement les fleuves impassibles, porteuse de blé flamand et de coton anglais ou connaîtra-t-elle les clapotements furieux des marées ? La tempête bénira-t-elle ses éveils maritimes loin de l'œil niais des falots, ou se baignera-t-elle dans le Poème où fermentent les rougeurs amères de l'amour ? L'Europe de demain connaîtra-t-elle les cieux crevant en éclairs, et les trombes, et les ressacs et les courants, et l'aube exaltée d'un peuples de colombes ? L'Europe de demain verra-t-elle le soleil bas taché d'horreurs mystiques, et la circulation des sèves inouïes, et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs ? L'Europe de demain verra-t-elle les glaciers, les soleils d'argent, les flots nacreux, les cieux de braise ou seulement les échouages hideux au fond des golfes bruns et les noyés dormants à reculons ?
Le sommet de Bruxelles a doté l'Europe aux anciens parapets d'une ombre de capitaine, mais elle n'a osé aborder aucun problème de fond . Certes, la Pologne n'ayant pu opposer son droit de veto à la proposition de ses confrères de le lui retirer … dans dix ans, elle l'a , en réalité, d'ores et déjà perdu ; certes, un Président dont le mandat durera deux ans et demi dont les décisions seront prises à la majorité qualifiée dressera un mât de quatre ou cinq matelots décidés à diriger le navire. Mais de là, à terrasser l'orgueil des drapeaux et des flammes, de là aux archipels sidéraux, de là aux cieux délirants ouverts au vogueur, de là aux millions d'oiseaux d'or, ô future Vigueur, que d'aubes navrantes , de lunes atroces et de soleils amers pour une Europe nageuse sous les yeux horribles des pontons.
Le 29 de la lune de Rebiab
Uzbek à Rhedi,
Les catastrophes politiques tombent dru sur une parcelle autrefois illustre de notre astéroïde. Songe que le Vieux Continent avait piloté l'histoire du monde et guidé notre cervelle tout au long de notre lente et pénible évasion de la zoologie. Le plus extraordinaire de cette pluie de désastres est le spectacle qu'elle nous présente de la tétanisation mystérieuse de l'encéphale des Etats, des nations et des peuples d'une Europe qu'habitait la pensée. Comment se fait-il que la civilisation des Copernic et des Newton soit devenue une actrice du néant ? Comment se fait-il que les descendants de Salamine se voilent la face afin de ne pas assister à la représentation? Seraient-ils atteints d'une paralysie tellement subite et complète de leurs facultés mentales d'autrefois qu'ils ne se croiraient plus présents en chair et en os sur la scène du monde ?
D'un côté, tous les gouvernements de la planète se proclament convertis à la confession et à la foi démocratiques et expriment leurs souhaits diplomatiques et religieux les plus élégamment cadencés et les plus apitoyés afin leur créateur veuille bien faire tomber du ciel un Etat palestinien tout armé, puisque les frontières de cette nation miraculée ramèneraient Israël au territoire qu'il occupait il y a quarante ans. Mais, d'un autre côté, et dans le même temps, les orchestrateurs mondiaux des lamentations et des prières d'une politique de la délivrance n'ignorent pas qu'Israël est un héros planétaire et qu'il a théâtralisé le salut de l'univers à l'école d'un démiurge dont le génie a rythmé l'accouchement d'un cosmos rédempteur. Jamais un dieu de cette taille ne se laissera amputer de sa théologie. Que faire d'un peuple qui se coupera la gorge face à tout l'univers plutôt que d'accepter le sacrilège de réfuter son accoucheur ? Seul un massacre de toute la population et de toute l'armée permettrait aux troupes de Titus de ramasser dans les rues de Jérusalem un monceau de cadavres digne de la tragédie de Massada . Tu me répondras que la classe politique française n'ignore rien de tout cela, puisqu'elle est la plus cultivée du monde. Mais sache qu'elle ne saurait se trouver informée du passé d'Israël, parce que , depuis plus de vingt ans, le récit de ces événements fameux n'est plus connaissable en Gaule : L'histoire des Juifs de Flavius Josèphe s'achève maintenant au Livre V de la célèbre collection Budé en usage dans tous les collèges , les lycées et les universités de ce pays.
Alors que, pour la seconde fois, le peuple invincible des prophètes va croiser le fer avec tout l'univers, comment s'informer du génie qu'il met à se mesurer seul avec le monde entier ? Pour ma modeste part, je n'ai trouvé dans la bibliothèque de mon aïeul, décédé en 1755, ni la traduction d'Arnaud d'Andigny de 1681, ni l'édition grecque de Jean Hudson, parue à Oxford en 1720 assortie de trois traductions latines, dont celle d'Erasme, ni celle de Sigisbert Havercamp, publiée à Amsterdam, Leyde et Utrecht en 1726 . Par bonheur, j'ai découvert chez un antiquaire de la rue des Ecoles les deux éditions susdites réunies en une seule, mais allégées de leur appareil critique par Franciscus Oberthür, jésuite, publiée à Leipzig en 1782 et 1783 en trois volumes de 1400 pages chacun. Je te traduis le début du Livre VI : "
"Cependant les souffrances des habitants de Jérusalem empiraient jour après jour, parce que les malheurs de la sédition et la famine commençaient d' anéantir les combattants tout autant que la population. La masse des cadavres amoncelés dans les rues était effroyable. De plus, leur odeur pestilentielle gênait les assauts des guerriers : car il leur fallait fouler les morts aux pieds comme s'ils se trouvaient en plein carnage sur un champ de bataille . Pourtant, ils n'éprouvaient ni terreur, ni pitié à écraser les cadavres de leurs frères, tellement les outrages aux défunts n'étaient plus une profanation sinistre à leurs yeux ; et c'était les mains souillées du meurtre de leurs concitoyens qu'ils couraient combattre une armée étrangère , et ils accusaient Jahvé, à ce qu'il me semble , de la lenteur de leur propre châtiment ; car ce n'était plus l'espérance de vaincre, mais la perte même de toute espérance qui en faisait des guerriers encore plus sauvages."
Mais le tragique a beaucoup vieilli depuis Vespasien . Tu sais que la Gaule a fini par se changer en une démocratie solide comme un chêne et que le peuple de cette grande nation vient d'élire pour cinq ans le président numéro six de la république de la raison numéro cinq, laquelle s'apprête à proclamer la sixième; tu sais également que cette civilisation, la plus brillante que le monde ait connue depuis la chute de Rome, a mis longtemps à remettre son destin entre les mains de la majorité de ses habitants et qu'en deux siècles, la patrie de Voltaire a libéré les principes de sa révolution de 1789 des chaînes que deux empires et trois monarchies lui avaient forgées. Mais Rome et Athènes nous ont démontré que les démocraties sénatoriales et parlementaires peuvent fort bien armer les peuples du glaive des légions. Aussi l'Europe de l'agora est-elle devenue l'enjeu et, plus souvent encore, le jouet d'une république impériale située au-delà des mers dont les patriciens et leur chef dirigent désormais le globe terrestre en Césars élus tous les huit ans aux côtés d'Israël ressuscité.
Dans ces conditions, le nouvel empire mondial de la sesterce et la France moqueuse devraient se regarder en chiens de faïence, dans ces conditions, le pays de Descartes le logicien devrait se ronger les sangs de se voir réduite à l'impuissance, dans ces conditions, il te paraîtra logique que la démocratie qui a pieusement gravé à son fronton le principe théologique de la sacralité conjointe des droits de l'homme et du citoyen défende de toute sa foi, de tout son cœur et de toute son intelligence un peuple palestinien durement opprimé par le ciel de Jahvé, dont tu sais qu'il perpétue de génération en génération le culte qu'il rend à la sacralité de son propre sang. Mais l'Europe née du sang de la France de 1789 se trouve au plus mal, parce que l'empire des Quirites d'outre-Atlantique est parvenu à la scinder en deux factions rivales et bientôt ennemies - d'un côté, celle qui légitime les suffrages infaillibles des peuples souverains et les gouvernements que le Saint Esprit de la démocratie a élus à la majorité de leurs voix, de l'autre, celle qui jette les verdicts du forum aux orties ou aux dieux morts sitôt qu'ils s'opposent à la loi des empires et aux glaives des légions.
C'est pourquoi j'en reviens au rendez-vous des démocraties messianiques actuelles avec les leçons que le massacre de Massada leur adresse, cette forteresse juive réputée inexpugnable et que les légions romaines, commandées par Flavius Silva, ont assiégée et fait tomber. Tu sais que les soldats de Jahvé avaient massacré leurs propres femmes et leurs propres enfants, "praeter duos mulieres et quinque pueros" - à l'exception de deux femmes et de cinq enfants - avant de se suicider sur leurs cadavres. Garde bien ce spectacle à l'esprit, et aussi celui de cette mère qui protesta contre la politique suicidaire du Likoud de l'époque par l'exécution, la cuisson et la consommation de son enfant (*), ce qui horrifia le parti de la paix , dont tous les dirigeants avaient été assassinés par les partisans de la guerre à mort.
Si tu te souviens bien de cela, tu liras avec des yeux nouveaux qu'un gouvernement " d'union nationale " s'était constitué en Palestine sous la contrainte de quatre illusions d'Allah le miséricordieux : la première se fondait sur la croyance naïve du roi d'Arabie Saoudite selon laquelle une foi commune conduirait le parti du Hamas et celui du Fatah à une symbiose, ou du moins à un compagnonnage pastoral tellement édifiant que le seul spectacle de leur piété coranique affichée à la face du monde suffirait à convaincre Jahvé de diriger les pas d'un second Moïse jusqu'au sommet du Mont Sinaï et d'y graver des tables de la loi tellement nouvelles qu'elles reconduiraient gentiment le peuple élu à ses frontières de 1967. La seconde divagation théologique d'Allah lui a fait croire que le Hamas verrait bien clairement qu'il n'y aura jamais de second Massada, puisque, depuis Flavius Josèphe, les fils d'Abraham ont convaincu tous les peuples et tous les Etats de la terre de défendre, eux aussi, et les armes à la main, les intérêts bien compris de Jahvé et de son peuple. La troisième folie d'Allah le généreux est d'avoir imaginé que le Fatah ferait reculer Israël d'un pouce à présenter force appâts alléchants aux guerriers de l'étoile de David . Le quatrième errement théologique d'Allah le tout-puissant a été de croire que tout l'univers apporterait dévotement son soutien diplomatique au Fatah , alors que l'étau, le garrot ou la poire d'angoisse qui étouffe la démocratie mondiale est justement la peur qu'un Fatah prosterné rapprocherait l'heure fatidique où il ne serait plus possible de cacher l'évidence qu'Israël défendra sa forteresse de Massada jusqu'à la dernière goutte de son sang. Aussi Allah le rêveur se frotte-t-il les yeux au spectacle de sa quadruple cécité : car le Hamas vient de s'emparer de Gaza les armes à la main .
Dans ces conditions, quel est l'hérétique qui aurait mal interprété le Coran, le roi d'Arabie Saoudite, le Hamas, le Fatah ou Israël ? Non seulement le monde entier plonge à nouveau le nez dans l'encrier de mon illustre aïeul, mais la planète a pris rendez-vous avec la postérité de tout le XVIIIe siècle français, tellement l'histoire de la déraison du monde s'est remise à l'école ou à l'épreuve des rêveries des théologiens et tellement la question de l'avenir du grain de raison de notre espèce tient à nouveau la plume de Clio sur toute la terre. Car, face à la résurrection des orthodoxies erratiques, le globe terrestre s'est précipitée dans le vagabondage de la casuistique la plus jésuitique, puisqu'un Mahomet devenu hésitant défend désormais aussi bien le Fatah dans l'épreuve que la volonté inébranlable d'Israël de continuer d'affamer les deux parties afin de les punir d'avoir mis en minorité des guerriers de la trempe et de la taille des défenseurs de Massada.
Tu vois, mon cher Rhedi, comme le naufrage de toute loi et de toute éthique livre les boussoles des trois dieux uniques à un seul et même affolement de leurs aiguilles . Car Israël ne s'est pas contenté de scinder la Palestine entre la théologie du Hamas et celle du Fatah afin de déclencher entre les deux partis une guerre civile qui devrait apitoyer Jahvé, Allah et le dieu mort sous la torture : Israël a fait armer de surcroît le Fatah jusqu'aux dents par les soins inutiles de son puissant allié d'outre-Atlantique . Puis le dieu de Moïse, devenu le souverain du monde, a ordonné au nouvel empire romain de diviser l'Europe entre deux catégories de ses vassaux. Tu sais que la première légion de ces mercenaires était composée du troupeau de ses serviteurs traditionnels, qui se trouvaient placés sous le seul joug de l'OTAN depuis soixante ans. Mais voici qu'il y ajoutait une seconde cohorte, composée à l'origine des seuls jumeaux Kaczynski, dont le patronyme signifie canard en polonais. La ponte en est plus récente, mais d'autant plus ardente à prêter serment au sceptre nouveau . Le Capitole installera dans ces premiers poulaillers des " boucliers " chargés d'intercepter des boulets fantomatiques dont notre chère patrie disposera éventuellement dans une quinzaine d'années et dont elle sera censée, en raison de la folie innée et bien connue d'un milliard et demi de fidèles d'Allah, de menacer tout l'univers et elle-même d'une pulvérisation définitive. Aussi tous les théologiens et tous les hommes de Machiavel s'interrogent-ils de conserve sur ce qu'en pensent les deux autres dieux uniques.
Naturellement, une accélération aussi foudroyante qu'inattendue de la mise sous tutelle militaire de l'Europe de la croix, du croissant et de l'étoile de David a aussitôt éclairé, s'il en était besoin, les quelques têtes encore en état de fonctionnement politique en Europe. Certes, même les esclaves demeurés sains d'esprit voient clairement que l'enjeu réel de cette offensive n'est autre que l'asservissement définitif du Vieux Monde au nouveau; mais comment cette étape terminale de la conquête de notre astéroïde par les légions des Titus et des Vespasien d'outre-Atlantique pourrait-elle se heurter à des résistances moins molles et moins feutrées que celles de la diplomatie des Talleyrand et des Vergennes modernes ? De plus, comment se fait-il que, loin de dénoncer l'ambition planétaire de l'empire, la Russie se soit apeurée au point de sembler se contenter d'y voir une menace guerrière mal préparée, hâtive et à courte vue contre son seul territoire? Pourquoi le Kremlin ne voit-il pas qu'il ne s'agit en rien d'une volonté infantile et irréaliste de rouvrir les hostilité de la " guerre froide ", mais de la ferme détermination de Washington de placer l'OTAN sous le sceptre d'une double vassalité, qui englobera le premier noyau dans un réseau de plus en plus planétaire. Comment un conquérant de cette envergure ne tenterait-il pas de faire l'économie d'irriter inutilement une Russie soupçonneuse et qui jouerait le rôle d'un goulot d'étranglement gênant, parce que local, alors qu'une expansion mondiale, indolore et inodore est bien plus efficace, mais aussi plus habile. Car seul un mythe peut s'offrir le luxe de lutter contre un adversaire imaginaire et fantasmatique, tellement la vassalisation des cerveaux est la clé de toute autorité réelle, et en tout premier lieu de la suprématie des empires. C'est pourquoi l'argumentation de fond de la Rome nouvelle est fondée sur une théologie des démocraties rédemptrices. Leur stratégie est de remplacer le dieu tué par la couardise de ses fidèles par les dieux de Tyr et de Carthage inconsciemment retrouvés .
53 - L'école des anges et des loups , 24 juin 2007
Aussi, chacun s'interroge-t-il à Paris sur la détermination du nouveau président de la République française de relever le défi de Jahvé, d'Allah ou du dieu mort sur une potence. Mais le puissant chef des légions de Moïse dans l'hexagone n'y est pas allé par quatre chemins : si la vieille Europe n'acceptait pas sur le champ la consolidation décisive et urgente du sceptre romain sur ses propres terres par l'annexion définitive de la Pologne et de la République Tchèque au Capitole, les théologiens de la prétendue foudre dont notre patrie pourrait un jour disposer menacerait l'univers et la France d'un Massada universel.
Je te raconterai dès demain l'histoire du duel de Jahvé avec le dieu mort des chrétiens.
(*) " Malheureux, dit-elle, pourquoi te maintenir en vie dans la famine et la sédition ? Nous ne vivrons pas jusqu'à l'heure de l'esclavage qui nous attend chez les Romains, parce que la famine est plus rapide et les factieux plus cruels que ces deux maux réunis. Allons, deviens ma nourriture, deviens l'expression de ma rage, deviens aux yeux de l'humanité tout entière le témoin de la seule tragédie qui manquait encore aux malheurs des Juifs ". A ces mots, elle étrangla son fils, le fit rôtir et en mangea la moitié, puis cacha le reste et le mit en réserve . Bientôt arrivèrent les factieux. A l'odeur de cette chair abominable, ils menacèrent la femme de la tuer aussitôt si elle ne leur montrait ce qu'elle avait apprêté. Elle leur répondit qu'une bonne part leur était réservée et leur montra les restes de son fils. Saisis d'horreur et de stupeur, ils s'arrêtèrent, cloués sur place . " Voilà mon fils, dit-elle, voilà mon crime. Mangez-en, comme j'en ai mangé. Ne vous montrez pas plus faibles qu'une femme et plus compatissants qu'une mère. Mais, dans le cas où vous seriez pieux et où vous vous détourneriez avec horreur de manger ma victime, sachez que j'ai consommé la moitié du sacrifice : laissez le reste ! "
Flavius Josèphe, La guerre des Juifs, Livre VI, chap. III, |4. Trad. du grec: Manuel de Diéguez
Le 29 juin 2007